Médiapart 3 février 2020 Par Fanny Pigeaud
Lorsqu’ils ont ouvert l’audience ce 17 janvier 2019, les magistrats du Tribunal criminel spécial (TCS) du Cameroun, dédié aux affaires de détournement de fonds publics, ne s’attendaient certainement pas à ce scénario. Devant eux, en plein tribunal, le prévenu qui était jugé ce jour-là s’est subitement effondré. François Tchakui, 59 ans, ne s’est jamais relevé : l’hôpital où il a été transporté n’a pu que constater son décès.
Cette mort et ses circonstances inhabituelles sont passées inaperçues au Cameroun. Pourtant, M. Tchakui, expert-financier, avait mené, avec son cabinet de conseil, plusieurs audits pour le compte de l’État sur des affaires sensibles et d’intérêt public, concernant des entreprises étrangères et des responsables camerounais.
Ce sont, indirectement, quelques-unes de ces missions qui lui ont valu de se retrouver devant le TCS. Sur la base d’une « dénonciation » à laquelle il n’a pas eu accès et dont il n’a pas su l’origine, le Tribunal l’accusait, dans le cadre de trois procédures distinctes, d’avoir perçu de l’argent public (1,7 milliard de francs CFA, soit 2,5 millions d’euros) « sans contrepartie », c’est-à-dire sans avoir fourni de prestations. M. Tchakui contestait ces accusations et avait communiqué au tribunal ses rapports d’audits comme preuves qu’il avait bien honoré ses contrats passés avec le ministère des finances, alors dirigé par le ministre Essimi Menye.
Dans les dossiers remis aux juges figuraient plusieurs documents concernant Bolloré Africa Logistics Cameroun (BALC), la filiale camerounaise du groupe Bolloré. Ces éléments, que Mediapart a pu consulter, ont été gardés confidentiels jusqu’à aujourd’hui, bien qu’ils aient fait l’objet de réunions de haut niveau. Ils laissaient entendre que l’entreprise aurait « fabriqué » des documents administratifs entre 2005 et 2010.
L’histoire de ce dossier commencerait en 2008 au ministère des finances. Ce dernier est alors dirigé par Essimi Menye, auparavant en poste au Fonds monétaire international (FMI) à Washington. Réputé austère et peu dispendieux, contrairement à plusieurs de ses prédécesseurs, il s’est fixé un objectif : redresser les finances du pays, en éliminant les dépenses superflues et en recouvrant des créances de l’État.
C’est dans cette optique qu’il crée en 2008 une « mission de vérification et de validation des cautions douanières » comprenant treize personnes, dont des fonctionnaires de la douane et du ministère des finances, ainsi que des experts du cabinet de conseil de M. Tchakui, désigné chef de l’équipe. Son travail est de faire un état des lieux des cautions douanières « en attente d’apurement ».
Au Cameroun, un importateur peut bénéficier, dans certains cas, d’un régime douanier spécial, dit des acquits-à-caution. Ce dispositif lui donne un délai pour s’acquitter des droits de douane ou lui permet de ne rien payer si ses marchandises sont destinées au Tchad ou à la République centrafricaine (RCA). Mais en contrepartie, il doit fournir une caution, valable pendant une durée déterminée – en général de trois mois. Pour une cargaison en transit, la caution représente le montant des droits et taxes qui devrait être acquitté si les marchandises restaient au Cameroun.
Afin d’obtenir une caution, l’importateur s’adresse à un commissionnaire en douane, lequel demande à une banque de se porter garante. Pour les marchandises déclarées en transit, le commissionnaire en douane doit ensuite apporter à la douane les documents démontrant qu’elles ont bien été acheminées jusqu’au pays de destination, ainsi que la preuve de la prise en charge dans le pays de destination. Sur la base de ces éléments, la douane délivre au commissionnaire en douane une « attestation de décharge de responsabilité » (appelée aussi « mainlevée »), qui permet à la banque d’annuler la caution engagée.
