Dans un procès expéditif et sans médias, Saïd Bouteflika, frère du président déchu, a été condamné par un tribunal militaire algérien à quinze ans de prison pour « complot contre l’autorité de l’État ».
Le verdict est tombé mardi tard dans la nuit, envoyant les accusés derrière les barreaux de la prison militaire pour une longue période. Saïd Bouteflika, frère du président déchu, Mohamed « Toufik » Mediène, ex-patron des services secrets (DRS), son successeur Athmane « Bachir » Tartag et la secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT) Louisa Hanoune écopent de quinze ans de réclusion criminelle pour « atteinte à l’autorité militaire » et « complot contre l’autorité de l’État ».
Complot
Trois autres accusés, en fuite à l’étranger – Khaled Nezzar, ancien chef d’état-major et ministre de la Défense, son fils Lotfi et leur ami Benhamdine Farid – ont été condamnés pour les mêmes charges à vingt ans de prison. Les avocats ont fait appel et les condamnés ont été raccompagnés vers leurs cellules dans la prison proche du tribunal militaire de Blida, à 50 kilomètres au sud d’Alger. Mais ce qui reste de ce procès de 48 heures, ce sont les quelques révélations distillées par les avocats des accusés concernant ces journées décisives entre le 27 mars et le 2 avril, date de la démission d’Abdelaziz Bouteflika.
Ce 27 mars, presque un mois après le début du mouvement du 22 février, et alors que la pression augmente autour du cercle présidentiel après l’appel, la veille, du patron de l’armée à appliquer l’article 102 pour démettre Bouteflika, une rencontre se tient à la résidence d’État Dar El Afia, à Hydra sur les hauteurs d’Alger.
Le frère et conseiller spécial du président, Saïd Bouteflika, rencontre quelqu’un qu’il apprécie peu, mais qui semble être l’homme de la situation. Mohamed Mediène, alias « Toufik » ou le « Major », patron des services secrets durant un quart de siècle avant sa mise à l’écart en 2015 par Bouteflika, a répondu à l’appel de détresse de Saïd qui lui téléphone la veille, le 26 mars. Pourquoi ces deux hommes se voient-ils ? Pour Mediène, il pouvait « contribuer, avec son expérience et ses connaissances, à la résolution de la crise que traverse le pays », rapportent des sources ayant assisté au procès, citées par El Watan.
Quel scénario pour résorber la crise ? Selon le témoignage de Mediène devant le tribunal ce mardi, Saïd Bouteflika aurait proposé une période de transition, tout en maintenant son frère à son poste, mais en désignant un Premier ministre avec de larges prérogatives pour mener des réformes. Mediène propose à son tour deux candidats pour ce poste, anciens chefs de gouvernement de Bouteflika : Ahmed Benbitour et Ali Benflis.
Saïd refuse : les deux sont connus pour être des opposants à Bouteflika. En fin de journée, les deux hommes sont rejoints par Louisa Hanoune, une opposante qui a maintenu des liens avec Saïd pour rester en contact avec le président Bouteflika en tant que chef de l’État. Elle aurait proposé pour sa part le nom d’Abdelhamid Abderkane, ancien ministre de la Santé, un homme respecté, signataire avec 19 personnalités (dont Hanoune) en 2015 d’une demande d’audience avec Bouteflika pour dénoncer le vide constitutionnel créé par la maladie du chef de l’État.
Là encore, il y a eu refus de Saïd. Mediène avance le nom de Liamine Zéroual, l’ancien président qui a démissionné en septembre 1998 sous la pression de l’État profond dirigé par un certain… général Toufik. Zeroual est un homme respecté par les militaires et par l’homme de la rue : il ne voulait pas du pouvoir à n’importe quel prix et est retourné vivre paisiblement chez lui à Batna à l’est du pays. Quand les manifestants passent devant sa maison depuis le 22 février, ils l’acclament et il sort les saluer.
