Difficile de passer inaperçu lorsqu’on déambule au côté d’André Blaise Essama dans les rues de Douala, la capitale économique du Cameroun. Place du Gouvernement, dans le quartier administratif de Bonanjo, le voilà qui se met à secouer de toutes ses forces la barrière métallique érigée autour de la statue du général Philippe Leclerc de Hauteclocque, héros français de la seconde guerre mondiale. Intrigués, des passants s’arrêtent. Au volant d’un pick-up, un militaire ralentit pour observer la scène.
Celle-ci ne connaîtra pourtant aucun dénouement spectaculaire. Ce samedi de juillet, André Blaise Essama refuse de faire plus de publicité à ce personnage qu’il qualifie de « tortionnaire ». Par le passé, il l’a pourtant décapité à sept reprises. « Comment peut-on garder ainsi un colon qui ne nous a rien apporté ? Il n’a pas sa place à cet endroit », fulmine le militant de 44 ans, drapé dans un boubou immaculé et coiffé d’un chapeau traditionnel. André Blaise Essama est devenu célèbre au Cameroun en s’attaquant aux symboles coloniaux depuis 2003, bien avant l’actuel mouvement de déboulonnage de statues qui se propage à travers le monde.
Le monument Leclerc a été construit en 1948, douze ans avant l’indépendance camerounaise, en hommage à ce militaire français, compagnon du général de Gaulle, envoyé au Cameroun pour rallier des troupes afin de libérer la France de l’occupation nazie. Un « chef de guerre », venu « prendre de force » des Camerounais, s’insurge M. Essama, qui en a fait la cible favorite de ses opérations de déboulonnage et de décapitation. « Ses têtes sont enterrées dans mon village. Des rites ont été faits avant l’enterrement », sourit-il en sortant son téléphone pour faire défiler des photos le représentant en train de renverser la sculpture.
Relations incestueuses
Pour André Blaise Essama, qui a perfectionné sa fibre nationaliste dès le début des années 2000 auprès de l’artiste peintre et militant anticolonialiste Mboua Massock, « il faut lutter pour notre dignité ». C’est là le sens de ses actions contre la statue du général Leclerc ou le monument du soldat inconnu, dressé dans un jardin public tout proche, « en mémoire des soldats et marins français et alliés ».
En dix-sept ans, le militant a été arrêté au moins 78 fois, d’après son propre décompte. Condamné pour vandalisme, il a parfois passé jusqu’à six mois en prison et a été sommé de payer plusieurs millions de francs CFA d’amendes (plusieurs milliers d’euros), réglées entièrement par ses nombreux supporters disséminés à travers le Cameroun et la diaspora. Un soutien qui témoigne de la sensibilité du sujet dans ce pays d’Afrique centrale où la mémoire coloniale est occultée.
Lire aussi Au Cameroun, sur les traces d’une guerre d’indépendance longtemps tabou
La sanglante guerre pour l’indépendance qui a opposé militaires français et nationalistes, qui l’ont payé de leur vie, est mal connue de la population. Entre 1955 et 1971, des dizaines de milliers de Camerounais, voire davantage, ont été tués, comme le révélait en 2011 le livre de Jacob Tatsitsa, Thomas Deltombe et Manuel Domergue, Kamerun ! une guerre cachée aux origines de la Françafrique. Selon l’historien Daniel Abwa, dans les établissements scolaires, l’histoire du Cameroun reste bien trop peu enseignée. Une conséquence, selon lui, des relations incestueuses entre les autorités camerounaises et la France qui ont « pactisé » pour « limiter l’intensité de la volonté pour l’indépendance ».
Paul Biya, président depuis trente-huit ans, a travaillé dès le début des années 1960 auprès d’Ahmadou Ahidjo, le tout premier chef d’Etat soutenu par les colons français. La lutte armée entre le pouvoir en place et les indépendantistes a pris fin en 1971, avec la mort d’Ernest Ouandié, leader nationaliste fusillé en place publique. Il a fallu attendre 1991 pour que lui et ses compagnons de lutte soient réhabilités. Mais, aucune mesure d’accompagnement n’a suivi.
