L’inhumanité dans laquelle la dictature trentenaire de Paul Biya (soutenue depuis 38 ans par la France) plonge des millions de Camerounais dans leur propre pays n’autorise parfois plus de s’en indigner, au risque de paraître bien complaisant devant une horreur systémique.
Que grand bien fasse à celles et ceux qui la soutiennent mordicus, car d’abord soucieux de préserver leurs privilèges, leur statut social, leurs solidarités ethno-tribales, ou leurs intérêts économiques dans ce pays.
Mais le condiv-19 est précisément venu nous rappeler combien nous sommes tous vulnérables et bien peu de chose devant la mort qui rôde, comme ce qu’endurent ces camerounais anglophones depuis quatre (04) années dans une certaine indifférence.
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« Avant, j’avais de quoi tenir un jour. C’est fini » : la détresse des déplacés anglophones du Cameroun
Serrés les uns contre les autres sur de petits rectangles de mousse étalés à même le sol, de jeunes enfants dorment déjà. Il est 20 h 28 ce lundi 20 avril, quartier Makepe à Douala, la capitale économique du Cameroun, et les mamans, l’œil sévère, surveillent ceux qui chuchotent encore. La maison est plongée dans l’obscurité à cause des coupures intempestives d’électricité, et les adultes, assis autour d’une télévision éteinte, semblent retarder leur coucher.
« Nous sommes 42 personnes dans cette maison, parmi lesquels 25 déplacés anglophones, souffle Joseph Mofor, propriétaire des lieux et chef traditionnel. Tous ces enfants que vous voyez endormis sont des déplacés qui ont fui la guerre dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, les deux régions anglophones, avec leurs parents. » Commencée en 2016 par des revendications sociopolitiques d’enseignants et d’avocats, la crise anglophone s’est transformée en 2017 en un conflit armé entre les séparatistes qui luttent pour l’indépendance de cette partie du pays, l’Ambazonie, et l’armée camerounaise.
D’après les organisations non gouvernementales (ONG) internationales, plus de 3 000 personnes ont été tuées. Selon les Nations unies, 700 000 ont abandonné leurs maisons pour se réfugier dans les forêts environnantes et les régions francophones comme l’Ouest, le Centre et le Littoral. Au début, Joseph Mofor hébergeait 130 d’entre eux. Grâce à la générosité des hommes et femmes de bonne volonté, des entreprises et associations, 105 ont été logés ailleurs dans des chambres et studios.
« Ça ou mourir de faim »
Mais, depuis que la pandémie de coronavirus frappe le Cameroun avec plus de 1 621 cas confirmés, et 56 décès au lundi 27 avril, la situation est devenue difficile pour ces populations traumatisées par la guerre et totalement démunies. Aux problèmes de santé, d’éducation, de nutrition et d’hébergement, s’ajoute désormais la peur de la contamination. Car, pour survivre, les déplacés anglophones faisaient des petits métiers. Ils étaient vendeurs ambulants, manœuvres sur les chantiers, chargeurs dans les gares… Avant que l’économie du pays ne soit mise en pause.
Pour lutter contre la pandémie, le gouvernement a en effet imposé vingt mesures : port obligatoire de masque, fermeture des établissements scolaires, fermeture des frontières terrestres, aériennes et maritimes, interdiction de rassemblement de plus de 50 personnes, interdiction de surcharge dans les taxis et sur les mototaxis, fermeture des bars et lieux de loisirs dès 18 hures… Et ces interdits affectent durement l’économie camerounaise. Les plus démunis doivent ruser pour subvenir à leurs besoins.
« Ça me fait peur, frissonne Joseph Mofor. Ici, les déplacés vendent des aubergines, des œufs bouillis, des arachides… Ils se promènent dans les rues, touchent de l’argent, rencontrent des gens. Ils rentrent en soirée et dorment serrés les uns contre les autres, faute de matelas et d’espaces. Si une personne est contaminée par le coronavirus dans cette maison, ça sera la catastrophe pour nous », explique-t-il désolé. Le chef traditionnel a bien un temps interdit ce commerce ambulant, mais, la « famine a explosé » et celui que les déplacés surnomment affectueusement « papa » a été obligé de lever l’interdiction.
« On a peur d’attraper le coronavirus. Mais, c’est ça ou mourir de faim à la maison », lâche Célestine Ngong, qui, à 24 ans, a « fui les balles » dans son Nord-Ouest natal. Comme elle, Rafiatou Foyeh sort chaque matin, accompagnée de deux de ses filles, sa bassine pleine de bouteilles de bière traditionnelle à base de maïs sur la tête. Toutes trois sont protégées de masques en tissu, moins chers que les chirurgicaux mais fabriqués le plus souvent hors des normes sanitaires. Toute la journée, elles arpentent les rues de Bonabéri, quartier de l’ouest de Douala, qui accueille une forte population de déplacés.
