À l’issue de la manifestation parisienne « contre les lois liberticides »,
Un mois après la manifestation « contre les lois liberticides » qui s’est tenue tant bien que mal à Paris, le 12 décembre, l’incompréhension et la colère suscitées par le déroulement des opérations de maintien de l’ordre ne retombent pas. Ce jour-là, 3 000 policiers et gendarmes encadraient 5 000 participants, soumis à des fouilles préalables et confrontés à de nombreuses charges dans le cortège, comme l’a montré Mediapart dans une enquête vidéo. Au total, 123 personnes ont été placées en garde à vue.
Ce mardi, 26 d’entre elles (dont deux mineures) ont déposé plainte auprès du parquet de Paris pour « atteinte arbitraire à la liberté individuelle par personnes dépositaires de l’autorité publique » et « entrave à la liberté de manifester », a appris Mediapart. Les plaignants, âgés de 16 à 54 ans, ont tous été relâchés avec un classement sans suite ou un rappel à la loi, parfois accompagné d’une interdiction de manifester ou de se rendre à Paris pendant plusieurs mois.
Dix-huit avocats réunis en collectif pour la « coordination anti-
La plainte insiste sur « la nature aléatoire des interpellations » au sein d’une manifestation déclarée qui n’avait pas été interdite par les autorités. « Les personnes arrêtées semblent l’être de façon purement arbitraire par des policiers faisant des contrôles dits “préventifs” ou au cours de “bonds offensifs” des forces de l’ordre dans le cortège. » Elle souligne, par ailleurs, « l’usage abusif » du délit de « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations », qui a permis de motiver l’essentiel des gardes à vue.
Les avocats à l’origine de cette initiative groupée espèrent que leur plainte « fasse l’objet d’une enquête sérieuse » et permette de tirer au clair les décisions prises à la préfecture de police de Paris pour organiser le maintien de l’ordre ce jour-là. Ils évoquent un dispositif policier « particulièrement hostile », signe d’une « politique concertée, attentatoire aux libertés fondamentales », qui visait moins à interpeller des auteurs d’infractions qu’à « intimider et dissuader les manifestants », en créant « la stupeur et l’effroi ».
Huit autres manifestants, défendus par l’avocat Arié Alimi, ont déjà déposé plainte la semaine dernière, en visant explicitement la responsabilité de Didier Lallement, préfet de police de Paris.
Outre « l’entrave à la liberté de manifestation », ces plaignants dénonçaient des faits de « violences volontaires en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique » et complicité, de « faux en écriture publique », de « dénonciation calomnieuse », de « mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi » et de fichage illégal, via l’utilisation des drones, malgré une décision du Conseil d’État. À la différence de la plainte déposée mardi, celle-ci concerne aussi des personnes ayant été poursuivies, mais qui contestent les faits reprochés.
Chacune à sa manière, ces deux plaintes déposées à quelques jours d’intervalle entendent répondre au désarroi de nombreux manifestants interpellés le 12 décembre, se demandant pourquoi ils ont été pointés du doigt dans la foule, arrêtés manu militari et enfermés pendant un, voire plusieurs jours.
Si la loi française est très claire en ce qui concerne la détention provisoire, prévoyant l’indemnisation d’une personne relaxée ou acquittée par la suite, aucune procédure de réparation n’est prévue pour une simple garde à vue. Il appartient aux juristes de faire valoir leurs arguments au cas par cas.
Coline Bouillon, l’une des avocates ayant contribué à la plainte déposée mardi, a personnellement défendu 14 personnes gardées à vue ce week-end-là (une seule ayant fait l’objet de poursuites). « Certaines se trouvaient dans des états psychiques catastrophiques et avaient reçu de nombreux coups de matraque » lors de leur interpellation, affirme l’avocate.
Elle évoque le cas particulier de deux amis, dont « l’un ne pouvait plus bouger le bras, l’autre avait une énorme bosse sur la tête » après leur interpellation. Ou encore l’exemple d’« une jeune femme sortie le lundi matin avec un classement sans suite, parce que le commissariat n’a pas eu les moyens de l’entendre avant le dimanche soir à 22 heures ».