«Tant qu’on n’aura pas cette vision de ces hommes qui ont perdu leur vie pour la victoire du Cameroun, nous aurons des modèles qui nous sont imposés par le colonisateur, déplore Daniel Abwa. Dans la plupart de nos villes, nos héros sont des Occidentaux. Il faudrait absolument changer cela pour que les Camerounais prennent leur place dans leur histoire. »
Dans le droit fil de son combat, André Blaise Essama n’hésite pas à s’en prendre à Paul Biya. Le militant a publiquement fouetté des photos du président. « Paul Biya est un personnage postcolonial. Il est l’incarnation même de la Françafrique », cingle-t-il aujourd’hui.
Pour le militant, les symboles coloniaux devraient être remplacés par des héros nationaux et africains. Cet objectif est désormais sa priorité. « Savoir d’où l’on vient permet de savoir où l’on va. Les voir dans nos rues aura un impact sur tous les Camerounais, surtout les plus jeunes qui grandiront en s’appropriant leur histoire », assure-t-il.
La liste d’André Blaise Essama est longue : Ruben Um Nyobè, le père de l’indépendance qu’il considère comme « l’homme le plus aimé du Cameroun », Douala Manga Bell et Martin Paul Samba qui ont combattu les colons allemands au tout début du XXe siècle, le président du Burkina Faso Thomas Sankara ou encore celui de la Guinée, Sekou Touré. Qu’importe si ce dernier, après avoir combattu et obtenu l’indépendance, a passé vingt-cinq ans au pouvoir. « C’est un nationaliste africain », défend-il.
« Sensibiliser sans relâche »
Pour mener à bien son projet, André Blaise Essama a créé en 2015 le mouvement Hoo Haa qui regroupe de nombreux sculpteurs bénévoles afin de construire de nouvelles statues. Déjà installée à Douala, celle de Samuel Mbappé Léppé, décédé en 1985 et considéré comme « le plus grand footballeur camerounais de tous les temps », fait la « fierté » de M. Essama. Plus d’une vingtaine d’autres attendent dans les ateliers de trouver une place dans la ville.
La dénomination des rues et des avenues est également au cœur des préoccupations du militant. Grâce à ses multiples correspondances envoyées aux élus municipaux, quelques-unes portent désormais le nom de personnages locaux. Une trop maigre victoire, juge-t-il cependant. « Ils débaptisent physiquement mais, sur Google Map, ce sont toujours les noms de colons qui sont maintenus », enrage André Blaise. Il évoque aussi avec dépit le lycée Joss, baptisé en l’honneur de l’Allemand Elame Joss, qu’il a tenté sans succès de faire renommer lycée Ernest-Ouandié.
Surnommé « combattant » ou « révolutionnaire » par ses partisans, André Blaise Essama est aussi taxé de « fou » par certains qui n’apprécient guère ses méthodes musclées. C’est d’ailleurs armé d’une grosse pierre que, ce matin de juillet, il entreprend de détruire une plaque indiquant l’avenue du Général-de-Gaulle. « Il faut sensibiliser sans relâche la population », répète-t-il inlassablement. « Nous devons lutter contre le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme, le franc CFA et tout ce qui menace l’avenir de l’Afrique », martèle-t-il, usant d’un lexique proche de celui de Kemi Seba, le très controversé militant franco-béninois avec lequel il entretient des contacts réguliers.
Faute de réussir à le faire taire, les autorités lui ont confisqué ses trois motos. Il ne se déplace plus qu’à vélo. Un moyen de transport autant qu’un outil de communication : la bicyclette, pavoisée aux couleurs du Cameroun, arbore à l’avant une pancarte à la gloire de Ruben Um Nyobè.