Cameroun : le péril jeune
La plupart des jeunes camerounais n’ont jamais connu d’autre président que Paul Biya. Hommes ou femmes, ils ont moins de vingt ans, mais sont gouvernés par des vieux. Un cocktail explosif, sur fond de chômage galopant.
La tapisserie, en arrière-plan, trahit l’époque. Ce portrait officiel de Paul Biya doit bien remonter au milieu des années 1980. Denis, le jeune homme qui le vend sur le trottoir de l’une des artères les plus fréquentées de Yaoundé, ne sait pas de quand il date exactement, et à vrai dire la question l’étonne. Dans les bureaux administratifs ou dans les halls d’hôtel, voilà bien longtemps que l’on ne prend plus la peine de remplacer l’ancien portrait par le nouveau après chaque élection.
Denis ne sait pas plus s’il était né quand cette photo a été prise. “Probablement que non”, dit-il en riant. Il a 26 ans et, comme l’immense majorité de ses concitoyens, il n’a connu qu’un seul homme au palais d’Etoudi. L’âge moyen des Camerounais est de 19 ans, plus de 60 % d’entre eux ont moins de 25 ans, mais leur président, lui, en compte 81, dont trente-deux passés à la tête du pays.
C’est, après le Zimbabwéen Robert Mugabe, le doyen des chefs d’État du continent. Ses adversaires s’amusent à compter le nombre de présidents chinois que Biya a vu passer depuis son palais (cinq), ou rappellent qu’il a étudié à Paris quand le Cameroun était encore un territoire sous mandat des Nations unies. Mais, depuis sa boutique à ciel ouvert, Denis n’est pas dupe : “Si ce n’était que Biya… Le problème, c’est que tous nos dirigeants sont d’un autre temps. Nous les jeunes, nous n’avons pas notre place dans cette société.”
“C’est paradoxal : nous sommes un peuple extrêmement jeune dirigé par des hommes extrêmement vieux”, constate un député du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir), qui se désole d’être encore considéré comme un cadet à 50 ans passés. Le vieillissement du pouvoir est général. Les ministres sont vieux : dans un rapport publié en septembre, International Crisis Group (ICG) évalue à 65 ans la moyenne d’âge du gouvernement. Les chefs d’institution sont vieux. Les dirigeants des sociétés d’État sont vieux. Les généraux sont vieux. Même les dirigeants des partis sont vieux.
Un jeune premier de 60 ans
Le patron du Social Democratic Front (SDF), John Fru Ndi, a 73 ans ; celui de l’Union démocratique du Cameroun (UDC), Amadou Ndam Njoya, 72 ans ; celui de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), Bello Bouba Maïgari, 67 ans… “Il y a des jeunes dans ces partis, mais ils n’occupent aucun poste exécutif. Et quand ils arrivent enfin au sommet, ils sautent”, note le politologue Mathias Owona Nguini.
ICG appelle cela “l’homologie” entre le régime et l’opposition traditionnelle. “Les dirigeants de l’opposition reproduisent le fonctionnement sclérosé du régime dans leurs propres partis”, indique le think tank, qui précise que la plupart des chefs “sont en fonction depuis la création” de leur mouvement. Le président du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), Maurice Kamto, un ancien ministre passé à l’opposition en 2012, ferait presque figure de jeune premier avec ses 60 ans. “C’est extraordinaire. Aujourd’hui, on dit que je suis jeune !”
La désillusion, chez cet homme qui a notamment œuvré à la résolution du conflit de Bakassi entre son pays et le Nigeria, est perceptible. “Biya avait 49 ans quand il est arrivé au pouvoir, mais il était déjà aux affaires depuis 1969 ! Malgré tout, il avait suscité l’espoir chez nous tous. Et puis, il y a eu la tentative de coup d’État de 1984. Tout s’est arrêté. Le président a cadenassé les libertés collectives. La belle fleur s’est refermée.”
Ce sentiment est partagé par de nombreux acteurs politiques, figures de l’opposition la plus radicale ou membres influents du parti au pouvoir. On peut le percevoir dans la cour du siège délabré du MDR, un bâtiment triste et gris perdu à la périphérie de Yaoundé, comme au troisième étage d’un immeuble au luxe raffiné situé au cœur de la capitale et qui sert de bureau à un député du RDPC. “J’étais étudiant quand Biya a pris le pouvoir, indique ce dernier après avoir précisé qu’il souhaitait rester anonyme. Il nous a tous fait rêver. Il jouait au tennis, il faisait du vélo, il allait à l’église. Il était dynamique.”