Mediapart a pu s’entretenir avec neuf plaignants s’étant joints à cette démarche collective. Johanna, 25 ans, estime qu’elle a été arrêtée par des policiers de la brigade de répression de l’action violente motorisée (BRAV), vers 16 h 30, « juste pour faire du chiffre ».
« Ils prenaient les gens au hasard, surtout ceux qui étaient habillés en noir. Ils m’ont tirée, écrasée à trois ou quatre et frappée au sol. Je ne voyais plus rien, je me suis mise en boule, j’avais le tibia ouvert. Je criais que j’étais une fille, je fais à peine 50 kilos. Puis ils m’ont lancée aux CRS. »
Pendant sa garde à vue, Johanna souffre de migraines et de nausées. Elle est transportée à l’hôpital, où on lui diagnostique un traumatisme crânien et thoracique, puis ramenée au commissariat. Les charges de « participation à un groupement » sont finalement abandonnées dès le dimanche. En parallèle de la procédure pour atteinte arbitraire à la liberté individuelle, Johanna a l’intention de déposer plainte à l’IGPN pour les violences exercées lors de son interpellation.
La mère de Céline*, 16 ans, a appris vers 18 h 30 que sa fille avait été arrêtée à la manifestation et passerait la nuit en garde à vue, sans que la police ne lui dise pour quels faits ou ne l’autorise à lui parler. Comme Johanna, l’adolescente était habillée en noir. Elle avait apporté des lunettes de piscine.
Sa mère ignore alors que Céline est accusée de « participation à un groupement », de « violences sur personne dépositaire de l’autorité publique » et de « rébellion », des infractions graves. Elle n’a plus de nouvelles du commissariat. Au milieu de la nuit, les pompiers l’avertissent que Céline est transférée à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière après des crises d’angoisse et de larmes, ainsi que des vomissements.
Le dimanche après-midi, l’affaire est classée sans suite, mais l’adolescente ressort tout de même du commissariat avec un rappel à la loi pour avoir refusé de donner ses codes de téléphone. Sa mère affirme l’avoir retrouvée « recroquevillée sur elle-même et angoissée ». « Elle pensait que le lycée allait la virer, que sa vie était finie. Elle a hurlé toute la nuit dans sa cellule, seule. Elle a des crises d’angoisse. Ça fait seulement deux jours qu’elle ne dort plus avec moi. »
Vanessa, une « gilet jaune » des environs de Maubeuge âgée de 38 ans, se souvient de « cette gamine qui pleurait et vomissait », dans la cellule voisine de la sienne. Vanessa a été arrêtée, avec son mari, lors de « la première charge », place du Châtelet. Elle se dit « encore choquée » par les événements de ce jour-là, alors qu’elle a participé à « au moins 40 » manifestations de gilets jaunes à Paris.
« Il n’y a eu aucune sommation, aucun débordement avant. D’habitude, on voit les policiers mettre leur casque, on sait qu’ils vont charger et qu’il faut s’éloigner. Là, ils ont chargé d’un coup et frappé au hasard, on était pris en étau. Des personnes âgées tombaient. » Vanessa explique avoir vu six agents « sauter sur [s]on mari, en lui mettant des coups de matraque », et a été arrêtée alors qu’elle tentait de s’interposer. « Le policier m’a traitée de pute », précise-t-elle. Elle est embarquée pour « participation à un groupement » et rébellion.
Les 24 heures de garde à vue de Vanessa se concluent par un classement sans suite. Son mari, retenu 48 heures, reçoit un rappel à la loi qui lui interdit de venir à Paris pendant six mois. « Ça me reste en travers de la gorge, explique Vanessa. On s’est demandé si on n’était pas dans une caméra cachée. »
Vanessa était venue du Nord en covoiturage, « pour rentabiliser » les frais, avec trois Belges. Parmi eux, Michaël, 38 ans, dont l’avocat a raconté sur Twitter le destin étonnant. Lors d’un contrôle préventif place du Châtelet, avant le début de la manifestation, il est arrêté en possession d’un fumigène et d’équipements de protection. Placé en garde à vue, puis au centre de rétention administrative pendant trois semaines (incluant Noël et le premier de l’an), Michaël est expulsé par avion jusqu’à… Bruxelles, début janvier.
