Auteur: Ernest-Marie Mbonda
Professeur d’éthique, de philosophie du droit et de philosophie politique, Université catholique d’Afrique centrale, Fellow 2011-Collegium de Lyon, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)
Déclaration d’intérêts:
Ernest-Marie Mbonda ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.
AFP
Bien qu’il y ait de plus en plus d’informations concernant le conflit socio-politique qui se déroule depuis plus d’un an au Cameroun, opposant le pouvoir de Yaoundé aux leaders des mouvements fédéralistes et sécessionnistes de la minorité anglophone des régions du nord-est et sud-ouest du pays – soit 20 % d’une population en majorité francophone –, il n’est pas toujours facile de cerner les enjeux de cette crise qui s’aggrave au fil des mois.
Des informations récentes indiquent qu’environ 40 000 personnes ont déjà fui au Nigéria voisin. Et il y a quelques jours, la fête de la jeunesse célébrée le 11 février a été endeuillée par la mort de trois gendarmes et la disparition d’un sous-préfet à Kembong et à Batibo, dans les régions anglophones. Ce bilan vient s’ajouter aux chiffres déjà enregistrés de 17 civils au moins et de 19 militaires qui ont trouvé la mort depuis le début de la crise.
Au début du mois de janvier 2018, les principaux leaders de la branche séparatiste réfugiés au Nigéria avaient été arrêtés par le gouvernement nigérian avant d’être remis à la disposition du gouvernement camerounais. Parmi eux, Sisiku Julius Ayuk Tabe, président de la « République fédérale d’Ambazonie » proclamée symboliquement le 1ᵉʳ octobre 2017.
Pourquoi et comment le Cameroun est-il ainsi menacé de division autour de « frontières » linguistiques ?
Histoire d’un État singulier
Le cas de ce pays est relativement singulier dans la mesure où l’apparition d’une minorité anglophone est étroitement liée non pas à la naissance du Cameroun en tant qu’État – avec le tracé de ses frontières plusieurs fois remaniées – mais à la gestion de la défaite allemande par les vainqueurs de la guerre et la Société des Nations à la fin de la Première Guerre mondiale.
Or, la minorité anglophone du Cameroun partage avec toutes les autres minorités la même vulnérabilité liée à la forme de l’État, à la qualité de la gouvernance et à leur place dans l’appareil de l’État. Elle est par conséquent beaucoup moins victime de son statut de minorité que de la gouvernance qui a prévalu au Cameroun depuis 1960 et qui affecte l’ensemble du pays. Autrement dit, la crise que traverse aujourd’hui le Cameroun est moins une « crise anglophone » qu’une « crise camerounaise ».
Mais pourquoi parler de minorité anglophone alors même que cohabitent 250 groupes ethniques dans le pays ? Et que le Cameroun aurait pu être… germanophone ?
La fabrique coloniale d’une minorité
En 1884 un traité entre le roi Bell et l’envoyé spécial allemand, l’explorateur Gustav Natchigal, établissait le Cameroun sous protectorat du Reich. Cependant, suite à la défaite de l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale – qui engendre la perte de ses colonies – le Cameroun se retrouve de fait sous le joug des vainqueurs de la guerre, avant d’être placé par la Société des Nations sous le double mandat de la France (partie Est, 4/5e du territoire) et de l’Angleterre (partie Ouest, 1/5e du territoire).
Deux entités politico-culturelles naissent alors : de germanophone, le Cameroun devient francophone dans sa partie orientale et anglophone dans sa partie occidentale.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Société des Nations devenue Organisation des Nations unies confie le Cameroun à son Conseil de tutelle dont la mission est de l’accompagner vers l’indépendance.
Cette dernière s’obtient en deux temps. La partie sous administration française accède à l’indépendance le 1er janvier 1960, avec le nom République du Cameroun. Un an plus tard, l’ONU organise l’indépendance du territoire sous administration britannique par un référendum (le 11 février 1961) qui paradoxalement exclut l’option de l’indépendance totale de ce territoire en plaçant les électeurs devant les « deux options » suivantes : choisir l’indépendance par le rattachement à la République du Cameroun ou bien choisir l’indépendance par le rattachement à la République du Nigéria.
La partie nord du territoire anglophone (Northern Cameroons) « choisit » de se rallier au Nigéria, tandis que la partie sud (Southern Cameroons) « choisit » de s’associer à la République du Cameroun pour constituer avec celle-ci une entité fédérale.
Le « contrat » fédéral : un marché de dupes?
Le « contrat » fédéral s’opère dans des conditions qui l’apparentent à un marché de dupes. Le projet de constitution est rédigé sans la participation des représentants anglophones, et adopté à l’Assemblée nationale de la République du Cameroun, avant d’être promulgué le 1er septembre 1961 par Amadou Ahidjo, le premier président camerounais, en tant que Constitution de la République fédérale du Cameroun.
Ce vice procédural constitue en quelque sorte le « péché originel » qui augurera de la domination de l’État central et de la majorité francophone sur la partie anglophone dans la république « fédérale ».