Aujourd’hui, même les membres du gouvernement, qui comptent sur les doigts d’une main les conseils des ministres auxquels ils ont été invités à participer ces dernières années, ne le voient plus guère. “Biya a vieilli, note le député. Et quand on vieillit, on s’organise pour vivre plus longtemps. On travaille moins. On ne tente plus l’aventure. C’est ainsi qu’on aboutit à l’inertie actuelle.”
Un exemple frappe les esprits. Quand il a pris la succession d’Ahmadou Ahidjo en novembre 1982, Biya a nommé à la primature Bello Bouba Maïgari, un jeune homme de 35 ans. Trente-deux ans plus tard, Maïgari a changé de paire de lunettes, il a pris des rides, mais il est toujours au cœur du système (il occupe le troisième rang du gouvernement).
Le système est figé
L’inertie, cette impression tenace que tout le système est figé, on la voit partout à Yaoundé, comme sur la façade du ministère des Relations extérieures, où une pancarte délavée rappelle – certainement depuis des années – que le Cameroun s’est engagé “sur l’autoroute de la modernité”. Le contraste avec le fourmillement quotidien des rues adjacentes est saisissant. Ici, chaque jour, des hordes de jeunes viennent commercer dans les boutiques ou sur les trottoirs. Certains ont le bac et même, souvent, un diplôme universitaire.
C’est le cas de Denis, le vendeur de portraits officiels. Il affirme avoir fait des études de marketing, mais n’avoir rien trouvé ensuite. Un voisin de trottoir de Denis présente un CV similaire. “Il n’y a aucune perspective pour nous ici, déplore-t-il. Les bac + 6 qui gagnent 50 000 F CFA, ça court les rues. Les vieux mangent et ils le feront jusqu’à leur mort. Et après ?”
Des chiffres circulent, peut-être peu fiables, mais personne (pas mêmes les autorités) ne songerait à les remettre en question. À Douala, 80 % des dizaines de milliers de conducteurs de moto-taxi auraient au moins le bac. Le niveau de sous-emploi des diplômés y atteindrait 75 %. Un des ministres qui a réclamé, comme beaucoup, l’anonymat, admet que le chômage “concerne 60 à 70 % de la population” et reconnaît qu’il touche principalement les jeunes diplômés, “qui ont fait des études mais ne trouvent pas de travail”.
Tout cela fait dire à nombre d’observateurs que le Cameroun est une bombe à retardement. Pourrait-il être, après le Burkina, le théâtre d’une insurrection ? “Ni l’opposition ni la société civile ne sont en mesure de canaliser un mécontentement social qui s’approfondit sur fond de fracture générationnelle et laisse augurer des luttes sociales violentes, marquées par l’irruption des cadets sociaux”, prédit ICG.
Il y aurait pourtant des freins à cette révolte, à commencer par la (relative) prospérité économique et la répression dénoncée par l’opposition et les ONG. Régulièrement, des journalistes sont jetés en prison et des meetings sont interdits. Début décembre, quelques semaines après la chute de Blaise Compaoré, le Parlement a adopté une loi “portant répression des actes de terrorisme au Cameroun” qui inquiète l’opposition. Le texte menace de peine de mort ceux que l’envie prendrait de “perturber le fonctionnement normal des services publics” ou de “créer une insurrection générale dans le pays”.
La “république des presbytes”
La parole, ici, est étroitement contrôlée. La Grande Palabre, un collectif d’intellectuels qui tente, depuis trois ans, de la libérer, en sait quelque chose : ses conférences, même les plus anodines, font régulièrement l’objet d’une interdiction. L’un de ses animateurs, Jean-Bosco Talla, évoque “une colère sourde”, “une poudrière”, “une jeunesse muselée” et rappelle que les ingrédients de 2008, quand les Camerounais avaient défié le pouvoir dans la rue, sont toujours là.
Dépolitisée et désabusée, selon les termes de Mathias Owona Nguini, la jeunesse a pour l’heure trouvé d’autres échappatoires : la débrouillardise, l’alcoolisme, l’émigration vers l’Europe ou chez les voisins gabonais et équato-guinéens, là où un instituteur gagne trois fois plus, ou encore l’opium du peuple que constituent les Églises évangéliques. De plus en plus nombreuses, de plus en plus présentes (les affiches annonçant une messe ou vantant les mérites d’un révérend pullulent dans la capitale), celles-ci surfent sur la désespérance des jeunes, leur principale “clientèle”.
Mais combien de temps cette “république des presbytes” tiendra-t-elle ? Selon ses proches, le président, qui tient le pays d’une main de fer, n’a pas l’intention d’y mettre un terme. “Il est en pleine santé. Pourquoi ne se représenterait-il pas en 2018 ?” demande un ministre. En 2004, Biya avait annoncé la couleur : “Des gens s’intéressent à mes funérailles. Je leur donne rendez-vous dans une vingtaine d’années.”
Par Rémi Carayol, Jeune Afrique