TOUJOURS AUSSI PERTINENT LE PROFESSEUR Armand LEKA ESSOMBA.
LISONS:
GOUVERNER ET PUNIR.
Justice, corruption et récit de pouvoir au Cameroun
Sous la pression d’une actualité, dominée localement par le chahut cathartique autour de ce qui apparait comme le début d’une déchéance pénitentiaire et judiciaire d’une grande figure du Régime du Renouveau, je relaie ici de larges extraits légèrement remaniés, d’un travail académique publié dans une revue scientifique il ya peu de temps. Le texte se construisait autour de ce que nous nommons le« régime de la punition » qui caractérise depuis près de deux décennies, la gestion institutionnelle de la question des détournements de fonds publics par des hauts fonctionnaires de l’administration et des figures publiques au Cameroun.
Conscient de la faiblesse des forces sociales et politiques classiques, et s’efforçant de contenir les forces montantes, le pouvoir, à travers le « gouvernement de la punition » a sans doute révélé l’existence des formes sinueuses d’inimitié politique internes à son propre camp.
Ces réflexionssont guidées par une hypothèse à la fois prudente, sceptique et ouverte. La forclusion de l’effervescence pluraliste au Cameroun n’est ni complète, ni définitivement donnée. Elle procède toutefois d’une construction contrastée dans une synthèse inédite ( et probablement fragile) entre mécanismes répressifs classiques et surtout une certaine forme de « répression culturelle » se nourrissant de diverses formes d’auto renoncements et d’autolimitations notamment dans l’expression manifeste d’ambitions et de leadership au sein de l’appareil dominant, par peur d’être « puni ».
L’anomalie démocratique que constitue la judiciarisation de l’adversité politique, à travers la mise en détention dans des circonstances particulièrement contestables du leader du MRC,Maurice Kamto et de ses camarades, se greffe aux bagarres de cours intra systémiques.Or cette effervescence participe paradoxalement d’une forme de stabilisation hégémonique du monopole présidentiel sur les mécanismes de contrôle des dynamiques de la vie politique.
Ainsi, la répression des détournements, l’administration de la justice au travers d’une mobilisation parfois très équivoque des administrations policières, judiciaires et pénitentiaires,tend peut-être à révéler un modèle de légitimation, de conservation et de renouvellement des ressources du pouvoir, dans un contexte où la très longue espérance de vie présidentielle du président Biya, fait paradoxalement et sournoisement débat au sein même de l’appareil dominant.
Ainsi, corruption, justice et politique vont s’enchevêtrer pour révéler une technique inédite de renouvellement post autoritaire des ressources de la légitimité : gouverner désormais se réduit ici à punir.
Construire politiquement et socialement l’unanimisme
L’actualité judiciaire, dont le cours s’est considérablement accéléré depuis près de deux décennies au Cameroun, avec diverses auditions à la Police judiciaire, l’interpellation et l’incarcération de figures importantes de la vie publique locale, fait débat. En dépit d’une communication institutionnelle relativement sournoise sur la question, l’opération dite «Épervier», bénéficie d’une large couverture médiatique par la presse dite privée. Ce débat est épisodiquement relancé, enrichi et animé à la faveur d’une certaine exubérance éditoriale et d’une féconde inspiration littéraire de certains « grands prisonniers » (Atangana Mebara, 2012 et 2015; Olanguéna Awono, 2016; Marafa Hamidou Yaya, 2014; Nguini Effa, 2011; Edzoa, Titus, 2012).
Au commencement…pourtant, lorsqu’on fut témoins le 06 novembre 1982 au Cameroun du transfert constitutionnel d’autorité au sommet de l’État, la tâche prioritaire que se donna le nouveau Président de la République était contenue dans le couple nominal : Rigueur et moralisation. De fait, dans son positionnement discursif fondateur, le nouveau chef de l’État, Paul Biya accorda une forme de préséance politique ainsi qu’un accent d’urgence institutionnelle, à la question de la probité, non seulement à l’intérieur du périmètre où se géraient les biens publics, mais aussi au-delà.
La corruption, probablement déjà identifiée comme phénomène public réel à l’époque, (invisible à la multitude, du fait de l’existence d’une classe moyenne relativement importante et des conditions de vie fort acceptables pour la majorité des gens) prit hélas, des proportions d’une épidémie. Elle contamina tous les secteurs de la société, se faufilant partout au point d’investir l’ensemble des manières de penser, de parler, d’agir, de sentir et même… de prier.
