Les mesures prises pour lutter contre l’épidémie ont permis une décrue historique du nombre de détenus en France. De nombreux professionnels exhortent la garde des Sceaux à se saisir de la situation pour mettre en place une politique de régulation carcérale et éviter un retour de la surpopulation.
La crise sanitaire serait donc parvenue à accomplir ce qu’aucune politique pénale des quinze dernières années n’a réussi : désengorger les prisons françaises, insalubres et surpeuplées, où les détenus partagent, parfois à trois, une cellule de 9 m2. Aujourd’hui, le taux d’occupation général est passé à 98% (contre 119% au 16 mars) et à 110% en maison d’arrêt (contre 140% auparavant). Plus précisément, cela signifie que la population carcérale a été réduite de 12 793 personnes au 6 mai, indique la Chancellerie à Libération. Il y a désormais 59 782 détenus pour 61 109 places. «La dernière fois que l’on a eu de tels chiffres, c’était en 2007 quand on a passé la barre des 60 000 détenus, rappelle Cécile Marcel, la directrice France de l’Observatoire international des prisons (OIP). Globalement, la population carcérale a vraiment commencé à monter à partir de 2002.»
Cette baisse importante – qui n’empêche pas une saturation persistante dans certaines maisons d’arrêt d’Ile de France avec, par exemple, des taux d’occupation de 152% à Meaux (Seine-et-Marne), 144% à Bois-d’Arcy (Yvelines) ou 139% à Villepinte (Seine-Saint-Denis) – tient essentiellement à deux phénomènes. D’une part, la libération anticipée des personnes en fin de peine (sauf dans les dossiers criminels, terroristes et de violences conjugales) prévue par l’ordonnance du 25 mars pour éviter que les prisons ne deviennent de dangereux clusters. Ensuite, l’activité ralentie des juridictions qui a freiné les entrées en détention. «En termes de chiffres, c’est à peu près moitié/moitié», précise-t-on à la Chancellerie.
Près de quatre mois après sa condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en raison du «phénomène structurel» que représente la surpopulation, la France se trouve donc dans une situation historique. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que le principe de l’encellulement individuel est acquis. Il y a, en effet, beaucoup plus de places de prison que de cellules (il existe des dortoirs, certaines cellules sont doublées…). «Nous avions fait des calculs de bouts de ficelle pour arriver à un total de 52 000 cellules, mais il faudrait vraiment que le ministère recalcule les capacités opérationnelles», poursuit Cécile Marcel.
«Empêcher tout retour à la situation antérieure»
Plus qu’un serpent de mer, l’encellulement individuel posé par la loi Bérenger de 1875 est devenu un projet un peu encombrant que l’on s’est refilé d’une mandature à l’autre. Pour ne citer que les récents atermoiements : la loi du 15 juin 2000 portée par la garde des Sceaux Elisabeth Guigou en a différé l’entrée en vigueur à 2003. Puis, à la demande du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, un nouveau report était prévu jusqu’en 2008. Le gouvernement de François Fillon, guère plus impatient, a ajourné une fois encore la mesure. Jusqu’à ce que la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 ne fixe une date butoir au 25 novembre 2014. Cependant, la garde des Sceaux d’alors, Christiane Taubira, a proposé un moratoire jusqu’en 2019… accepté avec soulagement par le Parlement. Enfin, dans sa loi de programmation et de réforme pour la justice, Nicole Belloubet a rayé la date de 2019 pour la remplacer par 2022.
Depuis cette décrue soudaine et rapide amorcée par le virus, tous les regards se tournent donc vers le gouvernement. Va-t-il se saisir de l’occasion pour poursuivre le mouvement vers l’encellulement individuel ? Ou bien le monde de demain sera-t-il celui du retour aux réflexes carcéraux ? «Une fois le confinement levé, nous devrions maintenir l’idée que la détention est l’exception et la liberté, la règle, en pensant à ce moment où plusieurs milliers de détenus ont été libérés sans mettre en danger notre sécurité, exhorte le magistrat et essayiste Denis Salas, dans la revue Etudes. Il ne tient qu’à nous de transformer un paradoxe né d’une circonstance exceptionnelle en un rappel d’un droit fondamental.»
ll est, en outre, assez rare de trouver sujet qui mette à ce point tout le monde d’accord : les syndicats de surveillants, ceux de directeurs d’établissement, les associations de magistrats… Tous ont pris la plume pour plaider pour que le «monde d’après» soit celui de la régulation carcérale et réclamer une impulsion politique en ce sens. «Il ne sera plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable, que le numerus clausus est une chimère», a ainsi écrit le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT) dans une lettre ouverte au président de la République, le 23 avril. De son côté, Adeline Hazan, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, a saisi la garde des Sceaux «pour lui demander que cette situation inédite soit mise à profit», que l’on s’appuie sur «les acquis des dernières semaines pour empêcher tout retour à la situation antérieure».
«La réforme de la justice n’a rien de révolutionnaire»
Néanmoins, interrogée par le Monde le 29 avril sur l’encellulement individuel, Nicole Belloubet a répondu sans enthousiasme : «Cet objectif doit être tempéré. Ne serait-ce que parce que certains de nos établissements fonctionnent encore avec des dortoirs ou des cellules à plusieurs.» Depuis le début de la crise sanitaire, la ministre a toujours gardé la même ligne : elle est opposée à une loi d’amnistie pour les courtes peines – que demande notamment l’Association nationale des juges de l’application des peines (Anjap) –, préférant laisser le choix aux parquets d’utiliser des alternatives aux poursuites ou classements sans suite pour apurer les stocks de condamnations non exécutées.
Pour la ministre, c’est la réforme de la justice, dont le volet concernant la refonte des peines est entré en vigueur le 24 mars, qui servira d’outil de régulation à plus long terme. «Evidemment les prisons vont se repeupler, c’est automatique, précise la Chancellerie, contactée par Libération. Mais la nouvelle loi va avoir un effet sur les courtes peines [celles inférieures ou égales à six mois, ndlr] Ce n’est pas la contrainte pénale, c’est plus ambitieux.» Ce qui ne convainc pas Cécile Marcel : «Cette réforme n’a rien de révolutionnaire, il n’y a donc pas grand-chose à en attendre. Elle n’est pas suffisante, elle ne s’attaque pas aux fondements de la surpopulation carcérale comme les règles de la détention provisoire ou les comparutions immédiates.»
Dans la prison de Sequedin (Nord) en avril 2019. Photo Denis Charlet. AFP