Sur les grilles de la mairie de Dakar, l’immense compteur s’est arrêté à 936 jours. Le temps exact que Khalifa Sall, candidat malheureux à la présidentielle de février au Sénégal, a passé derrière les barreaux. Dimanche 29 septembre, le président Macky Sall a décrété une « remise totale des peines principales » pour l’ancien maire de la capitale et ses deux co-accusés, Mbaye Touré et Yaya Bodian.
A 21 heures, devant la prison de Rebeuss à Dakar, plusieurs centaines de ses partisans s’étaient massés pour accueillir la libération tant attendue du leader socialiste, l’un des principaux adversaires politiques de Macky Sall. La voiture banalisée qui devait l’exfiltrer a rapidement été repérée. Un cortège s’est formé à la suite du véhicule, acclamant un Khalifa Sall tout de blanc vêtu – une habitude vestimentaire prise à son procès, façon de se parer de l’innocence qu’il revendique.
Le 30 août 2018, Khalifa Sall avait été condamné, en appel, à cinq ans d’emprisonnement et à une amende de 5 millions de francs CFA (7 620 euros) pour « faux et usage de faux » et « escroquerie portant sur des fonds publics ». Son procès, plein de rebondissements, avait été très médiatisé. Il portait sur la gestion de la mairie de Dakar, l’édile étant accusé, avec sept collaborateurs, d’avoir détourné entre 2011 et 2015, par le biais de fausses factures, 1,83 milliard de francs CFA (près de 2,8 millions d’euros) d’une caisse servant à régler des dépenses urgentes. Il avait affirmé qu’il s’agissait de fonds politiques dont tous les maires de Dakar avaient bénéficié avant lui.
« Le combat est loin d’être terminé »
Sitôt libéré, Khalifa Sall s’est rendu chez sa mère, puis a retrouvé sa femme et ses enfants chez lui. Les soutiens politiques et religieux ont afflué toute la nuit dans sa demeure. Puis il s’est rendu à Tivaouane (à environ 80 km de Dakar) afin de saluer des dignitaires religieux. « Il n’y aura pas de repos avant quelques jours », confie l’une de ses proches collaboratrices. Et si la joie domine après cette libération, « le combat est loin d’être terminé », poursuit-elle. En effet, Khalifa Sall a été gracié par le président, mais pas amnistié. Et si la peine principale et l’amende de 5 millions de francs CFA ont été abrogées, ce n’est pas le cas des 1,83 milliard de francs CFA de dommages et intérêts qu’il doit toujours à l’Etat sénégalais.
« C’est une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, avance l’un de ses proches. Il n’y a pas de raison que le gouvernement le presse de rembourser, mais c’est un joker qu’ils gardent s’il présente de nouveau une menace politique. » Depuis le début de l’affaire, ses partisans dénoncent un procès politique visant à écarter un opposant majeur de la course à la présidentielle de février 2019.
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La grâce ne permettra pas non plus au leader de l’opposition de récupérer ses droits civiques. Condamné à cinq ans de prison, Khalifa Sall reste inéligible au regard de la loi sénégalaise. « Sa libération est un soulagement, mais cette décision n’enlève rien au caractère politique de ce procès ni à sa détention arbitraire », affirme Seydou Diagne, son avocat, qui rappelle que la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a estimé, en juin, que Khalifa Sall avait été détenu illégalement pendant trois mois alors qu’il était encore député. Elle avait alors condamné l’Etat sénégalais à verser au maire et à ses coaccusés 35 millions de francs CFA en guise de compensation.
« L’affaire n’est pas close, poursuit Me Diagne. Son équipe de défense va se réunir afin de développer une stratégie de préservation de ses droits politiques. » Sa condamnation ayant révoqué ses mandats de député puis de maire, la carrière de Khalifa Sall semble aujourd’hui au point mort. « La grâce est une honte, tance sa collaboratrice. Il ne l’a d’ailleurs jamais demandée. Macky Sall a saisi une bonne opportunité pour redorer son blason après les accusations antidémocratiques qui l’ont visé. Le “prince” a décidé de le libérer, mais il faudra découvrir quel deal a été passé vendredi entre Macky Sall, Abdoulaye Wade et le calife général des mourides. »
Avec Karim Wade, un destin commun
Il semble en effet que cette soudaine décrispation du paysage politique sénégalais ait pris tournure lors de l’inauguration, le 27 septembre à Dakar, de l’une des plus grandes mosquées d’Afrique de l’Ouest. Au Sénégal, où pouvoir et religion sont fortement entrelacées, la confrérie soufie des mourides a confirmé sa puissance politique en réunissant, pour la première fois depuis sept ans, Macky Sall et l’ancien président Abdoulaye Wade. Brouillés depuis l’élection du premier contre son « père politique » en 2012, les deux chefs d’Etat se sont tenu les mains devant le calife en guise de réconciliation publique. « La libération de Khalifa Sall est le fruit d’un long processus de dialogue et d’ouverture vers l’opposition engagé par le président de la République, affirme Abdou Latif Coulibaly, ministre porte-parole de la présidence du Sénégal. Cette grâce en est le bouquet final et, bien entendu, le calife général des mourides a joué un rôle important dans cette pacification. »
A la tête du pays entre 2000 et 2012, Abdoulaye Wade a toujours rêvé de voir son fils Karim lui succéder. Une ambition avortée dès 2013, lorsque ce dernier a été incarcéré pour « enrichissement illicite », puis condamné en 2015 à six ans de prison et plus de 210 millions d’euros d’amende. Avec Khalifa Sall, Karim Wade partage un destin commun. Lui aussi adversaire majeur du président, il a été gracié par Macky Sall en 2016. Il s’est alors envolé vers le Qatar, pays depuis lequel il dirige aujourd’hui le Parti démocratique sénégalais (PDS) de son père. Comme l’ancien maire de Dakar, il n’a pas recouvré ses droits civiques. Tant qu’il n’aura pas payé son amende, il ne pourra pas poser le pied sur le sol sénégalais sans risquer une « contrainte par corps », c’est-à-dire un retour à la case prison.
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Dans l’opposition sénégalaise, il se dit qu’un accord passé entre Abdoulaye Wade et Macky Sall vendredi pourrait conduire à l’abrogation des amendes pour ces deux adversaires puissants, voire à une amnistie qui rétablirait leur éligibilité. Macky Sall réserverait-il d’autres surprises ces prochaines semaines ? « Je préfère m’en tenir aux faits », sourit le porte-parole de la présidence. S’il subsiste toujours de nombreux points d’achoppement avec l’opposition, « le climat est à l’apaisement », assure-t-il, avant de préciser que « la contrainte par corps est possible et légale » si Karim Wade revient sans s’être acquitté de l’amende.
Quant à Khalifa Sall, son équipe reste soudée derrière lui. « Nous restons sur la même ligne : la récupération de ses droits politiques, appuie sa proche collaboratrice. Nous sommes convaincus que cela arrivera tôt ou tard. » Ses avocats réfléchissent déjà aux voies juridiques les plus appropriées pour atteindre cet objectif. « Il faudra sans doute ouvrir un dialogue sur la question des droits fondamentaux des citoyens, prévient Me Diagne. La loi sénégalaise est particulièrement dure avec les condamnés. » S’il estime que le Sénégal vit aujourd’hui « un moment important pour la paix sociale », il n’y a « pas de concorde » pour autant : « Dès que Khalifa Sall aura joui de quelques jours de liberté et retrouvé ses familles biologique et politique, alors nous relancerons le combat. »