Depuis plus d’une décennie, avec l’inauguration du cycle des grandes arrestations de l’opération épervier, l’actualité n’aura donc autant mis au-devant de la scène, les institutions complémentaires de la police judiciaire et de la justice. En dépit de la précaution technique relative au respect de la présomption d’innocence, une simple convocation de la police judiciaire joue dans la perception sociale dominante, les effets d’un indice de culpabilité pour le convoqué.
La police judiciaire et désormais le Tribunal criminel spécial multiple donc les convocations. Les arrestations se succèdent. D’autres sont presque chaque jour suggérées et annoncées par la presse privée et la rumeur. Des avocats sont de plus en plus sollicités. Des figures naguères importantes de la vie publique locale, se plaignent contre le non-respect des procédures, et en appellent contre l’État ou ses représentants au respect du droit. Certaines scènes d’arrestations, de perquisitions ou de prévention de fuite, simulent des opérations antiterroristes. Le Ministre de la Justice, naguère figure quelconque dans le dispositif stratégique du gouvernement (tout au moins dans l’imaginaire commun), inspire désormais la peur à tous.
Un tel spectacle, en lui-même et dans certains de ses prolongements est en effet aussi bien salutaire que politiquement bénéfique. Ilpourrait avoir manifestementespère-t-on chez beaucoup, des conséquences heureuses non seulement sur la « didactique du pouvoir », mais aussi sur la modification éventuelle du visage international du Cameroun.Du point de vue de la didactique du pouvoir notamment, une mentalité diffuse discute au Cameroun de l’idée que l’on apprendra probablement à la suite de cette longue chronique politico-judiciaire, à s’habituer à l’idée que le Décret présidentiel, dont l’omniprésence est quasiment absolue dans la promotion des figures publiques et de la fabrication institutionnelle des carrières politiques au Cameroun, fait d’abord de son bénéficiaire un porteur de croix, dont les compétences attestées, l’intelligence présumée et la sagesse supposée condamnent à servir ceux qui n’ont pas été appelés.
Une telle opinion qui s’accroche à la fonction humiliante et pédagogique de la répression et de sa puissance de contagion lorsqu’elle affecte des élites, considère que jusque-là, le Décret présidentiel n’était perçu que comme béquille de commandement, symbole d’omnipotence, motif social et juridique d’orgueil, support public de vanité et prologue à une vie d’ostentation pour certains de ses bénéficiaires. Cette logique répressive a donc bel et bien eu des effets gratifiants en termes de légitimation du pouvoir du président de la République. Le « spectacle de l’épervier » va donc s’opérer lui-même schématiquement en trois principales phases, qui obéissent à une chronologie politique de priorités notamment dans les procédures de légitimation socio-politique du pouvoir.
2006 : Du marketing économique international
Le premier grand cycle déclenché en février 2006 est à proprement parlé fortement déterminé par une axiologie économique : la pression des bailleurs de fonds internationaux constitue un facteur inévitable de pression. L’atteinte du point d’achèvement de l’initiative PPTE préoccupe le gouvernement. Les conditionnalités indispensables à l’atteinte de cet objectif structurent un contexte où le marketing économique international du Cameroun passe par des gages de moralité économique et de probité dans la gestion des ressources publiques.
Ce n’est peut-être pas un hasard si les trois principales victimes sont des Directeurs généraux de trois grands établissements financiers gestionnaires d’importants fonds publics depuis de longues années : Gérard Ondo Ndong du Fonds d’équipement intercommunal (Feicom); Gilles Roger Belinga de la Société immobilière du Cameroun (SIC); et Joseph Edou du Crédit Foncier du Cameroun (CFC). C’est le Ministre de la justice, Ahmadou Ali qui, lui-même, dans un Communiqué Radio, rendra public la nouvelle.
Alors que certains observateurs tendaient à minimiser la détermination du gouvernement en pointant des coups d’éclat ponctuels visant à aplanir les obstacles sur le chemin de l’admission du Cameroun au Point d’achèvement de l’initiative PPTE, le témoignage enthousiaste de l’ambassadeur américain Niels Marquart à l’époque en poste à Yaoundé est emblématique à cet égard : « je ne partage pas le point de vue cynique de certains observateurs qui ont pensé que ces actions n’étaient que de la poudre aux yeux des bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale et le FMI, et des partenaires bilatéraux.» (Cameroun Tribune, 2006).
