C’est un travail d’autocritique extrêmement sévère. Alors que le mandat de la Minusca, la mission des Nations unies en Centrafrique, vient d’être renouvelé, Le Monde a obtenu un document interne de l’ONU évaluant la qualité de l’enquête menée par l’organisation sur 163 possibles cas de crimes sexuels commis par des casques bleus du Gabon et du Burundi, en majorité sur des mineures. Des faits dénoncés par l’ONG CodeBlue en 2016 et qui se seraient produits à Dékoa, une localité située à 250 km au nord de Bangui.
Dévoilé le 31 octobre par le site spécialisé The New Humanitarian, ce rapport met en lumière une accumulation d’erreurs et de dysfonctionnements qui interrogent sur la capacité de l’ONU à lutter contre ces crimes. Interrogatoires « humiliants » pour les victimes, prélèvements ADN inutilisables car conservés en pleine chaleur, soupçons de corruption ignorés dans le rapport final… Autant d’éléments pouvant avoir des conséquences sur le traitement judiciaire à venir de chaque cas.
Ce document de 50 pages vise, selon l’ONU, à « examiner la manière dont [les] opérations sont menées dans des pays aux conditions difficiles ». C’est la première version d’un audit commandé par le directeur du Bureau des services de contrôle interne (OIOS), Ben Swanson, en janvier 2017, et remis fin avril de la même année. Ce service, qui a pour mission de contrôler l’activité des différentes agences de l’organisation, a voulu évaluer la qualité de sa propre enquête menée en 2016 concernant les allégations de violences sexuelles par des casques bleus.
Un tel rapport n’est pas chose commune. Peter Gallo, ancien enquêteur de l’OIOS et fondateur de l’ONG Hear Their Cries, confirme : « C’est la première fois, à ma connaissance, qu’un tel rapport est réalisé, même si je pense que cela devrait être régulier. » Voilà ce qu’il révèle.
Une première enquête incomplète
En décembre 2015, International Rescue Committee (IRC), une ONG américaine présente à Dékoa, où se trouve un camp de déplacés, reçoit des témoignages sur de possibles violences sexuelles commises entre 2014 et 2015 contre des femmes et des mineures. Des soldats français de l’opération « Sangaris » et des casques bleus burundais sont pointés du doigt. L’ONG alerte l’Unicef, qui déploie une équipe sur place et interroge 90 possibles victimes.
Or ce n’est pas le rôle de l’Unicef d’enquêter seul sur de telles allégations, mais celui des nations concernées. Lorsqu’une accusation de violence sexuelle est formulée contre un casque bleu, le pays du soldat suspect est responsable de l’enquête et des suites judiciaires à donner. Selon les termes décidés avec l’ONU, il peut enquêter lui-même (comme le fait toujours la France, par exemple), accepter que l’OIOS le fasse ou bien accepter une enquête conjointe menée par des enquêteurs de l’OIOS et des enquêteurs nationaux. Ce fut le cas ici.
La Minusca, dirigée à l’époque par le Gabonais Parfait Onanga-Anyanga, n’est informée que le 23 mars 2016. Surtout, l’enquête de l’Unicef se révèle incomplète et même, selon le rapport, fausse sur certains points. Lorsque l’OIOS se charge de l’affaire, le 24 mars, ne sont fournis aux enquêteurs que des notes manuscrites et un tableau Excel mentionnant, pour 98 victimes, des informations parcellaires.
Témoignage d’un enquêteur extrait du rapport : « Il a été difficile pour les enquêteurs d’obtenir des témoignages de première main, puis de clarifier les incohérences d’un premier rapport qui a parfois été rédigé par une personne mal identifiée. Et cela peut avoir des conséquences sur les suites judiciaires. »
L’OIOS lance alors une grosse opération, avec une rapidité saluée dans le rapport : entre avril et septembre 2016, une équipe de 31 personnes est mobilisée à Dékoa et Bangui pour enquêter. Durant cette mission de 137 jours, elles organiseront 437 auditions.
« Je n’ai pas pu préparer les auditions »
Une longue liste d’erreurs, précipitées par le manque de moyen et de préparation, commence alors. Contrairement aux procédures prévues, le rapport montre qu’aucun plan de travail permettant de préparer à l’avance les auditions et de les formaliser n’a été préparé. En partie à cause des informations parcellaires transmises par l’Unicef, mais aussi parce qu’aucune audition préliminaire, avec des témoins clés, n’a été faite avant le déploiement des enquêteurs.
Témoignage d’un enquêteur extrait du rapport : « Quand je suis arrivé à Bangui, j’ai demandé qui était le plaignant, où et qui étaient les témoins ? On ne m’a rien répondu. […] Je n’ai pas pu préparer les auditions, je n’avais pas [le détail] des allégations… »
Vingt-et-un témoignages d’enquêteurs déploreront ce manque de préparation.
