“Si on avait la carte, on irait voter, mais là, c’est compliqué.” Yagana Adi, 55 ans, voudrait volontiers voter dimanche pour la présidentielle camerounaise, mais ayant fui son village après une attaque de Boko Haram en 2014, elle n’a plus de papiers d’identité.
C’était un jeudi à Djakana, dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, à la frontière nigériane. Avec ses treize enfants, elle est partie précipitamment de chez elle, fuyant un raid des jihadistes de Boko Haram dans son village.
“J’ai dit aux enfants qu’on partait, on a marché des heures, des jours, et on est arrivés à Maroua”, la capitale de la région de l’Extrême-Nord, explique-t-elle.
Deux de ses filles n’ont pu s’enfuir à temps. Elles ont été emmenées par les jihadistes.
Comme Yagana, 10% de la population de l’Extrême-Nord a fui les incursions jihadistes répétées et lancées depuis le Nigeria voisin.
Parmi eux, 80.000 sont aujourd’hui retournés chez eux, mais 238.000 sont encore considérés comme déplacés par le conflit, selon l’Organisation internationale pour les migrations (IOM).
Alors, nombreux sont ceux qui errent désormais chez des proches ou des amis, dans les zones urbaines de la zone. “Il suffit d’entrer dans un quartier de Maroua, il y en a partout”, selon un acteur humanitaire sur place.
– “Plus de papiers” –
“Le problème, c’est qu’ils n’ont plus de papiers et n’ont pas pu s’inscrire sur les listes électorales”, raconte-il.
A Elecam, l’organe chargé d’organiser les élections, on assure que “tous les déplacés voteront”, selon Amadou Ali, délégué régional.
“Il n’y a pas de déplacés, il n’y a que des votants. Le fait qu’il y ait eu des déplacés n’aura pas d’impact sur l’élection”, affirme-t-il, confiant, en indiquant que ceux qui n’ont plus de papiers ont pu en refaire dans leur ville d’accueil et s’inscrire sur les listes électorales.
“C’est faux, je n’ai pas réussi à avoir la carte”, rétorque Yagana, assise sur une natte, lasse. “Je l’ai bien demandée, mais le chef de quartier me demande 40.000 francs”, environ 60 euros, soupire-t-elle.
En famille, elle habite désormais sur un terrain vague prêté par un habitant de Maroua, dans lequel la fratrie a bon gré mal gré construit une habitation de fortune faite de tôles et de bâches.
“Je pense que moins d’un tiers des déplacés de l’Extrême-Nord sont inscrits sur une liste électorale”, estime Hans de Marie Heungoup, chercheur camerounais au centre d’analyses International Crisis Group (ICG).
La région est la plus peuplée et la plus pauvre du Cameroun. Par le passé, elle a toujours massivement voté pour Paul Biya.
“Il y aura élection dans l’Extrême-Nord, mais y aura-t-il les gens pour voter? C’est une autre question”, s’inquiète un notable à Maroua, où Paul Biya a effectué samedi une visite officielle, la première depuis 2012 dans une région camerounaise.
– “Bureaux délocalisés” –
Dans les deux zones anglophones en conflit, “le défi (pour faire voter les déplacés) sera encore plus grand”, indique un haut-gradé de l’armée à Yaoundé.
Là-bas, l’armée camerounaise combat des groupes armés séparatistes depuis fin 2017. Selon l’ICG, ces groupes contrôleraient “une partie significative des zones rurales et axes routiers” de la région.
Les combats, quotidiens et violents, ont comme dans l’Extrême-Nord obligé des centaines de milliers de personnes à fuir leur domicile.
Dans la région du Sud-Ouest, ils sont 246.000 déplacés, selon l’ONU. Aucun chiffre n’est disponible pour le Nord-Ouest, en raison d’un verrou sécuritaire imposé par Yaoundé. Les deux régions sont difficiles d’accès pour les humanitaires et les journalistes.
Quelque 25.000 autres personnes se sont réfugiées au Nigeria voisin, selon l’ONU.
“Les gens sont en brousse, ils s’y sont réfugiés et y vivent dans des conditions horribles”, indique une source humanitaire à Buea, capitale du Sud-Ouest où des tirs crépitent tous les jours, selon des témoins.
Aucun centre d’accueil n’a été mis en place dans les zones anglophones où les séparatistes ont menacé de perturber le scrutin, affirmant qu’ils s’en prendraient aux gens qui voteront.
Face à cela, un renforcement militaire a été prévu, selon le haut-gradé à Yaoundé.
De même, Elecam a annoncé que certains bureaux de vote seront “délocalisés” dans la zone anglophone, réservoir historique de voix pour le principal parti d’opposition, le Social democratic Front (SDF) représenté par Joshua Osih.
“Une mesure illégale”, a rétorqué ce dernier dans la presse durant la campagne, réclamant des mesures spéciales pour que les déplacés puissent voter sur leur lieu d’accueil.
A Douala, un étudiant de Buea a fui avec sa famille. Interrogé sur le sujet, il n’en a cure: “l’élection? Ça ne nous concerne pas. Moi, je veux retrouver ma maison et mon père son travail”.
Avec AFP