Mohamed Mediène appelle donc Zéroual : « Il était d’accord pour la proposition et même content de revenir pour le pays », déclare-t-il devant le tribunal, selon El Watan. Zéroual donne rendez-vous à Mediène le 30 mars à 10 heures dans sa résidence secondaire à Moretti, un compound étatique sur la côte ouest d’Alger.
Le procès de l’ère Bouteflika
Louisa Hanoune n’aurait pas assisté à cette dernière phase de la discussion. Son avocat explique qu’au-delà des propositions des uns et des autres, ce qu’elle exigeait devant Mediène et Saïd était d’aller vers une constituante, dissoudre le Parlement, démettre le gouvernement et répondre aux revendications politiques de la population qui manifeste massivement chaque semaine. Une position à l’opposé de l’opinion de Saïd Bouteflika.
Durant cette réunion du 27 mars, selon les avocats, le sort du chef d’état-major n’est pas tranché par Mediène et Saïd. Ce dernier aurait évoqué des « changements à la tête de l’armée », mais l’ex-patron du DRS aurait qualifié ce choix « inopportun au vu de la situation ». Démettre ou non le patron de l’armée Ahmed Gaïd Salah « n’était pas du tout ma préoccupation et pas du tout l’objet de la réunion », s’est défendu Mediène devant le juge, selon son avocat Farouk Ksentini.
Mais, ce mardi, au tribunal militaire, le parquet exhibe la retranscription d’un échange téléphonique (dont on ne connaît pas la date) entre Mediène et Saïd : l’ex-chef des « services » reprochait au frère du président le fait de ne pas l’avoir écouté quand il avait conseillé à Bouteflika de démettre Ahmed Gaïd Salah en 2014 !
En ce même jour du 27 mars, l’opposition dit se méfier de l’appel du patron de l’armée pour appliquer l’article 102 de la Constitution : en somme, différents acteurs politiques estiment que l’armée ne devrait pas se mêler de politique et surtout que le départ de Bouteflika n’est qu’une étape dans le changement radical voulu par les Algériens. Saïd Bouteflika a d’autres préoccupations : il demande au président du Conseil constitutionnel, Tayeb Belaïz, un obligé des Bouteflika nommé à ce poste en février seulement, de préparer un communiqué dénonçant cette armée qui veut chasser le président. Belaïz, ancien conseiller de Bouteflika et ex-garde des Sceaux, lui répond que l’armée est une institution comme les autres et qu’elle a le droit en tant que telle de s’exprimer : c’est ce dont il témoignera devant le juge militaire.
Le lendemain, jeudi 28 avril, les événements s’accélèrent : les slogans anti-Gaïd Salah commencent à apparaître lors de sit-in à Alger. Ali Haddad, le patron des patrons et ami de Saïd Bouteflika, démissionne de son poste de président du Forum des chefs d’entreprise. Ahmed Ouyahia, le Premier ministre, Abdelmajid Sidi Saïd de l’UGTA (ex-syndicat unique) et les médias publics se rangent derrière le chef de l’armée. Ce jour-là, le site d’information TSA titre : « Ils lâchent Bouteflika et soutiennent Gaïd : le système dans toute sa laideur » ! Le lendemain, vendredi 29 mars, comme depuis le 22 février, une nouvelle grande manifestation cible le cinquième mandat et le régime. Pour la première fois, la télévision officielle filme en direct les marches à travers le pays. L’étau se resserre autour des Bouteflika. Mais ils ne sont pas les seuls à être la cible des manifestants : Gaïd Salah aussi est décrié pour s’être « immiscé dans le politique », selon l’opposition.
De son côté, le patron de l’armée croit que ce que les Algériens qualifient d’« État profond », ou « réseaux de l’ex-DRS », ou encore « DRS horizontal » manœuvre pour imposer une transition qui l’exclut en adoptant une voie « extra-constitutionnelle » et manipule même certains slogans ou pancartes lors des manifestations. À ses yeux, Mohamed Mediène, le mythique « général Toufik », son rival de toujours qui a contrôlé tout un pan de l’armée (les services secrets-police politique étant essentiellement militaires) pendant vingt-cinq ans, serait à la tête de cet État profond. Un État profond qui s’allie avec le cercle des Bouteflika pour improviser une transition sans le patron de l’armée.
