ACHILLE MBEMBE, L’INTELLECTUEL AFRICAIN LE PLUS CITÉ DE CES DERNIÈRES ANNÉES REVIENT SUR L’INTERNATIONALISATION DE LA CRISE ANGLOPHONE ET SON COROLLAIRE D’ACTIONS COERCITIVES QUI DEVRAIENT BALISER LE CHEMIN À LA DESESCALADE. .
LISONS le Professeur Achille Mbembe :
POUR DES SANCTIONS CIBLEES CONTRE LE REGIME DE YAOUNDE
Il y a quelques jours, l’International Crisis Group a rendu un – énième rapport sur le Cameroun.
Ce rapport se situe dans le prolongement de tous les autres qu’aura publie cet organisme depuis le début de la contestation anglophone.
Le dernier rapport en date dresse avec plus ou moins de justesse le tableau actuel.
La situation est, a tous égards, catastrophique.
L’urgence est réelle – près de 1850 morts, sans compter les assassinats; 530 000 déplaces internes, quelques dizaines de milliers de réfugies, près de 170 localités rasées ou incendiées, des enlèvements et de sanglants règlements de compte, des dizaines de milliards de francs de pertes de tous genres etc.).
Il faut y ajouter des milliers de blesses, les victimes d’amputations de toutes sortes, la répression au quotidien, plusieurs centaines de prisonniers politiques, a commencer par le leader de l’opposition, le Professeur Maurice KAMTO en passant par de nombreux professionnels, des femmes, dont l’avocate Michele NDOKI.
L’impasse est donc avérée.
INTERNATIONALISATION
La déprédation systémique et la destruction plus ou moins consciente de la fabrique sociale au Cameroun ne date pas d’aujourd’hui.
Au cours des 37 dernières années, elle s’est poursuivie – a huis-clos, souvent avec la complicité active des puissances étrangères, au premier rang desquels on trouve la France, mais aussi la Suisse, et de plus en plus la Chine.
Récemment, elle a fait l’objet d’une brusque intensification. Cette phase d’intensification de la répression sur fonds d’appauvrissement général de la population est en partie responsable de la révolte ouverte en zone anglophone. Depuis lors, la spirale de la violence n’a fait que croitre.
Un tel niveau de saccage – en une période aussi courte – de vies humaines, de biens matériels, d’infrastructures et de ressources vitales, qu’accompagnent nécessairement maintes atrocités et de très graves violations de droits humains – tout cela ne relevé plus d’une affaire intérieure.
Au contraire, l’ensemble témoigne d’un affaissement caractérisé de la légitimité de l’État en même temps que de la flagrante incapacité dans lequel il se trouve quant a assurer la paix intérieure dans le cadre des conventions internationales librement ratifiées par le Cameroun.
Tout indique en effet que le régime de Yaoundé a perdu le contrôle exclusif (l’un des critères de la souveraineté) dans deux régions importantes du pays ou son autorité est désormais violemment contestée.
Au lieu de protéger ses citoyens en recourant au dialogue intégral, le gouvernement a déclaré la guerre a ceux d’entre eux qui sont porteurs de revendications qu’il n’approuve guère, dont la plupart sont, au demeurant, légitimes.
Dans la mesure ou l’État n’est plus a même de préserver la vie et la sécurité de centaines de milliers de civils contraints a la fuite (voire dans la mesure ou il fomente lui-même cette insécurité), l’on est désormais face a une grave affaire internationale qui menace la paix régionale et dont la solution requiert, par conséquent, le recours aux outils et dispositifs juridiques internationaux.
Le recours aux instances internationales et aux mécanismes juridiques associes se justifie d’autant plus que de nombreux précédents existent, ou la communauté internationale est intervenue énergiquement, et pour des causes relativement bien moins graves que celle-ci.
Il s’agissait alors d’éviter que des situations de violence incontrôlée, voire des atrocités de la part de forces étatiques et non-étatiques n’ensanglantent des régions entières, ne mettent en péril la vie de centaines de milliers de civils et ne conduisent a des catastrophes humanitaires que l’on aurait pourtant pu aisément contourner par le biais d’un dialogue substantiel entre les parties.
C’est exactement la situation qui prévaut aujourd’hui dans les deux régions anglophones.
