La chanteuse Rokia Traoré a été arrêtée le 10 mars 2020 à Paris. Cette affaire est devenue un symbole pour beaucoup de femmes noires africaines qui se battent pour la garde de leurs enfants.
L’artiste franco-malienne Rokia Traoré sera fixée sur son sort le 25 mars 2020. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international lancé par la Belgique, elle a été arrêtée lors de son escale parisienne. A l’origine de ses ennuis judiciaires, un conflit autour de la garde de sa fille de 5 ans qui l’oppose au père belge de son enfant. “Elle est incarcérée au quartier des femmes à Fleury (Mérogis). Elle est bien traitée, mais elle très faible puisqu’elle a entamé une grève de la faim depuis le 10 mars”, confie l’universitaire sénégalais Felwine Sarr. L’écrivain, qui “(connaît) Rokia et son ex-compagnon”, a été le premier à estimer que l’affaire Traoré était “un scandale”. Son texte est l’un des exemples de la mobilisation générale en Afrique et en Europe pour demander la libération de la chanteuse.
Sa petite sœur Naba Traoré, le Collectif #FreeRokia au Mali, les autorités et de nombreuses personnalités maliennes, le Collectif des mères veilleuses (soutenu notamment par le chanteur Youssou N’Dour) qui a lancé une pétition de la Belgique, les Femen, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), la tribune signée par de nombreuses personnalités dans le journal Libération et, plus récemment, l’association française Osez, le féminisme ! qui fait campagne avec l’Association des comédiennes africaines de l’image (ACAI), tous pointent l’“injustice” de la situation.
Ce qui est un “peu incongru” dans son arrestation, ajoute Felwine Sarr, “c’est que les juges français doivent décider de son extradition vers la Belgique”, alors qu’elle s’y rendait pour assister à une audience dans cette affaire de garde d’enfant. “L’histoire de Madame Rokia Traoré démontre les dysfonctionnements de notre justice belge à l’égard des mères monoparentales. Ces dysfonctionnements sont d’autant plus discriminants quand la mère est d’origine hors UE, autrement dit ‘racisée'”, souligne la pétition lancée par le Collectif des mères veilleuses.
“Une vieille pratique” héritée de l’esclavage et de la colonisation
Une problématique que soulevait déjà Rokia Traoré dans un communiqué, publié en décembre 2019, sur sa page Facebook où elle faisait le point sur sa situation judiciaire. “Il serait plus simple d’entreprendre une procédure d’exéquatur (appliquer dans un pays une décision de justice rendue dans un autre, NDLR) avec le Mali”, plaidait déjà la chanteuse. Pour quelles raisons est-ce que ce n’est pas le cas dans une affaire en droit de la famille où les identités et résidences de toutes les parties sont connues ? Parce que l’Europe est toute puissante ? Encore de nos jours, si les enfants (métis) ne sont plus retirés de mères esclaves ou sous domination coloniale (…), les droits d’un père blanc belge auraient quand même plus de poids que ceux d’une mère noire et d’une petite fille métisse ?”
La politologue Françoise Vergès, auteure d’Un féminisme décolonial, explique à Franceinfo Afrique à quoi Rokia Traoré fait référence dans les lignes précédentes.
“Pendant l’esclavage, c’est le statut de la mère qui déterminait celui de l’enfant – libre ou esclave – mais le propriétaire pouvait toujours intervenir pour trancher. C’est lui qui avait le dernier mot (…) L’enfant pouvait être ainsi arraché à la mère pour être vendu par le propriétaire comme esclave. En outre, les femmes blanches étaient perçues comme fragiles et les femmes noires comme n’ayant pas de sentiment maternel, du coup on pouvait leur prendre leur enfant. Dans le système colonial, la femme noire a été construite sans droits, y compris maternels. Les Africains n’avaient aucun droit. Aujourd’hui encore, le tribunal au Mali a donné raison à Rokia Traoré, mais le tribunal belge serait plus fort… Pourquoi ? (…) Il y a une profonde asymétrie dans cette situation où une femme qui a tout de même le droit de son côté, mais le droit d’un pays qui est considéré comme rien du tout par les Européens, est face à un homme qui dispose, lui, de son pouvoir patriarcal et qui reçoit l’aide d’institutions importantes (justice et police) (…) C’est la violation des droits de cette femme. Ce n’est que racisme et sexisme.Tout le poids du colonial, passé et présent, s’illustre ici”, résume-t-elle.
Cet état de fait résulte d’une construction séculaire. “Les Européens ont fabriqué leur droit privé international – où chacun tente de privilégier les intérêts de ses nationaux – de telle sorte que, lorsqu’il y a un conflit entre deux pays, l’enfant revienne à l’Europe, renchérit Felwine Sarr. C’est une vieille pratique qui date de la colonisation. Quand les colons avaient des enfants métis à Saint-Louis (au Sénégal) et plus généralement dans les pays africains, l’enfant devait revenir à la culture du père. Depuis, tout est fait pour que le conflit soit tranché en faveur du parent européen et que l’enfant soit ramené dans son giron.“
En avril 2019, la Belgique présentait d’ailleurs officiellement ses excuses à ses citoyens métis, nés d’un père belge qui les avaient reconnus ou non, et d’une mère africaine (rwandaise, burundaise ou congolaise) à laquelle ils avaient été arrachés pour être confiés à des institutions religieuses belges.