Les soutiens du parti au pouvoir ne seront pas les seuls à réagir. Une sorte d’union sacrée autour du Chef de l’Etat va mêler dans un même emballement euphorique partis politiques, société civile, confessions religieuses, ainsi qu’un ensemble de figures publiques reconnues pour leur autorité morale et sociale. Presque tous inondèrent la presse et le palais d’Etoudi de motions.
Un tel concert d’unanimisme reposait avant tout sur ce qui apparaissait à beaucoup comme un salutaire et brusque revirement d’option dans un contexte où l’impunité avait fini par acquérir la dignité d’un dogme politique et managérial. Quelques mois plus tard, c’est-à-dire le 29 avril 2006, le Cameroun était admis au point d’achèvement de l’initiative PPTE.
En fait, ces arrestations spectaculaires, sournoisement mais fortement médiatisées, s’inscrivaient pourtant dans une stratégie politique plus durable de légitimation du pouvoir, d’enrégimentement et d’alignement des forces sociales et politiques sceptiques ou indociles. Il s’agissait surtout dans un contexte économique réputé précaire, de canaliser des contestations sourdes en lâchant à la vindicte médiatique et publique des boucs émissaires censés porter la responsabilité des défaites économiques accumulées.
La fonction cathartique de ces arrestations avait donc fonctionné à fond. Tout ceci s’opérait en définitive sur fond d’un agenda politique et institutionnel caché qui, à long terme, était censé ouvrir la voie sans chahut à une modification constitutionnelle donnant la possibilité au Président de solliciter indéfiniment d’autres mandats présidentiels. Les répressions sanglantes à la suite des émeutes de Février 2008 et le deuxième cycle d’arrestation de l’opération épervier au lendemain de ces évènements, ainsi que la modification constitutionnelle dans la foulée de mars de la même année, viendront aider à révéler la construction lente d’une stratégie politique d’épuisement des forces contestataires et d’endiguement des impatiences successorales au sein du bloc gouvernant.
2008 : Du G11 et des « apprentis sorciers »
Le deuxième grand cycle d’arrestation est déclenché le 31mars 2008. Il est, contrairement au précédent, fortement déterminé par une axiologie politique. Il intervient dans un contexte politique marqué par le débat sur la modification constitutionnelle et la répression sanglante des émeutes de février 2008. Il cible deux personnalités de très grande envergure publique et politique considéré comme de jeunes barons du système. Il s’agit d’ Urbain Olanguéna Awono (ex Ministre de la santé publique et figure politique de premier plan dans la géopolitique locale dans la Région du Centre, notamment dans son Département d’origine : La Lekié.) et de Polycarpe Abah Abah (ex Ministre des Finances, ex Directeur Général des impôts, et sous la conduite duquel le Cameroun avait atteint l’initiative PPTE). Ce cycle se prolongera avec l’arrestation le 01 aout 2008 d’Atangana Mebara Jean-Marie, ex Ministre d’Etat/Secrétaire Général de la Présidence de la République, ex Ministre des Relations extérieures et ex Ministre de l’Enseignement Supérieur, réputé très populaire parmi les milieux estudiantins.
Avec les arrestations de ces trois personnalités, l’opération épervier avait atteint un seuil critique. Ces trois personnalités alimentaient déjà bien avant leur éviction du Gouvernement en décembre 2007, le débat et la polémique médiatico-politicienne locale : elles étaient réputées appartenir à une organisation informelle dénommée G11.
Dans son livre témoignage notamment au chapitre deux intitulé : « l’enjeu et l’interdit de la succession », l’ex Ministre Olanguena Awono donne sa perception de ce phénomène :« Des officines et des réseaux d’intérêt (…) se sont constitués pour identifier et abattre des cibles bien choisies. (…) l’une des grandes inventions de ces petits machiavels des tropiques camerounaises aura été la création à l’orée de 2005 de ce qu’ils ont eux-mêmes baptisés le « G11 ». (…) A cette époque, c’est un certain Alain Mebe Ngo’o qui était le chef du corps de la police, pendant que son grand frère Ze Meka Remy occupait la fonction stratégique de Ministre délégué à la Présidence chargé de la Défense. Les écuries de ces deux hommes, originaires de l’Arrondissement de Zoétéle, Département du Dja et Lobo, Région du Sud et donc très proches des origines du Chef de l’Etat, ont inventé et popularisé l’histoire du G11. »(Olanguena, 2016 :97-98).
