État d’urgence, couvre-feu, modification du calendrier électoral, limitation de la liberté d’expression ou mesures radicales de confinement… Comme dans le reste du monde, les pays d’Afrique subsaharienne ont adopté des dispositions légales pour tenter de contenir la pandémie liée au coronavirus. A l’instar des lois spéciales édictées au nom de la lutte contre le terrorisme, ces mesures d’exception, parfois à durée indéfinie, sont suivies avec attention par les chercheurs et les organisations de défense des droits humains, dont certaines craignent que leur mise en œuvre ne se fasse au détriment des libertés publiques et individuelles.
« Le problème de fond caractérisant beaucoup de pays africains réside dans le déséquilibre des institutions démocratiques au profit du pouvoir exécutif, sans contre-pouvoirs forts. Or en temps de crise, présidents et gouvernements renforcent leurs moyens d’action au nom de l’efficacité. Et il est souvent difficile, la crise passée, de revenir en arrière », explique Adebayo Olukoshi, chercheur nigérian basé à Addis-Abeba pour le compte de l’Institut pour la démocratie et l’assistance électorale (International IDEA).
Les premiers signes d’alerte sont apparus aux premiers jours de l’instauration des mesures de confinement ou de limitation des déplacements. « On a constaté un usage excessif de la force par la police ou l’armée dans un certain nombre de pays, notamment en Afrique du Sud, au Sénégal, en République démocratique du Congo [RDC] et au Nigeria, rappelle Adebayo Olukoshi. Plusieurs personnes ont été tuées, d’autres sévèrement battues lors de leur arrestation pour trouble à l’ordre public. »
Les autorités de ces pays, ainsi qu’au Ghana, ont promis des enquêtes et appelé leur police à la retenue. « Mais le problème, ajoute Adebayo Olukoshi, c’est que ces forces de sécurité ne sont souvent pas bien formées pour ce genre de maintien de l’ordre. Et on relève des problèmes de coordination. » Des centaines de Kényans travaillant à Nairobi mais vivant en banlieue se sont ainsi trouvés piégés dans la capitale, bloqués par la mise en place impromptue de barrages policiers.
Risque de stigmatisation
« Le déploiement de forces de sécurité est encore plus sensible lorsque, avant la pandémie, l’environnement social et politique était déjà tendu. Quand le contrat social est rompu, une grande partie des citoyens n’ont plus confiance dans leur gouvernement ni leur police, ce qui exacerbe les comportements des uns et des autres », souligne Carine Kaneza Nantulya, responsable du plaidoyer pour l’Afrique au sein de l’ONG Human Rights Watch (HRW).
La chercheuse soulève également le risque de stigmatisation de certaines communautés ou minorités victimes d’« attaques stéréotypées ». En Ouganda, où le code pénal punit toujours « les actes sexuels contre-nature », 20 personnes ont ainsi été brutalement arrêtées dans un refuge LGBT, pour « non-respect de la distance sociale ». Ce qui, aux yeux de Frank Mugisha, directeur exécutif de l’ONG Sexual Minorities Uganda, n’est autre qu’un « cas évident de discrimination » contre la communauté LGBT.
Aux attaques directes et abus divers par les forces de maintien de l’ordre public s’ajoutent ceux, toujours liés au confinement mais plus pernicieux, à visée politique. L’interdiction des regroupements limite ainsi le droit de manifester et peut donc frapper le droit d’expression des partis politiques d’opposition ou des syndicats. Comme en Guinée, où le pouvoir est contesté dans la rue depuis des mois par un large front opposé au projet du président Alpha Condé de se maintenir au pouvoir. « Le monde regarde ailleurs, chacun est autocentré sur la pandémie et Alpha Condé en profite pour faire ce qu’il veut et réduire l’opposition au silence », estime un diplomate français.
« Le risque de report de scrutins est grand, notamment en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, où le calendrier est chargé, dans un environnement politique tendu », avertit Marceau Sivieude, responsable de cette zone pour Amnesty International, qui cite la Guinée, la Centrafrique, la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso. Dans ce dernier pays, déjà poussé au bord du gouffre par la montée des attaques djihadistes, l’enrôlement sur les listes électorales a été suspendu pour des raisons sanitaires, laissant planer le doute sur la tenue en novembre d’un scrutin présidentiel risqué pour le régime actuel.
Idem en Côte d’Ivoire, où l’opposition avait claqué la porte des négociations sur une nouvelle loi électorale, dénonçant une « tentative de passage en force » du gouvernement. Mercredi 8 avril, le texte qui devait être débattu devant les chambres réunies en congrès a finalement été adopté par ordonnance. Selon Adebayo Olukoshi, « les dispositions exceptionnelles offrent l’opportunité à certains gouvernements d’augmenter la pression sur l’opposition ou de réduire au silence les opinions dissidentes ».
Surveillance de masse
A ce chapitre, la tentation de resserrer l’emprise sur les médias peut aussi être grande. Entre autres cas, Reporters sans frontières (RSF) s’est ainsi inquiété du « signal dangereux » envoyé par les autorités ivoiriennes après la condamnation de deux journalistes du quotidien Générations nouvelles, réputé proche de l’opposant Guillaume Soro, pour « diffusion de fausses nouvelles ». Ils sont poursuivis pour avoir révélé dans une enquête deux cas de coronavirus à la prison d’Abidjan.
En Tanzanie, trois médias ont été condamnés à payer une amende et à présenter des excuses publiques pour avoir diffusé « des informations fausses et trompeuses sur le nombre de cas de Covid-19 dans le pays ». « Cela intervient à un moment où les autorités tanzaniennes, depuis des mois, tentent de réduire l’espace démocratique », remarque Carine Kaneza Nantulya, de HRW. En Afrique du Sud, le gouvernement a quant à lui promulgué une loi criminalisant la « désinformation » sur l’épidémie.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) rappelait pourtant récemment que le contrôle politique de l’information était l’un des freins à la lutte internationale contre la pandémie. « La réaction sanitaire nécessite de pouvoir collecter et partager des données précises, fiables et ouvertes, pour adapter les niveaux de réponse et prendre des mesures appropriées », estime l’organisation.
Enfin, des gouvernements pourraient être tentés de profiter de l’exploitation des technologies de contrôle, de l’intelligence artificielle et de la robotique pour étendre une surveillance de masse fondée sur le traçage individualisé des personnes. « Compte tenu du faible taux d’équipement électronique, le continent africain n’est sans doute pas le plus exposé, juge Marceau Sivieude. Mais le risque existe bel et bien dans des pays comme le Rwanda, le Kenya ou l’Afrique du Sud, qui tentent de se positionner comme des hubs technologiques. »
« Des conditions exceptionnelles autorisent la limitation de certains droits, rappelle le chercheur d’Amnesty International. Mais à condition de respecter certains critères : la légalité, la proportionnalité, la non-discrimination et la préservation du droit d’expression. La crise ne fait que commencer, il faut rester vigilant. »
Par Christophe Châtelot Le Monde