La présence d’une caution dans les écritures d’une banque au-delà de la période de garantie prévue pourrait signifier que l’importateur n’aurait pas payé son dû ou n’aurait pas apporté les documents nécessaires à la douane, laquelle serait par conséquent en droit de l’encaisser. Ce sont donc ces cautions arrivées à échéance et non apurées que la mission de vérification devait recenser.
Ses recherches ont permis à l’équipe d’auditeurs d’identifier plus de 110 000 cautions « dormantes », émises entre 1999 et 2010 par différentes entités, dont des banques, pour un montant supérieur au budget annuel du pays, selon un courrier adressé par François Tchakui en mai 2018 au président Paul Biya. Mais la mission a été aussi amenée à constater des anomalies dans des dossiers concernant des marchandises déclarées en transit, comme elle l’a signalé dans un rapport remis au ministre des finances en avril 2011. Le contenu de ce rapport et des autres documents évoqués dans cet article – et dont Mediapart a obtenu copie – était resté, jusqu’à ce jour, inconnu des Camerounais.
Sur des attestations de décharge de responsabilité, on pouvait voir des « rajouts, des altérations, des surcharges, des ratures, des erreurs matérielles » ainsi que « des données non concordantes sur : les éléments d’identification des mainlevées, des déclarations en douane et des titres de transit ; certains éléments de taxation, notamment le montant des cautions à apurer et les quantités ; les numéros de caution ; et les dénominations des banques ». Toutes ces observations figurent dans un procès-verbal dressé par la mission de vérification le 18 août 2011.
Ce procès-verbal mentionne expressément que « ces manipulations portent sur 716 dossiers de la société Bolloré Africa Logistics Cameroun […] et représentent 97,68 % des dossiers incriminés ». La filiale du groupe Bolloré compte en effet plusieurs sociétés, comme SDV et SAGA, qui sont commissionnaires en douane, en plus de leur activité principale de transitaire. Après vérification, la mission « remarque » que les documents litigieux ont été « fabriqués », selon le terme employé, à partir d’attestations de décharge de responsabilité « délivrées pour apurer les cautions bancaires sur des opérations d’acquit-à-caution précises ». Bolloré Africa Logistics Cameroun a dû s’expliquer devant l’équipe de François Tchakui. En juin 2011, son « directeur de transit adjoint » et son « chef service cautions » ont « reconnu », en présence notamment des responsables des syndicats des commissaires en douane, que les « rajouts, altérations, surcharge, et ratures constatées sur les mainlevées [étaient] le fait de la société Bolloré », selon le procès-verbal du 18 août 2011, dont BALC a reçu une copie.
Le même document indique que les cadres de la filiale camerounaise de Bolloré ont assuré à la mission de vérification que « le seul avantage » tiré de ces modifications était la « diminution des encours auprès des banques car les opérations de transit afférentes ont été effectuées », d’après le procès-verbal du 18 août 2011. Il n’y a « jamais eu » une « intention de distraire les deniers publics », ont-ils garanti, se proposant « d’en apporter la preuve ». Ils ont fourni quelques jours plus tard de nouveaux éléments pour appuyer leurs affirmations, dont des photocopies de titres de transit, de déclarations en douane, de mainlevées, etc. Mais après des « séances de travail contradictoire », la mission jugera que l’entreprise n’a pas « présenté de documents justificatifs suffisants et pertinents justifiant de la conformité des opérations de transit querellées », comme elle l’a consigné dans son procès-verbal.
Bolloré Africa Logistics Cameroun « s’est substituée à l’administration des douanes de façon consciente », conclut la mission. Son objectif ? « Les auteurs et intéressés à la fraude l’ont manifestement fait dans le but de bénéficier indûment des avantages liés aux acquits-à-caution et régimes suspensifs », avance-t-elle dans des procès-verbaux adressés aux banques qui ont accepté et traité les attestations de décharge qu’elle estimait contestables.