Selon Raphaël Kempf, l’avocat de Michaël, toute la procédure visant son client est fondée sur un postulat erroné : le caractère illicite de ce qui a été retrouvé dans son sac. Un arrêté préfectoral a bien interdit le transport d’articles pyrotechniques et d’équipements de protection, ce jour-là, mais seulement pour « prévenir les risques de rassemblements sauvages ». Or, cette manifestation était autorisée
« J’ai été privé de liberté pendant 30 heures. C’est injuste. Depuis, je fais des cauchemars »
Gary, 48 ans, qui « fait des photos de manif depuis trois ans », a également subi les foudres d’un contrôle préventif. Vers 13 heures, rue de Rivoli, il présente le contenu de son sac à un barrage : un appareil photo de qualité professionnelle, un casque de protection avec l’inscription « photo » dessus, un masque à gaz à cartouche. « Je l’utilisais pour la première fois parce que j’en ai marre de me prendre du lacrymo depuis trois ans », explique-t-il.
Après 24 heures de garde à vue pour « participation à un groupement » et six heures au dépôt du tribunal, Gary est déféré devant le délégué du procureur pour un rappel à la loi, avec trois mois d’interdiction de venir à Paris. « Il m’a dit qu’effectivement, je n’avais pas l’air d’un black bloc. Mais que plutôt que de faire “des photos dangereuses”, je ferais mieux de lire de la poésie. »
Gary a décidé de se joindre à la plainte, indigné « qu’on mette les gens au trou avant même qu’ils aient fait quoi que ce soit ». « En ce qui me concerne, d’ailleurs, je ne m’apprêtais pas à faire quoi que ce soit. J’ai été privé de liberté pendant 30 heures. C’est injuste. Depuis, je fais des cauchemars. »
Federica, Elma et Adrien, trois colocataires parisiens de 22 à 25 ans, ont été arrêtés vers 18 heures, au milieu de la place de la République, point d’arrivée du cortège.
« On était tous les trois, plutôt à l’avant, il y avait des charges de tous les côtés, raconte Elma. Un policier est sorti du rang, m’a attrapée par le bras et m’a dit : “Tu viens avec nous.” Adrien et Federica ont essayé de me retenir par le manteau. Ils nous ont mis des coups pour nous séparer les uns des autres. »
Finalement, les trois amis sont arrêtés et conduits au commissariat du XVIIIearrondissement, notamment pour « participation à un groupement ».
Là-bas, Elma comprend qu’elle est également accusée d’outrage. « On m’explique que j’ai dit à un policier qu’il n’avait “pas de couilles”. Je ne me souvenais pas du tout d’avoir dit ça, puis je me suis rappelée que quand on attendait devant les camions, menottés, une policière m’a dit : “Tu vas pas nous casser les couilles.” Je lui ai répondu : “Vous n’avez pas de couilles, vous avez des ovaires.” Mais j’avais déjà été arrêtée. J’ai l’impression qu’ils ont sélectionné des styles vestimentaires, des gens habillés en noir ou en treillis. »
Adrien, de son côté, insiste sur la confusion qui régnait lors des arrestations. « J’ai entendu un policier demander à un autre : “On met quoi comme motif ?” Moi j’aurais été “vu dans un groupe qui faisait des doigts d’honneur”, alors que j’étais avec Federica et Elma, qui ne sont pas accusées d’en avoir fait, et que je n’en ai pas fait moi-même. Je pense qu’on a été assez naïfs. On chantait, on était confiants : comme on savait qu’on n’avait rien fait, on pensait qu’on ne risquait rien juridiquement. »
Adrien a reçu un rappel à la loi au tribunal, pour « participation à un groupement », outrage et rébellion. Il lui est interdit de manifester à Paris pendant six mois. Elma, privée de liberté jusqu’au mardi, a également écopé d’un rappel à la loi. Federica a bénéficié d’un classement sans suite.