Les enregistrements des auditions ont aussi révélé des faiblesses dans leur tenue, comme l’absence de questionnements supplémentaires lorsque des réponses semblent incomplètes ou contradictoires… Certaines auditions peu efficaces ont « mené au rejet de la demande de la victime » parce que « les enquêteurs ont échoué à questionner plus en détail des sujets importants qui auraient apporté plus de crédibilité à leur témoignage ».
Des propos décrits comme « inappropriés », « non pertinents » et « humiliants », créant une atmosphère « intimidante », ont aussi été tenus par des enquêteurs de l’OIOS. Alors qu’une victime décrivait comment un soldat l’avait violée, il lui a été demandé : « Est-ce que vous l’aimiez ? » A une autre, qui évoquait le cas de femmes forcées à avoir des rapports sexuels avec des chiens par un soldat français [lire encadré], on a demandé si elles l’avaient fait volontairement.
La mission « Sangaris » n’est pas sous la responsabilité de l’ONU. Les accusations portées contre des soldats français sont communiquées aux autorités françaises pour qu’elles puissent enquêter. Par conséquent, le rapport de l’OIOS ne s’attarde pas sur le sujet, mentionné trois fois :
- en décembre 2015, l’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) prend connaissance d’accusations concernant des soldats de l’opération « Sangaris » ;
- en janvier 2016, l’Unicef identifie quatre fillettes se disant victimes de soldats de l’opération « Sangaris » ;
- lors des auditions, une victime affirme qu’elle se sent « moins stigmatisée que les autres femmes qui ont eu des rapports sexuels avec des chiens en présence de soldats ».
A quoi fait-elle référence ? Pour le comprendre, il faut revenir en 2016, aux accusations révélées par la campagne CodeBlue de l’ONG Aids-Free World, qui lutte contre les abus sexuels commis par des personnels de l’ONU. Selon les documents qu’elle a obtenus, quatre mineures auraient été attachées et déshabillées dans un camp par un officier français de l’opération « Sangaris ». Chacune aurait été forcée à avoir des relations sexuelles avec un chien et aurait reçu un peu d’argent (5 000 francs CFA, soit 7,50 euros). Trois victimes auraient témoigné, l’une d’entre elles rapportant se faire appeler, depuis, « la chienne de Sangaris » par des membres de sa communauté. La quatrième serait, entre-temps, morte d’une maladie inconnue.
Contacté par Le Monde, l’état-major français précise que l’ONU a informé le ministère des affaires étrangères de ces accusations le 29 mars 2016. Un signalement au parquet de Paris le lendemain a donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire le 1er avril 2019. Elle est toujours en cours, aucune poursuite à ce stade n’a été engagée.
Soupçons de partialité et de corruption
En plus de cela, le rapport note que la coopération entre les enquêteurs de l’OIOS et ceux envoyés par les pays d’origine des soldats suspectés n’a pas été facile. Sont relevés des cas de remise en cause de la parole de la victime, des sous-entendus selon lesquels elle aurait provoqué ce qui lui est arrivé… L’intégrité de certains enquêteurs elle-même est parfois remise en question.
Témoignage d’un enquêteur extrait du rapport : « Ceux du Burundi semblaient plus intéressés par le fait de discréditer les témoins que de prendre leur témoignage. Ils faisaient tout pour accélérer les choses et partir de Dékoa le plus vite possible. »
Dans un cas détaillé, une victime affirme avoir déjà été interrogée par des officiers burundais sans que l’OIOS n’en ait été informé. Son accusation de viol a été rejetée par le Burundi car elle n’a pas reconnu son agresseur, sauf que le jeu de photos était incomplet : plusieurs personnes, dont celle qui était mise en cause, n’y figuraient pas. La victime l’a par la suite reconnue sur un jeu complet.
Par ailleurs, la possibilité qu’une partie des victimes ait été corrompue pour porter de telles accusations a-t-elle été suffisamment prise en compte dans l’enquête ? Le rapport pose la question sans parvenir à y répondre vraiment. Plus d’un mois après le début de l’enquête, l’OIOS apprend que l’Unicef avait des soupçons sur certaines plaignantes. Selon une enquête de la Minusca, un homme aurait démarché des femmes pour leur demander de se signaler comme victimes d’abus sexuels. Il leur aurait promis d’être inscrites sur la liste des victimes de l’Unicef et ainsi de recevoir l’indemnité d’urgence prévue pour les victimes, soit 10 000 francs CFA (15 euros) ou 20 000 par mois si un enfant est né du viol. En échange de ce service, l’homme réclamait de l’argent et de la nourriture.
Certaines victimes semblent avoir préparé à l’avance une histoire qui, sans être forcément fausse, saurait davantage susciter l’intérêt des enquêteurs pour s’assurer la qualification de victime ainsi que l’indemnité qui va avec. Selon le rapport, ces « importantes informations » n’ont « pas été assez suivies, ni inclues dans le rapport final d’investigation », ce qui jette le doute sur les dossiers d’accusation.