« Fausses attestations de décharge de responsabilité »
Car les marchandises concernées, supposées aller au Tchad et en RCA, « étaient en réalité écoulées au Cameroun, sans que des droits de douane et la TVA ne soient payés », assure aujourd’hui Essimi Menye, qui s’exprime pour la première fois publiquement sur cette affaire. L’ancien ministre, récemment condamné en première instance dans trois dossiers dont un est lié à cette affaire, précise : « BALC n’a pas été capable à l’époque de présenter de documents douaniers certifiés par les services des pays de destination. » C’est aussi ce que laisse entendre la mission : dans son procès-verbal d’août 2011, elle indique ne pas avoir reçu, de la part de Bolloré Africa Logistics Cameroun, les documents qui « permettraient d’envisager que ces marchandises n’ont pas été déversées » sur le territoire national.
Selon Essimi Menye, le processus aurait été le suivant : « D’après ce que nous avons pu comprendre, les commissionnaires en douane indélicats modifiaient d’anciennes attestations de décharge de responsabilité, puis grâce à des agents de la douane peu scrupuleux, les faisaient tamponner avec de nouveaux cachets. Ces documents étaient ensuite remis aux banques, qui les prenaient en compte pour mettre à jour leur portefeuille de cautions. » De son côté, la mission de vérification a écrit dans son rapport d’avril 2011 : « Les banques ont utilisé des mainlevées falsifiées, raturées ou détournées pour lever de nombreuses cautions. »
La majeure partie des dossiers relevant de la catégorie « fraudes sur acquits-à-caution », établie par l’équipe de M. Tchakui, auraient été traités par la filiale de la Société générale, SGBC (294 dossiers), la Commercial Bank-Cameroun (273) et la filiale du Crédit agricole, CA-SCB (136 dossiers), d’après le rapport d’avril 2011 de la mission.
Le montant des « fausses attestations de décharge de responsabilité » produites par la filiale camerounaise de Bolloré s’élèverait à 36,4 milliards de francs CFA (55,6 millions d’euros), selon les calculs de la mission. Autant d’argent que le Trésor public n’aurait pas perçu au titre des droits de douane. Et cela sans compter la TVA. « Il faut noter que l’audit a porté sur une période limitée, de 2005 à 2010. L’extension des recherches sur une période plus longue aurait sans doute conduit à des montants plus importants », indique à Mediapart le ministre Essimi Menye.
D’après lui, la « manœuvre », terme utilisé par la mission de vérification, aurait également permis aux commissionnaires en douane « d’alléger leur portefeuille de cautions sans remettre d’argent dans le système : les banques apuraient les comptes relatifs aux attestations falsifiées, ce qui fournissait ainsi aux commissionnaires en douane concernés les moyens de lever des cautions pour d’autres commerçants ».
En 2011, le président Paul Biya et l’ambassadeur de France ont été informés de la découverte de ces faits. Mais l’affaire n’a pas été rendue publique.
Le 9 décembre 2011, coup de théâtre : Essimi Menye perd le ministère des finances pour être nommé à l’agriculture. Trois jours avant, il s’était mis à dos la majorité des banques du pays, raconte-t-il : « Je leur avais donné trois semaines pour commencer à reverser à l’État l’argent des cautions échues non apurées qu’elles détenaient dans leurs livres, soit 92 milliards de francs CFA pour la période 2005-2010. » Les banques avaient protesté, contestant les montants réclamés.
Son successeur, Alamine Ousmane Mey, ex-directeur de banque, a renoncé à l’ultimatum adressé aux établissements bancaires et relancé des négociations avec eux et les commissionnaires en douane. Il a mis fin à l’existence de la mission de vérification et nommé une « mission de finalisation des dossiers contentieux sur les cautions bancaires ». Au fil des mois, cette dernière a revu à la baisse les sommes demandées aux banques dans le cadre du volet « cautions échues non apurées ». Mais elle a constaté à son tour, dans un procès-verbal dressé le 8 juillet 2013 et signé par la filiale de Bolloré, des « falsifications » sur 716 dossiers « ayant servi à obtenir la restitution indue de cautions bancaires ».