L’héritage britannique minimisé
Une partie de l’héritage anglo-saxon sera néanmoins conservé à travers quelques mesures politiques et sociales. Ainsi la constitution de 1961 garantit l’égalité de l’anglais et du français, désignées par l’article 1 comme les « langues officielles de la République fédérale du Cameroun ». Elle conserve aussi (cf. articles 38 et 40) l’institution et le rôle des chefs traditionnels en vigueur dans le modèle anglais de l’« Indirect rule » dont l’administration fonctionnait à travers la médiation des autorités traditionnelles locales. Le système judiciaire relève lui aussi de la Common Law, de même que le système éducatif britannique ainsi que l’organisation des horaires du travail.
Mais l’essentiel des pouvoirs exécutifs et législatifs reste acquis à l’État fédéral. De nombreux actes administratifs du président de la République vont substantiellement rétrécir la marge d’autonomie déjà étroite de la partie anglophone. Ainsi, la création en octobre 1961 de six régions administratives au Cameroun incluant la partie anglophone, placées sous l’autorité d’un inspecteur fédéral.
Par ailleurs, la dissolution des partis politiques et la création en 1966 par Amadou Ahidjo d’un parti unique, l’Union nationale camerounaise, aura pour effet de réduire à néant le contrepoids qu’auraient pu continuer d’exercer les partis politiques de la région anglophone.
La disparition politique de la minorité anglophone
Le référendum de mai 1972 auquel participent les citoyens de l’ensemble du pays met fin au régime fédéral pour créer la République unie du Cameroun, consacrant ainsi la domination de la majorité francophone dans le jeu politique, même si les garanties fondamentales de la période fédérale comme le bilinguisme officiel, la dualité du système judiciaire et du système éducatif, etc., ne sont pas remises en question.
L’adoption en mai 1984 par le président Paul Biya, arrivé au pouvoir en 1982, du nom République du Cameroun en lieu et place de République unie du Cameroun, va constituer un pas de plus vers la centralisation du pouvoir et donc vers une réduction encore plus forte du poids des anglophones dans la gestion des appareils politique aussi bien au niveau central qu’au niveau de leurs régions.
République fédérale du Cameroun ou « Ambazonie » ?
Quand souffle, au début des années 1990, un vent de démocratisation sur le pays avec notamment le retour au multipartisme, le mouvement All Anglophone Congress conteste la légitimité du référendum de 1972 et propose le retour au fédéralisme tandis que des mouvements plus radicaux envisagent la sécession. Afin de tempérer ces velléités fédéralistes ou même indépendantistes, la réponse du pouvoir consistera à faire adopter dans la Constitution de 1996 la solution de la création de « collectivités territoriales décentralisées », accordant formellement aux dix régions du pays dont les deux régions anglophones les mêmes marges plutôt assez étroites d’autonomie. Ce qui permettra en même temps de conserver la forme actuelle de l’État ainsi que la mainmise de celui-ci sur le fonctionnement de ces entités « autonomes » (cf. Article 58).
Le problème de la minorité anglophone ressurgit en octobre 2016, avec à peu près les mêmes griefs et les mêmes configurations que dans les années 1990. Ce sont des avocats d’abord, suivis ensuite par les enseignants, puis par le reste de la population, qui dénoncent la « francophonisation » du système judiciaire et du système éducatif anglophone, et la marginalisation des anglophones.
Une répression impunie
Le mouvement atteint son paroxysme le 1er octobre 2017, date symbolique choisie pour la proclamation de « l’indépendance » du Southern Cameroon ou de l’Ambazonie, quand la grande majorité de la population des régions anglophones de tous les âges manifeste dans les rues pour soutenir cette démarche.
La brutalité de la répression de toutes ces manifestations, dont les images circuleront abondamment sur les réseaux sociaux, aura pour effet de renforcer, chez la plupart des anglophones, le sentiment de cette marginalisation. Si en effet le pouvoir a condamné la violence « d’où qu’elle vienne », seuls les leaders anglophones ont été arrêtés jusqu’ici tandis qu’aucune enquête officielle, réclamée notamment par l’ONU, n’a été ouverte sur les violences perpétrées contre les populations.
Etait-il possible d’éviter une escalade du conflit ?
Des négociations entre le pouvoir et les représentants des syndicats des avocats et des enseignants ont néanmoins abouti à l’adoption d’un certain nombre de mesures : redéploiement des enseignants francophones présents dans les régions anglophones, création d’une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, création d’une section Common Law à la Cour suprême et à l’École nationale de l’Administration et de la magistrature.
Par contre, la forme actuelle de l’État est considérée par le pouvoir comme « non négociable »,, et le « dialogue inclusif » demandé par la plupart des leaders politiques du pays n’est toujours pas à l’ordre du jour.
On se trouve ainsi aujourd’hui dans une réelle impasse politique, tant les positions sont tranchées de part et d’autre. Or, une gouvernance plus responsable, c’est-à-dire capable non seulement de déployer la force militaire face à l’escalade de la violence, mais aussi d’évaluer ses propres responsabilités dans cette crise et d’y faire face de façon plus juste aurait permis au Cameroun de conserver son unité et surtout de maintenir la richesse de son identité bilingue et multiculturelle.
Ernest-Marie Mbonda
Professeur d’éthique, de philosophie du droit et de philosophie politique, Université catholique d’Afrique centrale, Fellow 2011-Collegium de Lyon, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)