Des échantillons ADN « pourris »
D’autres faits attirent l’attention, comme l’absence de formation des enquêteurs à la médecine légale et donc au prélèvement ADN, élément important lorsqu’il s’agit d’éclaircir des accusations de viol.
Témoignage d’un enquêteur extrait du rapport : « Il semble que les enquêteurs n’aient pas tous la même interprétation de la façon dont ces tests doivent être faits, ce qui mène à des mauvais échantillons, inutilisables. »
Des prélèvements qui ont dû être refaits lorsque c’était possible, car stockés à température ambiante (donc en pleine chaleur) pendant de longs mois. Lorsqu’ils ont enfin été envoyés au laboratoire de Nairobi, « la plupart étaient déjà pourris ».
Et la liste des dysfonctionnements est encore longue :
- absence de mesures de sécurité pour accueillir les enquêteurs dans cette région troublée ;
- manque de temps et pression pour réaliser à la chaîne un nombre minimum d’auditions par jour par enquêteur ;
- incohérences dans le classement des documents ;
- manque de logistique et conditions de vie difficiles sur place…
Selon les données publiées par l’ONU à propos de ce qui s’est passé à Dékoa, 137 cas ont été finalement identifiés : 49 victimes adultes et 78 enfants (10 dont le statut est inconnu). Les 68 cas impliquant des casques bleus gabonais sont toujours en attente. Les 69 cas burundais ont, eux, été requalifiés en « fraternisation », et non viol. C’est ainsi que l’ONU qualifie, notamment, le fait d’avoir des relations sexuelles avec des civils, chose interdite aux soldats mobilisés pour les opérations de maintien de la paix.
Comment expliquer ces manquements ?
Au-delà des besoins matériels et de formation, une source qui connaît bien le fonctionnement de l’ONU pointe un problème structurel : « Avec un meilleur contrôle, une réelle indépendance et plus de ressources, l’OIOS pourrait s’améliorer. » Peter Gallo dénonce, lui, le « manque de volonté politique » d’un encadrement qui cherche à « protéger sa réputation ».
Contactée, l’ONU confirme l’existence de cet audit de l’enquête à Dékoa, mais n’a pas souhaité le commenter. L’organisation affirme toutefois qu’elle continue de « renforcer [sa] réponse à l’exploitation et aux abus sexuels en République centrafricaine ». Elle assure que des formations, plus nombreuses, ont été organisées depuis pour tout le personnel de la Minusca, ainsi que le personnel externe. Et que des politiques strictes de non-fraternisation ont été mises en place pour le personnel policier et militaire. Une défenseuse des droits des victimes, Jane Connors, a d’ailleurs été nommée en août 2017.
Ce qu’affirme également au Monde le chef de la Minusca, Mankeur Ndiaye, qui tient cette lutte contre l’exploitation sexuelle pour l’un de ses « plus importants combats aujourd’hui » et revendique une politique de « tolérance zéro » : « Les sanctions sont immédiates, les gens concernés sont renvoyés définitivement et ne peuvent plus participer aux opérations de maintien de la paix. »
Mais l’institution peut-elle vraiment régler le problème à elle seule ? Ancienne cheffe du bureau africain du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU (HCDH), Miranda Brown connaît parfaitement ces affaires puisqu’elle a aussi été une lanceuse d’alerte. C’est elle, avec l’ex-directeur des opérations du HCDH Anders Kompass, qui a révélé le scandale des violences sexuelles sur des enfants en Centrafrique par des soldats français, en 2014. Après avoir dénoncé des représailles de leur hiérarchie, M. Kompass a démissionné et le contrat de Mme Brown n’a pas été reconduit. Elle pense que la responsabilité est partagée : « Sur le long terme, les Etats membres doivent prendre leurs responsabilités et exercer un meilleur contrôle. Les Nations unies ont été établies par ces nations et le secrétariat leur rend des comptes. »
Il est vrai que ce sont les gouvernements qui jugent les soldats accusés de violences sexuelles. Ce sont aussi eux qui prennent les décisions, allouent les fonds et fixent des priorités. Miranda Brown précise : « Ces quatre dernières années, j’ai appelé les gouvernements, et spécifiquement le gouvernement français, à exiger une meilleure protection des lanceurs d’alerte parmi le personnel de l’ONU. La France a adopté une loi forte protégeant les lanceurs d’alerte et a soutenu une telle directive en Europe ; pourquoi n’insiste-t-elle pas pour que soient adoptées les mêmes protections pour le personnel de l’ONU ? »
Entre janvier et septembre 2019, au moins 72 personnes ont accusé un membre du personnel de l’ONU de faits de violence sexuelle : 32 concernaient la Minusca, qui déploie en Centrafrique 14 742 personnes, dont 12 870 soldats.