Ankara : «Nous étions venus avec nos banderoles de paix, elles ont servi à couvrir nos morts…»
«J’ai entendu deux fortes explosions. C’était comme un tremblement de terre. Et puis partout il y avait du brouillard. A 30-40 mètres de moi j’ai vu des gens sans jambes, sans bras. Partout il y avait du sang. J’ai vu un enfant mort.» Ertugrul Kurkcu, député du HDP (Parti démocratique des peuples), la formation kurde de gauche (80 députés sur 550) se trouvait dans la manifestation pour la paix qui a été attaquée ce samedi à Ankara juste au moment où elle devait commencer. L’attaque, qui est, semble-t-il, un attentat suicide, a fait 95 morts et 246 blessés, selon le ministre de la Santé. Pour les autorités, il s’agit probablement d’un «acte terroriste». Celui-ci n’a toujours pas été revendiqué. Musa Cam, député du CHP, le parti social-démocrate, principale formation de l’opposition avec 131 députés, a montré sur place aux photographes les billes en acier qu’il tient dans sa paume: «C’est pour tuer plus de gens», dit-il.
«Il s’agit d’un acte ignoble», a dénoncé depuis Istanbul le co-président du HDP, Selahaddin Demirtas, à la suite de l’attentat. Kemal Kilicdaroglu, président du CHP a lui déclaré qu’il était «vraiment très triste». «Nous sommes contre le terrorisme, contre tout genre de terrorisme. Pourquoi nos jeunes meurent-ils sur une place de la capitale. Nous voulons la paix, nous voulons vivre ensemble», a-t-il dit.
Soupçons
La manifestation nationale pour la paix était conjointement organisée par les partis politiques (CHP, HDP et quelques partis de gauche), les syndicats de travailleurs et les ONG. Elle se tient dans un contexte difficile. Des élections anticipées sont prévues le 1er novembre et la classe politique est en campagne. Le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, a interrompu ses activités électorales pour rentrer à Ankara et présider la réunion d’une cellule de crise.
Les soupçons s’accumulent. Le ministère de la Santé, dans un communiqué, a annoncé que «56 ambulances ont ete mobilisées sur place tout de suite après les explosions». «Oui mais la police les a empêchés pendant longtemps d’entrer sur la scène de la manifestation», retorque un activiste. «Bizarre», dit Faruk Bildirici, médiateur du quotidien Hurriyet, sur place samedi dans la matinée: «Devant la gare d’Ankara, il y a au moins une vingtaine de caméras de surveillance, la police peut donc facilement trouver les auteurs du crime. Mais j’ai été surpris quand même de ne voir ce matin aucun contrôle de police avant d’entrer dans la place de la manifestation.»
Les témoins sur place se sont plaints devant les caméras de l’attitude des forces de l’ordre. Tout de suite après les deux explosions, la police s’en est pris aux gens qui voulaient aider les blessés. Elle est intervenue avec des véhicules lançant jets d’eau et gaz lacrymogènes. «Nous étions venus ici avec nos drapeaux et nos banderoles de paix, ils ont servi à couvrir nos morts…» s’indignent les manifestants.
Colère des opposants
Opposants, intellectuels, ou simples militants ont exprimé leur colère sur les quelques chaînes de télévision non encore interdites (CNNTurk, IMC, Hayat TV) et en particulier sur les réseaux sociaux et accusent les autorités de couvrir les coupables. Ils accusent la police d’avoir voulu aggraver le bilan des victimes en empêchant les ambulances de leur porter secours et assurent que les auteurs sont les mêmes que ceux qui ont commis les attentats de Diyarbakir (le 5 juin) qui a fait 4 morts et 37 blessés et de Suruç (le 20 juillet), qui a fait 35 morts et 17 blessés.
Vendredi, Sedat Peker, déjà condamné en tant que «chef de bande de malfaiteurs» et considéré comme proche du président Erdogan avait organisé à Rize (Mer Noire), une «manifestation contre le terrorisme» où il avait pris la parole: «Nous allons tous voter pour l’AKP. J’aime le président Erdogan, pas parce qu’il est de Rize mais parce qu’il est un grand leader. Nous n’allons attaquer personne. Mais si on nous attaque il y aura beaucoup de sang qui coulera, des rivières de sang…» a-t-il dit, devant un grand poster où on voit le Président Erdogan lui serrer la main.