La gestion de cette tragédie ne peut donc plus être laissée entre les seules mains du gouvernement de Yaoundé.
Ce dernier a suffisamment démontre qu’il ne comptait en sortir (?) que par davantage de violence et d’atrocités, les extrémistes en son sein ne cessant au demeurant d’attiser les haines y compris tribales et d’en appeler ouvertement a des massacres.
Ce choix de la violence indiscriminée soit contre des opposants politiques, soit contre des populations civiles types linguistiquement ou ethniquement, a fini par disqualifier l’État.
Il ne bénéficie plus de la confiance que ceux et celles qui sont porteurs de revendications légitimes, et auxquels il est interdit par la force et la brutalité de les exprimer pacifiquement et en public.
Tous les moyens d’expression d’une protestation civique ayant été interdits, nombreux sont ceux qui ne croient plus qu’en la violence armée.
SANCTIONS CIBLÉES
Afin d’éviter que la situation ne se transforme en catastrophe humanitaire d’envergure régionale, la communauté internationale doit a pressent imposer le dialogue.
Le temps est venu en effet d’imposer des sanctions ciblées contre M. Paul Biya, son régime, ses plus proches collaborateurs, et les figures civiles, politiques, policières et militaires les plus compromises dans les abus et atrocités en cours.
Ces sanctions doivent inclure:
(1) Le gel de la coopération militaire avec l’État du Cameroun. Trois secteurs en particulier doivent etre vises: (a) l’assistance militaire directe et indirecte; (b) les approvisionnements en matériel tel que les blindes, hélicoptères, véhicules de combat, uniformes et tout autre arsenal de nature a être utilise contre des civils, soit dans le cadre des opérations militaire proprement dites ou dans celui de la répression policière (grenades, lanceurs de balle dites de défense, gaz lacrymogènes, bâtons et balles diverses).
(2) L’interdiction de voyage des responsables des atrocités et leurs familles, le gel des avoirs financiers déposes dans les banques européennes, le blocage des comptes bancaires et transactions financières par les principaux responsables des atrocités et leurs prête-noms, ainsi que des hommes d’affaires qui financent directement ou indirectement les violences, et les organes de presse qui font l’apologie des massacres ethniques.
(3) L’interdiction des évacuations sanitaires soins en Occident (en Suisse et en France notamment), lesquels coûtent des sommes exorbitantes au Trésor camerounais où servent de prétexte a l’appropriation indue de millions de dollars, lorsqu’elles ne viennent pas couvrir de simples opérations de blanchiment d’argent sale.
(4) Des mesures individualises doivent également frapper les militants sécessionnistes impliques dans les atrocités et ceux de leurs soutiens qui, sur les réseaux sociaux en particulier, en appellent aux massacres inter-communautaires.
(5) Dans les deux cas (les sicaires du régime et les entrepreneurs sécessionnistes de la violence) ces mesures doivent etre complétées par l’ouverture d’enquêtes préliminaires par la Cour Pénale internationale.
SUR QUOI DEVRAIT PORTER LE DIALOGUE
L’objectif des sanctions est d’imposer un dialogue national inclusif a toutes les parties.
Le dialogue national inclusif doit déboucher sur : (1) l’adoption d’une nouvelle constitution; (2) et des élections libres et indépendantes.
(3) La nouvelle constitution et les reformes fondamentales doivent permettre de doter le Cameroun d’outils modernes de gouvernement adaptes au temps du monde.
(4) Sur le long terme, l’objectif est de faire en sorte que ce pays ne connaisse plus jamais dans son histoire une tyrannie de près de 37 ans.
(5) Davantage encore, il s’agit de barrer définitivement la voix a des successions arbitraires concoctées par une poignée de militaires, d’agents des unités spécialisées de l’armée, d’officiers de la police et du renseignement.
(6) Il s’agit par ailleurs de fermer la voie, une fois pour toutes, a une succession de pere en fils ou d’epoux a epouse et de redonner ainsi la voix au peuple camerounais dans le choix de ceux et celles qui doivent le diriger.
(7) Davantage encore, ces reformes fondamentales doivent rendre possible l’alternance au pouvoir par des moyens pacifiques.
(8) Elles viseront enfin a protéger le pays contre l’émergence, dans le futur, d’un régime tribaliste et kleptocratique.