Au-delà de la sanction, les colocataires ont le sentiment d’avoir découvert « les coulisses » de la chaîne pénale. « Les policiers étaient énervés qu’on soit au courant de nos droits, qu’on ait des avocats », raconte Elma, qui n’a toujours pas pu récupérer son téléphone. « Ils semblaient fâchés contre nous, persuadés qu’on détruit le pays. Un policier m’a traitée de “grosse conne”. Mais on se sentait privilégiés de sentir le soutien de nos camarades, alors que pour d’autres, la garde à vue est hyper banalisée. »
William, 54 ans, fait partie des gilets jaunes d’Étampes, dans l’Essonne. Avec plusieurs de ses camarades de rond-point, il portait une banderole « Liberté » quand une charge de police est arrivée jusqu’à eux, vers 15 h 20, boulevard de Sébastopol. Les coups de matraque lui ont ouvert le crâne, et celui d’un retraité qui se trouvait à proximité.
Conduit au commissariat du XIVe arrondissement, William est placé en garde à vue pour « participation à un groupement ». « Quand ils m’ont mis dans le bus, les flics m’ont dit de ne pas m’inquiéter, que je verrais un médecin. Il est venu à minuit et demi, m’a enlevé le pansement fait par les street medics et mis une compresse neuve. J’ai fait un AVC il y a trois ans, mais les policiers n’ont pas voulu me laisser mes médicaments. »
Le gilet jaune tente de leur faire comprendre qu’il n’est « pas un black bloc » (il était habillé en rouge) et qu’il a des impératifs : « Je suis veuf, ma mère était sortie de l’hôpital quelques jours avant, ma gamine était chez sa grand-mère et il fallait que je la récupère. Mais l’OPJ [officier de police judiciaire – ndlr] ne voulait rien savoir. » Il passe 23 heures en garde à vue avant d’être libéré : l’affaire est classée sans suite.
« Ce que je retiens, c’est l’arbitraire d’un pouvoir », commente Étienne, 30 ans, un autre plaignant. « Pour la première fois, j’ai été confronté au fait d’être enfermé pour rien. J’ai peur d’où on va, mais aussi d’où on est déjà. Mettre en prison sans raison, c’est de l’autoritarisme. » Étienne est arrêté vers 15 h 40, boulevard de Sébastopol. Il vient de rejoindre son amie Jeanne, qui porte une pancarte « ACAB » (« All cops are bastards », soit « Tous les flics sont des salauds »).
« On discutait tranquillement. D’un coup, la BRAV arrive vers nous. On a eu le réflexe de s’écarter : on ne considérait pas qu’on pouvait se faire interpeller, puisqu’on ne faisait rien. Mais ils ont attrapé Jeanne, moi je l’ai attrapée, ils ont commencé à me taper pour que je la lâche. Je suis quasiment sûr qu’ils n’avaient pas prévu de m’arrêter moi, puisqu’un des policiers a dit : “C’est pas grave, on le prend aussi.” »
Après 24 heures de garde à vue pour « participation à un groupement » et « entrave à une interpellation », Étienne bénéficie d’un classement sans suite. Jeanne, elle, écope d’un rappel à la loi. Son ami s’interroge encore : « Est-ce que ça veut dire qu’on ne peut pas mettre “ACAB” sur un panneau, alors que Zemmour peut passer à une heure de grande écoute ? »
Ce genre de questions, Quentin, 28 ans, se les pose aussi. Il pense avoir été arrêté place du Châtelet, vers 15 h 30, parce qu’il portait une veste noire et des lunettes de piscine. 24 heures plus tard, il est ressorti du commissariat du XVIIIe arrondissement avec un rappel à la loi pour « participation à un groupement » et « attroupement ».
« Le cortège était calme, d’où la grosse incompréhension. J’étais en train de regarder un peloton de gendarmerie, je n’ai pas vu que de l’autre côté la BRAV nous chargeait. J’ai l’impression qu’ils visaient les personnes habillées en noir ou qui portaient des gilets jaunes, des équipements de protection, des pancartes. D’autres ont peut-être été ramassés parce qu’ils étaient isolés, ou parce qu’ils s’opposaient à l’interpellation de leurs amis. Le dispositif policier était démesuré par rapport au nombre de manifestants. »
Estimant que ces interpellations préventives « posent un très gros problème », Quentin a décidé de se joindre à la plainte collective pour des raisons « symboliques ». «
Médiapart 12 JANVIER 2021 PAR CAMILLE POLLONI