L’attentat d’Ankara survient au moment où le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, en lutte armée contre le pouvoir central depuis 1984) se préparait à déclarer un nouveau cessez-le-feu ce dimanche. Le processus de paix engagé entre le PKK et Ankara fin 2012 s’était poursuivi sans accrochages jusqu’au 7 juin, date des dernières élections générales, quand le HDP avait réussi à dépasser le seuil national des 10% et était entré au parlement. Cette victoire a empêché l’AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002) de former tout seul le gouvernement et le président Erdogan de changer le système politique en vigueur en Turquie. Erdogan entendait alors établir un système présidentiel et mettre fin au système parlementaire.
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Turquie: le désastre de la stratégie de tension d’Erdogan
Par Marc Semo — Libération
Une embuscade menée dimanche dans l’extrême sud-est du pays aurait fait au moins 16 victimes parmi les militaires turcs.
C’est un implacable engrenage de guerre civile. L’embuscade menée dimanche dans l’extrême sud-est du pays aurait fait 16 victimes parmi les militaires turcs selon l’armée, voire 32 selon les assaillants. C’est la plus sanglante depuis la reprise des affrontements, fin juillet, entre Ankara et la guérilla kurde. Depuis des années, aucune opération des rebelles kurdes turcs du PKK n’avait causé, en une seule fois, autant de victimes. Les accrochages sont quotidiens depuis fin juillet et ont coûté la vie à quelque 70 militaires et policiers. Les bombardements et les opérations de représailles auraient, selon les autorités turques, permis d’éliminer un millier de «terroristes».
Tout le sud-est du pays peuplé en majorité de Kurdes sombre dans la violence au point que certains observateurs s’interrogent sur la possibilité de pouvoir, dans certaines parties de la région, y mener normalement le scrutin anticipé du 1er novembre. L’évidence des effets dévastateurs de la stratégie de la tension du président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan est là. Son parti l’AKP, au pouvoir depuis 2002, n’avait pas réussi à remporter la majorité le 7 juin à cause du rejet par une bonne partie de l’opinion des projets d’Erdogan pour l’instauration d’un régime présidentiel. Jusque-là, le «nouveau sultan», comme l’appellent ses adversaires, avait gagné toutes les élections et avait même été élu chef de l’Etat au suffrage universel en août 2014 dès le premier tour avec 50,2 %. Toujours pris dans son ubris, il a choisi l’escalade et a rallumé le conflit avec le PKK. Dans l’espoir de galvaniser encore un peu plus l’électorat nationaliste en vue d’un nouveau scrutin, rendu obligatoire par l’impossibilité de constituer un gouvernement.
Entamé fin 2012 par des négociations directes entre des représentants d’Erdogan et le leader de la guérilla Abdullah Ocalan, condamné à la prison à vie, le processus destiné à trouver une solution politique à ce conflit (40 000 morts depuis 1984) et à la question kurde en Turquie (qui représente 15 % à 20 % de la population) est moribond. La monnaie nationale s’effondre. Les réseaux sociaux comme la presse d’opposition sont dans le collimateur des autorités, comme en témoignait dimanche l’occupation des locaux du grand quotidien Hurriyet par des militants de l’AKP. Alors que la Turquie devrait et pourrait jouer un rôle clef en vue d’une solution de la crise syrienne et dans l’éradication de l’Etat islamique, la priorité du pouvoir est plus que jamais la lutte contre le PKK et son frère syrien le PYD. La crédibilité d’Ankara est désormais au plus bas parmi ses alliés.
Mais cette fuite en avant n’a même pas eu les effets électoraux escomptés. Dans les sondages, l’AKP plafonne autour de 40 %, comme en juin. Le parti kurde légal HDP, dont le régime espérait l’effondrement, se maintient. Et très souvent, lors des enterrements de militaires et de policiers tués, la foule conspue les représentants du pouvoir hurlant que ces «martyrs» ne sont pas tombés pour la patrie mais pour «le palais» et les ambitions mégalomaniaques de celui qui l’occupe.