Ceci passe par: (1) la limitation des mandats présidentiels; (2) une profonde reforme du code électoral; (3) la mise en place de contre-pouvoirs réels; (4) l’autonomisation des instruments de contrôle de l’État; (5) l’indépendance des tribunaux et de la presse; (6) une politique progressiste des régions; (7) la reconnaissance juridique de la spécificité des deux régions anglophones, et la mise en place d’une véritable “démocratie des communautés”.
La crise que traverse le Cameroun est en effet systémique et structurale. Un modèle de pouvoir vieillissant, fonde sur la brutalité, la corruption et l’inertie s’est essoufflée et est devenu une menace réelle non seulement pour le Cameroun, mais pour l’ensemble de la sous-tension.
La question dite anglophone n’est qu’un aspect – sans doute le plus spectaculaire – de cette crise. Elle est loin d’être la seule. L’une des kleptocraties les plus corrosives de l’Afrique postcoloniale, le pays est en passe de se transformer en une poudrière tribale. Et c’est cette impasse qu’il s’agit de débloquer.
Cette impasse a pour nom: (1) la forme de l’État; (2) les modes de représentation et de gouvernance; (3) la culture politique.
Faute de s’attaquer a ces trois goulots simultanément, rien ne sera résolu.
LA DÉMOCRATIE DES COMMUNAUTÉS
(1) La paix au Cameroun passera par un “dialogue intégral et inclusif” portant sur la reforme fondamentale de la forme de l’État.
Ce dialogue ne saurait se limiter aux sicaires du régime d’une part et au sécessionnisme violent de l’autre.
Doivent y être associées toutes les forces représentatives du pays, des partis politiques aux organisations de la société civile.
A cette fin, tous les prisonniers politiques et autres opposants politiques doivent être immédiatement libérés, a commencer par M. Maurice KAMTO et ses compagnons.
(2) Une decentralisation en trompe-l’oeil ne suffira pas. Elle engendrera de nouveaux conflits. Le Cameroun a besoin d’une profonde regionalisation qui permette de vider autant que possible la cruche ethnico-tribale, de redonner pouvoir et autonomie aux communautes, condition sine qua non pour decupler leur creativite.
(3) Les actuelles provinces administratives ne repondant guere aux besoins reels des communautes, la delimitation des nouvelles regions doit etre, elle-meme, l’objet de negociations. Paradoxalement – et pour le Cameroun dit francophone – les grandes regions mises en place au debut du Mandat francais (1922-1930) etaient davantage en adequation avec la complexite socio-culturelle du pays.
(4) L’objectif est de tourner le dos a une structure budgetivore, kleptocratique et hyper-centralisee et de faire du Cameroun une veritable “democratie des communautes”.
(5) Si la question anglophone doit etre en partie reglee dans le cadre d’une “nouvelle politique des regions” (ou ce que j’ai appelle “la democratie des communautes”), encore faudra-t-il aller plus loin et reconnaitre juridiquement la specificite historique de ces deux entites. Maints exemples, de ce point de vue, peuvent servir d’inspiration, a commencer par le cas quebecois au Canada.
(6) Il n’y aura guere de paix durable sans une reforme fondamentale de l’appareil d’Etat. L’un des facteurs de violence dans le pays a trait a l’extraordinaire personalisation/privatisation du pouvoir et a l’enchevetrement des fonctions bureaucratiques, policieres et militaires.
Cet enchevetrement bloque l’emergence d’institutions autonomes ou de controle, et de maniere generale, l’avancee de la democratie et l’epanouissement de la creativite sociale.
Il est, en outre, responsable des niveaux gigantesques de corruption au sein de l’appareil d’Etat et des tres nombreux abus et graves violations, y compris des libertes fondamentales.
Il s’agit de liberer la creativite sociale et de remettre le Cameroun en marche. Près de 37 ans d’atonie, d’immobilisme et d’enkystement ont cause un tort colossal a l’un des pays pourtant les plus dynamiques du continent.
De nombreuses sources d’energie sociale et culturelle ont tari, sapees par la corruption morale, l’indifference et l’abandon, la brutalite et la betise.
D’innombrables talents sont partis.
En consequence, c’est toute l’Afrique qui a recule.
Il est temps de mettre fin a ce sinistre episode de notre histoire recente.