Parmi les défenseurs d’Ilham Tohti en France, le prix Sakharov est une grande victoire. La sinologue Marie Holzman, présidente de l’association Solidarité Chine, a milité pour que le Parlement européen lui décerne la récompense, depuis la condamnation en 2014 à la prison à vie de cet ancien professeur à l’université des Minorités à Pékin. La récompense est loin de se limiter au symbole, explique-t-elle : « Ce prix va servir à porter un coup de projecteur sur le comportement des Chinois au Xinjiang. Ilham Tohti l’avait dit lui-même : “Si je vais en prison et qu’à cause de mon arrestation, on parle un peu plus de mon peuple et de mon pays, alors j’aurais fait œuvre utile”. Là, il a gagné son pari ! »
Ilhan Tohti est le troisième dissident chinois à recevoir le prix Sakharov, après Hu Jia en 2008 et Wei Jinsheng en 1996. Il fait aussi écho au Nobel de la Paix décerné en 2010 à un autre militant pour la démocratie en Chine emprisonné : Liu Xiaobo.
Même satisfaction chez Dilnur Reyhan, enseignante à l’Institut des langues et civilisations orientales (Inalco) et militante de la diaspora ouïghoure en France. « Cela fait très longtemps que j’attendais cette récompense pour lui et je suis très contente, comme tous les Ouïghours ! » D’abord, elle espère que ce prix pourra « contribuer à la libération la plus rapide d’Ilham Tohti, condamné injustement » et que « le monde entendra mieux le cri des Ouïghours qui subissent actuellement un génocide ».
« Génocide culturel »
Selon le rapport des enquêteurs de la commission des droits de l’homme de l’ONU, qui ne parle pas de génocide en tant que tel, plus d’un million d’Ouïghours et d’autres ethnies musulmanes sont détenus dans des camps d’internement au Xinjiang. Il s’agit d’un « génocide culturel », écrit le chercheur allemand Adrian Zenz, le premier à relever l’ampleur des internements forcés. L’élimination physique des Ouïghours « n’est pas du tout l’objectif de Pékin », soutient-il, et « il est très probable qu’elle n’aura pas lieu ».
Depuis la nomination par Xi Jinping de Chen Quanguo à la tête de la province du Nord-Ouest chinois, la population est soumise à une politique de répression et de surveillance au moyen des hautes technologies : biométrie, reconnaissance faciale, intelligence artificielle ou autre application « mouchard » au téléchargement obligatoire dans les téléphones portables.
Pour Marie Holzman, cette récompense est aussi un message important envoyé par l’Europe à la Chine. Car c’est la deuxième fois en deux mois qu’Ilham Tohti reçoit un prix du vieux continent. Le 29 septembre déjà, il s’était vu décerner le prix Vaclav-Havel par le Conseil de l’Europe pour « avoir donné une voix à tout le peuple ouïghour ». « C’est une façon de lui dire : votre comportement à l’égard des Ouïghours est absolument inacceptable ! », insiste la sinologue.
Ce jeudi, le Parlement européen a ajouté à la remise du prix Sakharov une demande de « libération immédiate » de l’intellectuel ouïghour. « Bien qu’il soit une voix modérée et de réconciliation, il a été condamné à la prison à la suite d’un procès-spectacle », a déclaré dans un communiqué David Sassoli, le président du parlement de Strasbourg.
Intellectuel respecté
Arrêté en janvier 2014, l’ancien professeur de l’université des Minorités à Pékin a été condamné à la prison à perpétuité pour « séparatisme et soutien au terrorisme extrême ». Un non-sens pour Marie Holzman : « C’est quelqu’un qui n’a jamais organisé de parti d’opposition, qui n’a jamais prôné l’indépendance contrairement à ce que le gouvernement chinois l’accuse, qui évidemment était farouchement contre les actes terroristes. C’était un homme de dialogue et de paix. »
Ilham Tohti était un intellectuel très respecté dans la communauté scientifique internationale. « Sa condamnation est une énorme erreur de la part de la Chine, note Marc Julienne, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Ceux qui le connaissent et ont lu ses écrits savent qu’il n’a jamais milité pour l’indépendance. C’est un professeur d’économie de haut vol qui parlait un mandarin parfait et discutait avec les autorités chinoises. Il a été condamné pour l’inverse de son combat, pour séparatisme alors qu’il revendiquait juste plus d’autonomie selon la constitution. C’était tout à fait légal. »
« L’erreur de Pékin »
Ce prix à Ilham Tohti peut-il être une surprise pour Pékin ? Aucunement, selon Marc Julienne. « La Chine devait s’y attendre, affirme-t-il. En condamnant Ilham Tohti à perpétuité, elle en a fait un martyr de la démocratie et des droits de l’homme. C’est tout le paradoxe des Chinois qui, en réprimant des personnalités pacifiques, donnent à l’Occident un exemple pour opposer le modèle de la démocratie libérale au régime de Pékin. »
Début octobre, la Chine avait fermement dénoncé sa nomination pour le prix Sakharov. « Nous exigeons que [le Parlement européen] établisse une distinction claire entre le bien et le mal, retire sa nomination et cesse de soutenir le séparatisme et le terrorisme », avait fustigé le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Geng Shuang.
Pressions américaines
Cette récompense décernée à Ilham Tohti intervient dans un contexte d’intérêt croissant pour le sort des Ouïghours. L’intellectuel avait également été recommandé par des élus américains pour recevoir le prix Nobel de la Paix, dans un contexte. Les membres du Congrès américain ont récemment critiqué fortement la détention de plus d’un million de Ouïghours et autres ethnies musulmanes dans des camps d’internement au Xinjiang. Ce mois-ci, les États-Unis ont même mis sur « liste noire » 28 entités chinoises liées à la répression dans cette province du nord-ouest de la Chine.
Doté de 50 000 euros, le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit doit son nom au physicien nucléaire Andreï Sakharov, grande figure de la dissidence à l’époque de l’URSS. La cérémonie de remise du prix doit se tenir le 18 décembre. Sans doute planera souvenir de la cérémonie du prix Nobel de la paix au dissident chinois Liu Xiaobo le 8 décembre 2010. La récompense avait été placée sur une chaise vide.
Par Joris Zylberman Publié le 24-10-2019