Désemparés, frustrés et malheureux. Cinq jeunes entrepreneurs ne cachent pas leur souffrance. « Voilà plus de trois semaines que nous n’avons pas Internet. Chacun de nous ici a une start-up et emploie au moins trois personnes. Internet est comme notre sang !, lâche Paul Otto Akama, à la tête de Skademy, une plate-forme d’apprentissage technologique en ligne. Sans lui, on ne peut pas respirer, marcher et vivre. »
Depuis le 17 janvier 2017, le gouvernement camerounais a coupé Internet dans le Sud-Ouest et le Nord-Ouest, les deux régions anglophones, à la suite de la grève des enseignants et des avocats qui dure depuis plus de deux mois. Des leaders et des activistes des deux camps ont été arrêtés. Malgré les multiples appels à la levée du mot d’ordre de grève des enseignants, les élèves continuent de boycotter les cours et les villes mortes se multiplient. Le dialogue est interrompu.
Start-up déprimées
Cette coupure d’Internet paralyse la « Silicon Mountain », comme est appelée, au Cameroun, la ville de Buéa, en référence aux nombreuses start-up qui se créent dans cette cité du sud-ouest du pays, au pied du mont Cameroun, la plus haute montagne du pays. Pas moins de cinq start-up y seraient créées chaque mois. « Comme à la Silicon Valley américaine, les jeunes d’ici savent qu’avec une bonne idée, un ordinateur et une connexion Internet, ils peuvent conquérir le monde, explique Paul Ottou. Malheureusement, sans Internet, nous avons déjà perdu des millions de francs CFA. »
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Lundi 13 février, le jeune entrepreneur et quatre amis fondateurs de start-up dans la conception des logiciels, la recherche d’emplois, la programmation, la création de sites Web ou la vente en ligne se sont réunis, dans le centre-ville de Buéa, à ActivSpaces, centre technologique avec espaces de coworking (« cotravail ») qu’ils appellent l’« église des entrepreneurs ». Mines fatiguées par des nuits sans sommeil et encore sonnés par la coupure d’Internet qu’ils n’imaginaient pas durer plus d’une semaine, ils résument leur « galère » : ils doivent faire le voyage de Douala, la capitale économique et ville la plus proche, pour trouver du réseau, payer des chambres d’hôtel, se nourrir, payer le loyer des bureaux qui ne leur servent plus à rien, leur propre loyer, les taxes et les salaires de leurs employés.
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« Notre productivité a baissé de plus de 60 %. De plus, nous avons perdu des projets, des contrats et nous ne pouvons plus prendre de nouveaux clients, déplore Valery Colong, cofondateur de trois start-up et manageur d’ActivSpaces. J’ai déjà perdu 1,5 million de francs [CFA – 2 287 euros], rien qu’avec un projet. Les deux premières semaines, j’en ai dépensé plus de 150 000 pour le transport et la nourriture. »
Trois semaines à travailler dans les hôtels de Douala ont coûté plus de 600 000 francs CFA à Churchill Mambe Nanje, la « star » de la Silicon Mountain, cofondateur de Njorku, un moteur de recherche pour offres d’emploi présent dans neuf pays d’Afrique avec 200 000 utilisateurs par mois. Le patron de la start-up, classée par Forbes parmi les 20 perles technologiques d’Afrique, estime les pertes de son entreprise, qui emploie sept personnes, à « plusieurs millions ». « Au moment où Internet a été coupé, nous avions signé un contrat avec un gros client camerounais. La coupure a doublé nos coûts, mais nous étions tenus de finir le travail. Au même moment, nous avons perdu un contrat de 3 600 dollars avec un client au Nigeria ainsi qu’un autre en Allemagne, se lamente le jeune homme. Je ne parviens plus à me concentrer. Je ne sais pas ce qu’il va se passer demain. Je pense à la crise, à la grève. Je ne suis pas à l’aise. »
Lauréat de Google Code sans connexion
Au-delà des pertes financières et des soucis logistiques, c’est toute l’idée de l’avenir numérique du Cameroun que les patrons de start-up de Buéa estiment menacée, alors qu’elle commençait à incarner un rêve pour la jeunesse du pays. Tous ont un nom en tête : Collins Nji, lycéen de Bamenda, à 300 km au nord, dans une autre région anglophone frappée par la coupure du réseau. Churchill Mambe Nanje le considère d’ailleurs comme un alter ego malgré son jeune âge. Collins Nji, 17 ans, est devenu le premier Africain lauréat du concours Google Code, qui s’est déroulé de novembre 2016 à la mi-janvier 2017.
« L’année dernière, il était le plus jeune de nos intervenants de notre Silicon Mountain Conference. Il a inspiré de nombreux jeunes », explique Isaac Kamga, manageur du Google Developpers Group de Buéa. Mais le 17 janvier, le lendemain de la fin des épreuves Google Code auxquelles ont participé 1 300 jeunes de 62 pays (seuls 34 sont récompensés), Internet était coupé à Bamenda. L’école de Collins Nji, elle, était déjà fermée en raison des grèves. « Pour travailler avec ses mentors, il a ensuite été obligé d’aller à Yaoundé [370 km de Bamenda] pour se connecter. Malgré tout, il fait la fierté du Cameroun. Le PDG de Google a twitté sur lui ! »
Son résultat au Google Code donne droit à un voyage de quatre jours dans la Sillicon Valley, en juin 2017. Collins Nji pourra y rencontrer certains des meilleurs ingénieurs de Mountain View, le siège de Google, et le lycéen n’a pas caché qu’il rêvait d’y travailler un jour.
Quitter le Cameroun
Pour de nombreux jeunes entrepreneurs de la « Silicon Mountain » l’avenir s’annonce sombre. Pour certains, si le gouvernement a pu couper Internet dans une partie du pays alors qu’il revendique avec force grands discours un Cameroun « uni et indivisible », les grandes villes, telles que Douala et Yaoundé, ne sont pas à l’abri. D’autres pensent tout simplement à quitter le Cameroun pour des pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, où ils pourront naviguer sur Internet sans crainte. « Nous pensons aussi à installer une connexion par satellite, qui coûte très cher. Mais nous ne sommes pas certains que le gouvernement l’accepte, même s’il a longtemps vanté les mérites de l’économie numérique », confie un jeune entrepreneur.
Dans les rues de Buéa, où la majorité des boutiques étaient fermées en ce début de semaine de février, cette coupure n’affecte pas que les entrepreneurs. Les cybercafés sont fermés. Les banques fonctionnent au ralenti. Les jeunes porteurs de projets n’ont plus d’espace où se connecter au réseau et où créer leurs entreprises. Leur seul lieu de revendication reste Twitter. « A chacun de mes voyages à Douala, j’utilise le hashtag #BringBackOurInternet pour interpeller le ministère des postes et communications. Je leur explique comment nous souffrons. Je reste toujours poli, assure Ayuk Etta, entrepreneur de 25 ans. Nous ne demandons pas d’argent au gouvernement, ni de subventions. Nous voulons juste Internet et qu’on résolve aussi la crise. »
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