Dans un rapport daté du 12 juillet 2013, la mission de finalisation a indiqué qu’un représentant de l’entreprise avait « reconnu les faits » devant elle. Elle a aussi écrit avoir « prévenu » BALC « de ce que la signature de ce second procès-verbal ne préjugeait en rien des poursuites pénales qui pourraient être engagées contre elle, du fait de la gravité des actes qui lui sont reprochés, qualifiés de falsification et usage de documents publics authentiques et sanctionnés par un emprisonnement de 10 à 20 ans par l’article 205 du code pénal du Cameroun ». Ces pratiques sont également réprimées par le code douanier de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) à laquelle appartient le Cameroun, avait-elle rappelé. Dans ce même document de juillet 2013, elle mentionnait par ailleurs des « falsifications de mainlevées » constatées dans 68 dossiers de Getma International, filiale de Necotrans (dont la majorité des actifs et activités ont été rachetés par le groupe Bolloré après sa liquidation, en 2017), pour un montant de 2,4 milliards de francs CFA (3,6 millions d’euros).
Y a-t-il eu ensuite des poursuites judiciaires ? Des pénalités ont-elles été imposées à BALC ? Interrogé par Mediapart, l’actuel ministre camerounais des finances, Louis-Paul Motaze, a fait répondre « qu’il n’avait pas d’éléments sur les questions » soulevées.
Questionné par écrit sur le sujet, Bolloré Africa Logistics Cameroun a laissé sa maison mère, Bolloré Transport & Logistics, installée dans la tour du groupe à Puteaux, répondre : « Ces enquêtes datent de près de 10 ans et Bolloré Africa Logistics Cameroun a eu l’occasion de prouver qu’aucune fraude n’avait été commise sur ces dossiers. Toutes les marchandises pour lesquelles nous avions effectué des formalités de transit conformément aux dispositions légales et réglementaires ont été livrées dans les pays de destinations effectives (Tchad, RCA, Congo). Suite à divers contrôles, l’administration des douanes a déchargé notre filiale de toute responsabilité sur les opérations effectuées et ordonné aux banques de donner mainlevées des cautions. »
Quant à la question de savoir à quelle date les accusations avaient été levées et si un document le confirmait, le groupe Bolloré explique : « Le 7 avril 2014, le ministère des finances a rendu ses conclusions. Au terme des enquêtes, il a été prouvé que l’ensemble des dossiers concernés ont régulièrement transité vers les pays de destination et que les mainlevées délivrées à Bolloré Transport & Logistics Cameroun par les banques à la demande formelle du bureau des douanes compétent étaient régulières. » Il a précisé : « Pas de document à vous transmettre. » Mediapart a interrogé à nouveau le ministère des finances sur l’existence d’un acte écrit confirmant les déclarations du groupe Bolloré. Le ministère a indiqué s’être tourné vers la direction générale des douanes mais ne pas avoir eu de retour.
Dans sa note au président Biya de mai 2018, M. Tchakui, qui avait aussi enquêté sur des surfacturations du groupe suisse SGS à l’État camerounais et sur la liquidation d’entreprises publiques, estimait que son travail « embarrassait certains intérêts ». Il affirmait avoir exécuté son « contrat avec loyauté et professionnalisme » et « payer le prix de [son] patriotisme ».
Son décès a mis fin aux poursuites engagées contre lui. Trois procès se sont toutefois tenus depuis contre son co-accusé, Essimi Menye. Mais ce dernier, qui rejette les accusations portées contre lui, n’a pas assisté aux audiences : il vit aux États-Unis depuis quatre ans. En conflit larvé avec plusieurs de ses collègues ministres, il avait été limogé du gouvernement en octobre 2015. Il avait alors été autorisé par le président Biya à partir à l’étranger pour des raisons de santé. C’est après ce départ que François Tchakui avait été convoqué par la justice avant d’être placé en détention provisoire, fin 2016.
Essimi Menye a été condamné à la prison à vie à l’issue de chacun des trois procès, au cours desquels seul le contenu du rapport d’audit sur la SGS fourni par M. Tchakui a été rapidement évoqué. Sa défense n’a pas eu l’autorisation de plaider, car le TCS le considère « en fuite ». Il a fait appel de ces jugements, tout comme la succession de M. Tchakui qui a été condamnée à payer des dommages et intérêts à l’État.
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