Un bras de fer qui dure depuis des années
Samedi 30 mars, le chef de l’armée réunit tous les commandants de force au siège du ministère de la Défense à Alger. Il annonce que le jour même, « une réunion a été tenue par des individus connus, dont l’identité sera dévoilée en temps opportun, en vue de mener une campagne médiatique virulente à travers les différents médias et sur les réseaux sociaux contre l’ANP et faire croire à l’opinion publique que le peuple algérien rejette l’application de l’article 102 de la Constitution ».
Dans les faits, il parlait de la rencontre Mediène-Zéroual à Moretti, dans la maison de ce dernier, où les choses ne se seraient pas passées comme prévu, selon les déclarations de Mediène devant le juge. Car Zéroual finira par refuser l’offre de Saïd Bouteflika pour raison de santé mais aussi parce qu’il estime que les tenants du pouvoir devraient plutôt écouter les demandes du mouvement populaire. Le plan Saïd Bouteflika tombe à l’eau et le clan présidentielle est coincé entre le marteau et l’enclume : les centaines de milliers de manifestants et l’ex-fidèle patron de l’armée. Aucune issue. Paniqué, Saïd Bouteflika appelle ce 30 mars l’ex-ministre de la Défense, ancien parrain des généraux Khaled Nezzar.
« Au son de sa voix, j’ai compris qu’il était paniqué », témoigne Nezzar dans une déclaration publique fin avril. Le frère cadet du président s’inquiète de la tenue du haut commandement de l’armée et craint que Gaïd Salah n’agisse contre Zéralda, la résidence médicalisée de Bouteflika à l’ouest d’Alger. N’est-il pas temps de démettre le patron de l’armée ?, demande Saïd à l’ancien général. « Je l’en dissuadai fortement au motif qu’il serait responsable de la dislocation de l’armée en cette période critique », affirme Nezzar dans sa déclaration.
Le lendemain 31 mars, on apprend qu’Ali Haddad, figure des nouveaux oligarques, a été arrêté dans la nuit du 30 mars alors qu’il tentait de fuir le pays par la frontière tunisienne. Tous les vols privés sont cloués au sol sur décision de l’armée et nombre de responsables et d’oligarques sont interdits de quitter le territoire.
Lundi 1er avril, alors que la présidence annonce la veille que Bouteflika quitterait ses fonctions avant la fin de son mandat le 28 avril, des images de la rencontre Zéroual-Mediène « sont divulguées » sur des médias proches qui ont prêté allégeance à l’armée. Mediène est accusé par ces médias de « comploter » avec des « agents français ». « M’accuser d’avoir rencontré des agents étrangers pour évoquer des sujets relevant de la souveraineté nationale est une tentative délibérée de me porter préjudice. Je suis connu à l’intérieur du pays et en dehors pour avoir combattu toutes les ingérences extérieures, qu’elles soient politiques, culturelles ou économiques », répond l’ancien patron du DRS.
Le lendemain 2 avril, Zéroual, acculé par les images, publie une lettre expliquant sa rencontre avec Mediène et les raisons de son refus d’accepter de diriger une période de transition comme proposé par Saïd Bouteflika. « J’ai exprimé à mon interlocuteur (Mohamed Mediène) toute ma confiance en ces millions de manifestants et insisté sur la nécessité de ne pas entraver le mouvement populaire qui ont repris le contrôle de leur destin en main ».
Gaïd Salah, contrarié par l’annonce présidentielle de ne se retirer qu’en avril, exige dans un discours l’application immédiate du 102. Le soir même, les Algériens découvrent sur leurs écrans un Bouteflika en djellaba, très affaibli, remettant sa démission au président du Conseil constitutionnel. Après vingt ans de règne, c’est la chute brutale.
Par Adlène Meddi, à Alger | Le Point.fr