Le 23 août, alors qu’il revenait d’une journée de campagne dans le nord-ouest de la Tunisie, à Béja, le candidat à la présidentielle Nabil Karoui a été arrêté sur une aire d’autoroute par une escouade de policiers. L’homme d’affaires est depuis 2016 sous le coup d’une enquête pour blanchiment d’argent, mais l’affaire est encore en cours d’instruction. Aucun jugement n’a été prononcé. Un mandat de dépôt a été signé par le juge d’instruction le 23 août au matin. Depuis, incarcéré à la prison de La Monarguia, dans la banlieue de Tunis, il ne peut faire campagne et n’a pas pu voter au premier tour de la présidentielle, dont il est arrivé en seconde position avec 15,6 % des suffrages exprimés. Il sera opposé au second tour, prévu le 6 ou 13 octobre, au candidat conservateur Kaïs Saïed, en tête avec 18,4 % des voix. Quelque 95 000 voix séparent les deux hommes. Les règles sont très claires : un candidat qui n’a pas été condamné ne peut être invalidé. Nabil Karoui demeure candidat.
Nabil Karoui a répondu au Point depuis sa prison, où son avocat lui a lu nos questions. L’homme d’affaires lui a ensuite dicté ses réponses et l’avocat nous a transmis ses notes.
Le Point : Quelles sont vos conditions de détention ?
Nabil Karoui : Elles sont correctes. Quand je me lève, le matin, je fais du sport, après je rencontre mes avocats. Une fois par semaine, je vois ma famille à travers une vitre. À 16 heures, ils ferment la cellule où j’ai la télé et des conditions d’hygiène correctes. Je la partage avec deux détenus de droit commun. Cela reste une prison. Je ne peux pas savoir si mes conditions sont différentes, car je suis totalement isolé et je ne vois pas les autres détenus.
Quelles sont les raisons de votre arrestation ?
Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, ainsi que ses alliés islamistes m’ont incarcéré illégalement pour que je ne puisse pas faire ma campagne pour les élections présidentielle et législatives. Cependant et malgré tout ce que j’ai subi, je suis au second tour. Cela revient à dire que, aujourd’hui, sans faire campagne et ayant subi tout ce harcèlement ainsi que les pressions dont a souffert mon équipe à l’extérieur, n’ayant pas pu apparaître comme les autres candidats dans les médias pour expliquer mon programme et mes idées aux électeurs, je suis quand même au second tour. Je représente donc un poids électoral et politique, je suis une réalité dans la Tunisie d’aujourd’hui.
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Pensez-vous être libéré afin de pouvoir faire campagne ?
Si je ne suis pas libéré, quels sens auraient ces élections ? Elles deviendraient une vraie mascarade démocratique. Chahed et son parti voulaient me mettre sous les verrous, car ils pensaient que, moi éliminé, ils auraient un boulevard vers le second tour. Vous avez vu le résultat, ces gens sont déconnectés du pays profond, d’où leur échec cuisant. Ses complices islamistes sont plus concernés par les législatives où mon parti, Au cœur de la Tunisie, les devance largement. Les islamistes d’Ennahdha vont tout faire pour me garder derrière les barreaux jusqu’au 6 octobre. Ils pensent gagner en m’écartant. Nous sommes dans une situation surréaliste où les gens actuellement au pouvoir pensent, s’ils me gardent en prison, gagner.
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Depuis votre cellule, pouvez-vous participer à votre campagne ?
Je n’arrive pas à faire campagne depuis ma cellule puisque l’on m’interdit l’accès aux médias, ils ne leur permettent pas de venir me rencontrer, ils ne me permettent pas, non plus, de sortir pour participer aux débats télévisés ou autres. D’après vous, quel danger je représente pour la sécurité publique s’ils me sortent pour deux ou quatre heures ? Actuellement, je ne peux communiquer qu’à travers mes avocats qui me permettent des échanges avec mon équipe et ma famille.
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Quelle est votre analyse politique des résultats du premier tour ?
J’ai vécu une journée surréaliste pendant laquelle j’ai été interdit de voter. J’étais en grève de la faim et coupé du monde, ce fut une journée angoissante et stressante. Quand les estimations sont tombées, mon sentiment était mitigé. J’étais content d’être au second tour et très déçu d’avoir perdu pratiquement dix points par rapport aux sondages 48 heures avant. C’est l’effet de mon incarcération et celui de « machines » électorales sur le terrain, déployées par les islamistes et le gouvernement pour dissuader les gens d’aller voter pour moi en leur faisant croire que j’étais inéligible. En dépit de tout cela, j’étais surtout très fier du peuple tunisien qui a quand même voté en toute liberté et qui a puni les partis au pouvoir.
Comment voyez-vous la bataille du second tour entre vous et votre adversaire Kaïs Saïed ?
Aujourd’hui en Tunisie, à l’instar de 2014, la bataille va être cruciale entre un axe islamo-conservateur représenté par M. Kaïs Saïed et Ennahdha et en face un axe moderniste socio-libéral représenté par moi et Au cœur de la Tunisie. Chacun devra choisir son camp. Notre projet a toujours été un projet global (présidentiel et législatif) pour pouvoir avoir l’amplitude pour réformer et transformer le pays de manière efficace. Si demain M. Saïed gagne sans avoir une majorité au Parlement, quel programme pourra-t-il appliquer ?
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Si vous êtes élu, quel président serez-vous ?
Je serai un président moderne, défenseur des valeurs démocratiques, tolérant, respectueux des droits des minorités. Un président qui va être proche de ses concitoyens, qui va sillonner le pays pour essayer d’améliorer leur quotidien. Un président qui va libéraliser l’économie, soutenir les entreprises, encourager les investisseurs, qui va porter haut le drapeau commercial et diplomatique de la Tunisie, encourager les investisseurs étrangers, encourager les artistes et la culture. Je serais le président des décisions courageuses et non pas celui du consensus mou, je vais combattre le terrorisme, renforcer la sécurité, amener la Tunisie à s’intégrer dans son contexte régional, maghrébin et méditerranéen. Je suis pour une Tunisie fière optimiste, créative, le président qui va encourager les jeunes à développer leurs talents, à développer le digital et à bien les ancrer dans la mondialisation.