Dans son deuxième livre, interrogé sur les raisons qui pourraient expliquer l’acharnement à le maintenir derrière les barreaux après qu’un juge ait prononcé la relaxe en sa faveur, Atangana Mebara émettra entre autres l’hypothèse suivante :« La deuxième hypothèse qui a été aussi largement diffusée veut que j’ai créé ce que l’on a appelé le G11 pour préparer la succession du Président Biya en 2011. A ce jour, personne n’a fourni aux camerounais le moindre début de preuve de l’existence de ce groupuscule.»(Atangana Mebara, 2015 : 221).
Les arrestations spectaculaires de ces personnalités interviennent en effet dans le sillage d’une contestation étouffée de refus de la modification constitutionnelle. La dynamique de modification de la constitution alimentée par les élites du parti au pouvoir à travers une myriade de motions de soutiens recevra l’onction suprême et publique le 31 décembre 2007 du Président Biya dans son allocution traditionnelle de fin d’année. La dynamique d’opposition à cette modification constitutionnelle fera face à une riposte administrative systématique.
Le déclenchement d’une insurrection urbaine marquée d’acéphalie politique et connue sous le nom d’émeutes de la faim en février 2008 sera interprété par les appareils sécuritaires du pouvoir comme une tentative insurrectionnelle de renverser les institutions. Le discours du Président le 27 février 2008, devant l’emballement de la violence des insurgés à proximité du Palais présidentiel, corrobora cette hypothèse insurrectionnelle en évoquant une action des « apprentis sorciers » probablement du G11. Les arrestations spectaculaires des personnalités qui suivirent ainsi que leurs inculpations puis leurs condamnations à de très lourdes peines d’emprisonnement seront largement perçues dans une logique de vindicte politique punitive.
Elles étaient considérées comme ayant été des manipulateurs cachés de ce mouvement d’insurrection qu’elles auraient financé et encouragé pour précipiter leur prise de pouvoir et enrayer par anticipation l’inéluctable modification de la constitution. Elles devaient ainsi être « punies » pour leurs « impatiences et leur trahison ».
2019 : Plaire et distraire
Que dire du troisième principal cycle d’arrestation qui a débuté, il y a quelques jours. Ce cycle est tout autant guidé par une axiologie politique indéniable. Ce qui est en cause, ce n’est en rien le fond. La réflexion sur le temps politique et son statut instrumental dans la dramaturgie relative au spectacle de l’opération de lutte contre la corruption s’avère utile en vue de faire la part entre ce qui, dans le processus même de cette sorte de grimace du temps local, relève de l’accident politique et ce qui relève éventuellement d’une procédure durable d’assainissement des mœurs de gestion de la fortune publique.
Or, il apparait que le temps politique qui se vit en ce moment au Cameroun, est fortement alimenté par une odeur « post renouveau ». La question politique et métaphysique qui structure et participe à la codification sournoise de l’adversité politique en ce moment étant la suivante : « Comment mourir ? », c’est-à-dire comment et à quelles conditions organiser ou non le passage de témoin en s’assurant que la « sépulture » politique ou réelle du « père » ne fera point l’objet d’une quelconque profanation et que ses « funérailles » au lieu d’un procès populaire, soient plutôt le lieu d’une célébration apologétique de sa figure et des bienfaits de son ministère politique ? Dans de telles circonstances, Maurice Kamto et ses amis apparaitront sans doute demain, comme victimes (probablement actives) collatérales de luttes plus subtiles encore.
Au regard de l’emballement cathartique perceptible, La construction politique et médiatique du timing de cette ultime victime d’épervier constitue probablement un aspect à approfondir dans l’analyse des luttes de pouvoir demain. Cet emballement euphorique, traduction d’un imaginaire social de vindicte généralisé, par-delà même la profonde antipathie inspirée par une quelconque figure, constitue sans doute un aspect paradoxal de cet extraordinaire pessimisme politique qui transparait lorsqu’on écoute le discours social commun de nos compatriotes.
Armand LEKA ESSOMBA
Sociologue
Laboratoire Camerounais d’études et de recherches
Sur les Sociétés Contemporaines (CERESC)-UYI