« Pire que le coronavirus »
Rafiatou loue une chambre construite en planches défraîchies. Cette veuve, débarquée à Douala début janvier, vit là avec ses cinq enfants. Ceux de sa défunte sœur et de son beau-frère et les siens. Tous se partagent deux petits lits qui occupent plus de la moitié de la pièce. « On dit qu’il faut au moins un mètre de distance entre les personnes. Nous sommes onze personnes dans une chambre », observe-t-elle, dépitée.
D’après Esther Omam « pris entre le feu des armes et la misère de la pandémie », les déplacés anglophones sont plus exposés au Covid-19 que la population générale. « Ils n’ont pas de revenus. Certains n’ont pas de maison. D’autres n’ont pas de quoi manger et celles et ceux qui se débrouillaient avant la crise n’y arrivent plus. Nous sommes dans un contexte de confinement, de restriction. Mais le virus de la faim est pire que le coronavirus », souligne la directrice exécutive de l’ONG Reach Out, qui vient en aide aux déplacés dans les régions francophones et à ceux qui sont cachés dans les forêts. Selon elle, certains n’ont pas d’argent pour acheter de l’eau potable, du savon, du gel hydroalcoolique ou des masques, autant de « facteurs qui facilitent la contagion ».
Alors, des milliers de déplacés ont préféré retourner dans leur village pourtant toujours en guerre, malgré l’appel au cessez-le-feu de l’ONU en cette période de pandémie. « Beaucoup sont rentrés avec les enfants parce qu’il n’y a plus d’activité. Pour eux, c’était aussi une manière de s’éloigner des centres où l’épidémie a commencé à sévir, notamment à Yaoundé et à Douala », explique au Monde Afrique Modibo Traoré. Le directeur du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) au Cameroun, précise qu’entre 5 000 et 6 000 personnes sont revenus dans la seule région du Nord-Ouest les jours qui ont suivi la fermeture des écoles, le 17 mars. Depuis, le mouvement retour se poursuit. Les deux régions anglophones enregistrent déjà des cas confirmés au Covid-19.
Ce qui inquiète aussi Esther Omam, c’est que dans les villages reculés et les forêts, le coronavirus est méconnu : « Les pauvres villageois ne savent rien. Ils n’ont jamais entendu parler du nouveau virus. » Son ONG a commencé un travail de sensibilisation, expliquant la nécessité de faire attention aux nouveau venus, de respecter les gestes barrières, de scruter les signes de la maladie. Mais, de nombreux villages restent inaccessibles.
« Nantis »
Aline* aurait voulu retourner dans son village, à Bafut, dans le Nord-Ouest qu’elle a quitté au milieu des « combats, des morts, du sang ». Elle ignore où se trouvent les membres de sa famille et, à Douala, où elle s’est réfugiée, la jeune fille de 17 ans se prostitue pour survivre. Mais avec la fermeture des bars, les clients se font rares et la faim la tenaille désormais, l’obligeant à accepter toutes les propositions.
« Vendredi, je me suis rendue chez un client qui m’a violentée sans me payer. J’ai des blessures internes et n’ai pas travaillé hier », chuchote-t-elle pudiquement, les yeux baissés. A-t-elle été violée ? « Je me suis rendue de mon plein gré chez lui », lâche-t-elle en écrasant une larme. Soudain, son téléphone sonne en ce dimanche matin. « C’est un client », s’excuse Aline en s’en allant. Elle ne dormira peut-être pas affamée ce soir.
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Carole*, elle, s’avance vers nous d’un pas lourd. Face à l’absence des clients et la peur d’être contaminée, la jeune femme de 19 ans, qui se prostitue aussi pour survivre, passe ses journées à frapper aux portes des maisons « nanties de son quartier ». Elle propose de faire le ménage, la lessive ou la vaisselle contre 500 francs CFA, 1 000 francs CFA (0,76 euros, 1,5 euro), ou quémande un repas chaud. A la nuit tombée, elle squatte chez une amie, déplacée anglophone comme elle. « La vie est devenue difficile avec le coronavirus. Avant, j’avais de quoi tenir pour au moins une journée, mais c’est fini ! », s’attriste-t-elle.
Pour Joseph Mofor qui n’a jamais reçu d’aide du gouvernement malgré les multiples sollicitations, les autorités doivent en cette période « difficile de coronavirus », fournir des aides aux déplacés anglophones et autres populations vulnérables : matelas, nourriture, eau potable et matériels de désinfection. De son côté, Esther Omam invite, elle, l’Etat à apporter un appui aux acteurs humanitaires et agents communautaires pour sillonner les localités les plus éloignées afin d’éviter la propagation du virus au sein d’une population déjà largement fragilisée par la guerre.
*Les prénoms ont été changés.