Alors que les Algériens manifestent à nouveau, vendredi 17 mai, pour exiger un changement de régime, ce sont des pans entiers du « système Bouteflika » qui défilent au tribunal. Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, anciens premiers ministres sous Abdelaziz Bouteflika, et près d’une cinquantaine de responsables ont été entendus, jeudi, par le procureur d’Alger. Selon la télévision nationale, ils étaient convoqués dans le cadre des enquêtes visant l’oligarque Ali Haddad, ancien patron des patrons, incarcéré début avril.
La justice algérienne a lancé récemment plusieurs enquêtes pour des faits de corruption contre des personnalités liées à l’ancien président, qui a démissionné le 2 avril. Outre Ali Haddad, plusieurs hommes d’affaires, soupçonnés d’avoir obtenu des marchés publics grâce à leurs liens avec l’entourage de M. Bouteflika, ont été placés en détention provisoire ces dernières semaines.
Détenteur de fait du pouvoir, le chef de l’état-major, Ahmed Gaïd Salah, qui avait juré de rester « au service du moudjahid Bouteflika jusqu’à la mort », dans les mois qui ont précédé sa démission, semble déterminé à abattre l’entourage du vieux président sortant. Après les « oligarques » et premières fortunes du pays et deux anciens chefs des services de renseignement – les généraux Mohamed Médiène et Athmane Tartag –, le frère cadet de l’ex-président, Saïd Bouteflika, a été arrêté et incarcéré le 4 mai.
De nombreux observateurs craignent que cette offensive judiciaire ait pour double objectif d’apaiser la contestation en lui offrant des « têtes » qui symbolisent la corruption, tout en servant de prétexte à une purge au sein du pouvoir dans le cadre des luttes de clans.
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Indifférence et sarcasmes
« C’est d’abord une demande populaire, il ne faut pas l’oublier, rappelle Noureddine Benissad, avocat et président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme. Ce sont des symboles du régime et de l’impunité marqués par leur proximité avec la grande délinquance financière et les oligarques, qui ont prospéré grâce à ces hommes. Il n’y a pas de corruption sans protection politique, et le système politique lui-même est corrompu. [Le pouvoir] essaie donc de répondre à cette demande sociale. »
M. Benissad critique cependant cette célérité de la justice, qui obéit aux injonctions de l’armée : « On ne peut pas imaginer une indépendance de la justice dans le cadre du système actuel. Et les Algériens ont compris que la revendication principale reste le changement de système. Seul un profond changement permettra de créer les conditions d’une justice réellement indépendante. »
Trois mois après le début de la contestation, la situation politique, elle, reste plus que jamais figée. Mais ni le ramadan ni la chaleur des premières journées ensoleillées n’ont pour l’instant entamé la détermination des manifestants. Mardi, des milliers d’étudiants ont de nouveau pris la rue pour dénoncer la tenue de l’élection présidentielle, le 4 juillet, organisée par les résidus d’un système honni, et pour réclamer le départ des « 2B » : Abdelkader Bensalah, le chef de l’Etat par intérim, et Noureddine Bedoui, le premier ministre.
Censé assurer l’intérim pendant quatre-vingt-dix jours après sa nomination, le 9 avril, M. Bensalah n’a pas dérogé, depuis, à sa réputation de terne cacique du régime, lesté aujourd’hui d’une feuille de route impossible : l’organisation de la présidentielle. Le 22 avril, une « conférence nationale » censée préparer le prochain scrutin et boycottée par l’opposition n’a attiré qu’une vingtaine de personnes. Son discours télévisé, le 5 mai, dans lequel il confirmait le maintien du scrutin tout en réitérant son appel au « dialogue », n’a récolté qu’indifférence et sarcasmes.
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« Comploteurs »
Les représentants de l’Etat ne s’aventurent plus hors de leurs administrations, ni les ministres de leurs bureaux. Le 8 mai, les habitants de Kherrata, en Kabylie, ont commémoré eux-mêmes l’anniversaire des massacres de 1945 après avoir fait savoir que la présence de tout officiel était indésirable. Ce climat de défiance augure mal, pour le pouvoir, de la tenue de la présidentielle dans des conditions présentables.
Le général Gaïd Salah s’accrochait toujours à cette échéance improbable lors de sa dernière sortie médiatique, le 30 avril, en plaidant pour la tenue d’un scrutin « le plus tôt possible », arguant que cette volonté était puisée dans « l’attachement profond du commandement de l’armée nationale populaire à la Constitution ».
Ce formalisme traduit la volonté de l’état-major de contrecarrer pour l’heure toute transition politique en imposant un successeur potentiel à Abdelaziz Bouteflika à quelques jours de la date-clé du lundi 20 mai. Ce jour marquera la date limite du dépôt des candidatures pour la présidentielle, et la liste de celles qui auront été validées doit être rendue publique avant le 31 mai. Signe d’un raidissement de l’armée, le dernier éditorial de sa revue mensuelle – El Djeich – a qualifié les partisans d’une transition politique de « comploteurs (…) qui vouent à l’Algérie une haine et une rancœur infinies ».
L’incarcération, le 9 mai, de Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs et figure de la politique algérienne, sur ordre de la justice militaire, a ravivé chez les opposants la crainte d’une contre-révolution. Mme Hanoune est officiellement accusée d’avoir participé au « complot contre l’armée » dont sont accusés les anciens chefs des services secrets et le frère du président. Son parti et d’autres mouvements de l’opposition dénoncent une dérive gravissime et une criminalisation de l’action politique.
« Le pouvoir a tenté mille et une manœuvres pour intimider, affaiblir ou diviser les Algériens, mais cela ne marche pas, observe Noureddine Benissad. Le mouvement populaire a pour l’instant des revendications claires. Et pour peu qu’on lui laisse un peu de temps, ce mouvement fera émerger ses propres leaders. » En attendant, les Algériens devaient de nouveau « vendredire ». Inventé par la contestation, ce verbe désigne le fait de descendre dans la rue chaque vendredi jusqu’à un changement de régime.