“Au nom du gouvernement fédéral belge, je présente nos excuses aux métis issus de la colonisation belge et à leurs familles pour les injustices et les souffrances qu’ils ont subies”, avait alors déclaré le Premier ministre Charles Michel. “Sans prévenir la plupart des mamans, nous (avons été) massivement évacués par avion vers la Belgique”, peut-on lire sur le site de l’association Métis de Belgique qui fait le récit de“l’histoire de Savé”, un processus qui a commencé “à partir de 1959″.
Un tabou autour d’un phénomène “lourd”
La bataille judiciaire menée par l’artiste semble, aujourd’hui encore, faire écho à celle d’autres femmes africaines engagées dans une relation mixte et qui se sont séparées de leur compagnon, notamment en France.“Pour la plupart des couples mixtes, les femmes, quand elles sont africaines, perdent souvent à l’issue de contentieux post-union, leurs droits parentaux”, écrivait l’économiste Felwine Sarr dans sa tribune. Interrogé par Franceinfo Afrique, il précise que “les statistiques ethniques sont interdites (en France), mais les avocats et les juges qui travaillent sur ces questions-là savent que la majorité des décisions de justice sont défavorables à la partie africaine, homme ou femme, dans les couples mixtes. C’est un fait structurel”, indique Felwine Sarr.
Avec le témoignage de la journaliste franco-congolaise Dominique Tchimbakala, qui s’est exprimée sur les réseaux sociaux, les propos de Felwine Sarr prennent corps. “Felwine Sarr, écrit-elle, merci d’ouvrir cet espace de parole. Nous sommes trop nombreuses à vivre les situations dont vous vous faites le porte-voix. Sidérées par le choc, anéanties par la violence des institutions censées nous protéger, nous nous enfermons dans la honte et dans un mutisme traumatique (…) Puisque c’est par les mots que nous avons été enfermées, alors il est temps de reprendre possession de notre récit pour dire qui nous sommes et ce que nous subissons. C’est la raison pour laquelle je décide de m’affranchir de la honte pour témoigner de ce que j’ai vécu”.
Contactée par Franceinfo Afrique, elle prolonge sa démonstration. En France, indique-t-elle, le droit de la famille est généralement très favorable aux mères. “Je l’ai constaté et plusieurs avocats avec lesquels j’ai discuté l’ont aussi constaté : quand ce sont des couples mixtes, on est à l’inverse de cette pratique. C’est extrêmement étonnant. Pour l’instant, l’affaire Rokia Traoré est traitée comme un fait divers. Pourtant, elle est révélatrice d’une tendance lourde dans les sociétés occidentales. Des femmes me contactent du Canada, de la Belgique, d’Angleterre… et me disent observer le même phénomène. Finalement, tous les représentants des institutions sont aussi des êtres humains qui nous jugent aussi selon leurs préjugés, leurs représentations et leurs stéréotypes. Nous n’avons pas besoin d’avoir des statistiques pour savoir ce que nous vivons. Autrefois quand on expliquait – en tant que Noir, Maghrébin ou Asiatique – que nos candidatures étaient refusées dans les agences immobilières ou quand on envoyait notre CV pour un travail, les gens disaient que c’était marginal. Idem, quand on affirmait que nos enfants étaient discriminés à l’entrée des boîtes de nuit. Il a fallu que des tests de grande ampleur soient effectués pour que tout le monde se rende compte que c’était bien un phénomène structurel, statistiquement vérifiable.Tous ceux qui disent que mon témoignage et ce que Felwine Sarr a eu le courage de dire sont faux, alors qu’ils nous prouvent l’inverse !”
Les ennuis judiciaires de Rokia Traoré pourraient provoquer un déclic. Peut-être parce qu’aujourd’hui, remarque Françoise Vergès, “la conscience qu’il y a injustice, racisme et sexisme est beaucoup plus large qu’avant. Il faut par conséquent continuer à peser sur les institutions de la justice et de la police pour que ça change. La célébrité de Rokia Traoré permet de porter cette affaire et d’en faire un terrain de lutte”.
“On espère un dénouement heureux parce que le droit est avec Rokia Traoré. Ses avocats vont le démontrer”, affirme Felwine Sarr. D’autant que, explique le juriste Roland Adjovi, la notion de “l’intérêt supérieur de l’enfant est valable en France, en Belgique, en droit international… Et l’intérêt supérieur de l’enfant mineure aujourd’hui, c’est d’être avec sa maman au regard des éléments disponibles. En outre, son travail lui permet de s’occuper de son enfant. On ne peut pas émettre un mandat d’arrêt qui l’empêche de voyager”. Cette affaire, selon le spécialiste en droit international, soulève une autre problématique: “Les Etats africains ne font pas le nécessaire pour préserver les droits de leurs ressortissants dans ce type de conflit entre parents. L’Allemagne a eu ce type de problème avec la France pendant des années. Ils ont trouvé un accord et ils sont aujourd’hui arrivés à un règlement européen qui permet de régler ce type de situations entre pays européens. Il nous revient de jouer le jeu et de mettre en place un cadre juridique pour régler ces conflits familiaux”.
Rokia Traoré se sait “soutenue”, conclut Felwine Sarr. “Elle sait qu’il y a une mobilisation importante autour d’elle, que les gens sont indignés et estiment que sa place n’est pas en prison”. Cependant, “il faut que les gens prennent conscience qu’il y a une sorte d’injustice quand il y a des différends dans les couples mixtes à propos de la garde des enfants. De manière structurelle, il y a une injustice aux dépens de la femme noire africaine”.