Le Point : Quelle est la situation sur le terrain ?
Patrice Franceschi: Les Kurdes sont exactement dans le même état d’esprit que lors de la bataille de Kobané contre Daech en 2015. Ils sont prêts à se battre jusqu’au bout. Il s’agit de la survie de leur peuple. Ils se battent pour leurs familles. Pour leur dignité. Ils savent qu’Erdogan est là pour en finir avec le peuple kurde. En finir ! C’est exactement ça. S’il le pouvait, Erdogan ferait ce que les responsables turcs ont fait avec les Arméniens au début du dernier siècle. Il a déjà commencé le nettoyage ethnique à Afrin à l’est de la Syrie, où il a chassé les Kurdes. Ce n’est pas un conflit frontalier, mais une guerre existentielle de laquelle Erdogan veut sortir victorieux.
Comment les Kurdes peuvent résister à l’offensive turque ?
Comme à Kobané contre Daech ! Ils se battront jusqu’au dernier s’il le faut, car ils sont dos au mur. Ils sont coincés entre la Syrie et la Turquie. En attendant, ils vont tenir le plus longtemps possible le temps que la communauté internationale se réveille et réagisse. La Turquie a une aviation et des blindés. Pas les Kurdes. Mais ils ont pour eux leur courage. Depuis quelques semaines, ils se préparent à cette offensive. Ils savaient qu’il ne fallait pas faire confiance à Donald Trump qui a donné le feu vert à l’intervention militaire d’Erdogan.
La Turquie a toujours utilisé les djihadistes pour affaiblir ses ennemis
Que peut la communauté internationale ?
Il faut obliger Donald Trump à prendre ses responsabilités. Et d’ailleurs, aux États-Unis, le Congrès est scandalisé : car ce que fait Erdogan n’est pas seulement une violation flagrante du droit international. Il s’attaque à nos alliés, à des gens qui ont combattu Daech pendant six ans sur le terrain, alors que nous ne voulions pas, nous Occidentaux, engager de troupes au sol.
Le Conseil de sécurité ne doit pas seulement condamner l’agression turque. Il doit décider de lourdes sanctions contre Ankara. Des sanctions économiques et diplomatiques qui font mal. Il n’y a que ça qu’Erdogan comprendra. Quand les troupes turques sont entrées dans Afrin en 2018, nous n’avons rien dit. N’ajoutons pas la honte et le déshonneur à l’indifférence. C’est une faute morale et politique de laisser Erdogan massacrer les Kurdes.
Pourquoi ?
C’est une faute morale parce qu’on ne laisse pas tomber un allié. Les Kurdes ont combattu Daech à notre place. En sept ans, ils ont payé un très lourd tribut en se sacrifiant à notre place pour combattre Daech. Avec ce terrible bilan : 36 000 tués ou blessés dans leurs rangs.
Moralement, c’est insupportable de laisser tomber ceux qui ont fait le travail contre Daech à notre place. Mais c’est aussi une faute politique : les Turcs vont encourager Daech à se repositionner et à reconstituer des cellules pour affaiblir les Kurdes. La Turquie a toujours utilisé les djihadistes pour affaiblir ses ennemis. À Afrin, ils utilisent aujourd’hui des supplétifs, des ex-combattants d’Al-Qaïda ou de Daech. C’est enfin une faute politique, car il ne s’agit pas d’un petit conflit lointain. Il s’agit aussi de la crédibilité de l’Occident au Sahel ou en Afghanistan. En lâchant les Kurdes, les Américains envoient des signaux inquiétants à tous ceux qui luttent contre les djihadistes. On ne maltraite pas des alliés qui se battent contre nos ennemis.
Ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas du tout un affrontement entre l’Occident et Orient (…). C’est un affrontement entre le monde libre et le totalitarisme
La France n’a pas diminué son soutien aux Kurdes. Il y a actuellement des forces spéciales qui accompagnent les Kurdes. La France a-t-elle encore son mot à dire dans la région ?
Évidemment ! Et les Kurdes savent qu’ils peuvent compter sur la France. Paris a plutôt renforcé son dispositif sur le terrain ces derniers mois. Emmanuel Macron a accueilli officiellement ou plus confidentiellement plusieurs délégations kurdes depuis quelques mois et tout récemment, il a entraîné l’Allemagne et la Grande-Bretagne pour qu’ils soient à nos côtés, sur la même ligne, au Conseil de sécurité. Jean-Yves Le Drian a eu les mots justes.
Lire aussi Offensive turque : l’Europe n’acceptera « pas un chantage » d’Erdogan
La France a une attitude digne, mais nos moyens militaires sont limités. Il faut que la France pousse ses partenaires européens à prendre des sanctions économiques contre Ankara. La Turquie a plus besoin de l’Europe que l’inverse. À tout le moins, l’Union européenne pourrait rappeler demain ses ambassadeurs. Cela ne coûte que 28 billets d’avion, mais cela a le mérite de faire immédiatement comprendre aux Turcs notre colère. C’est curieux, mais lorsque Poutine a annexé la Crimée, les Européens ont trouvé les ressources pour sanctionner Poutine. Quand la Turquie viole les frontières et massacre nos alliés, nous nous taisons. Nous aurions donc moins peur de Poutine que d’Erdogan ?
Je pense aussi que la France pourrait renvoyer tous les imams financés par la Turquie qui opèrent sur le territoire français. Après tout, nous ne sommes pas obligés d’accepter cette ingérence : en face de nous, nous avons une sorte de Hitler du Bosphore. Il ne faut pas refaire les mêmes erreurs que dans les années 1930. Excluons la Turquie de l’Otan ! Et surtout protégeons nos meilleurs alliés dans la région. Ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas du tout un affrontement entre l’Occident et Orient, car de nombreux pays arabes sont eux aussi scandalisés par l’agression d’Erdogan. C’est un affrontement entre le monde libre et le totalitarisme. Et, oui, dans ce combat, nous avons notre mot à dire.
Peut-on imaginer des négociations avec Erdogan, notamment après une condamnation du Conseil de sécurité ?
Il n’est plus le temps de palabrer ! Il faut montrer à Erdogan qu’en face de lui, il a des gens qui ne lâcheront pas les Kurdes. Il n’y aura pas un second Munich en 2019. Erdogan veut installer 2 millions de réfugiés sur les terres kurdes : c’est du nettoyage ethnique. Ne laissons pas faire. Cela nous reviendra en boomerang !
*Écrivain, engagé auprès des Kurdes depuis une décennie. Auteur de « Mourir pour Kobané » (Les Équateurs, 2015).
Propos recueillis par Romain Gubert | Le Point.fr