On la voit d’abord de dos, portant une veste en cuir. Elle court dans un champ de fleurs de colza, ses cheveux noirs bouclés brillant sous le soleil. Quelques secondes plus tard, elle fait demi-tour et se retourne vers la caméra. Son jeune visage est illuminé par un sourire. C’était en 2014, en Suisse, lorsque l’Iranienne Niloufar Bayani travaillait encore à Genève pour le programme des Nations unies pour l’environnement. Quatre ans plus tard, en janvier 2018, cette spécialiste de conservation de la biodiversité est arrêtée en Iran, avec sept autres collègues. Parmi eux, elle est celle qui a subi le plus de pressions : huit mois en cellule d’isolement avant d’être condamnée, en février 2020, à l’issue de 1 200 heures d’interrogatoires, à dix ans de prison pour « espionnage » sous couverture de ses actions en faveur de l’environnement, la peine la plus lourde parmi les accusés.
La crise sanitaire du Covid-19 avait laissé imaginer à sa famille que la jeune femme puisse bénéficier d’une sortie temporaire de la prison d’Evin, à Téhéran. Cet espoir a fait long feu. C’est pour cela que, après deux ans et demi de silence, les proches de Niloufar Bayani ont décidé de témoigner. L’Iranienne de 33 ans est la seule, parmi ses collègues, à avoir osé, lors de son procès et dans des lettres adressées aux autorités iraniennes, dénoncer les tortures qu’elle a subies. Elle est ainsi devenue une nouvelle figure de la résistance en Iran.
« Pires insultes »
Rendues publiques récemment, ces lettres sont des documents inédits sur le traitement réservé aux prisonniers politiques en Iran et jettent une lumière crue sur la mainmise sur la justice des gardiens de la révolution, l’armée idéologique à l’origine de l’arrestation des défenseurs de l’environnement et de tant d’autres Iraniens.
« Après les premiers mois de prison qui ont été très durs, c’est comme si, soudain, Niloufar était devenue forte, imbrisable, incassable, qu’elle n’avait plus peur, raconte depuis Téhéran Mazdak, un de ses amis proches, qui préfère être cité sous un pseudonyme. A partir de là, elle a raconté ce qu’elle avait vécu. »
Dans l’une de ses lettres, Niloufar Bayani témoigne de l’influence des gardiens de la révolution sur la justice. « Mes interrogateurs me répétaient sans cesse : “Nous frappons à la bouche du juge qui n’accepterait pas la sentence que les gardiens de la révolution lui dicteront.” » Elle raconte aussi avoir fait l’objet « des pires insultes à caractère sexuel lors de très longs interrogatoires en présence d’une équipe d’agents qui me demandaient d’assouvir leurs fantasmes sexuels ».
En février 2018, des membres de l’emblématique ONG écologiste Miras Parsian (Fondation du patrimoine faunique persan, en français) dont Niloufar Bayani, ont été arrêtés par les gardiens de la révolution. Deux semaines plus tard, le directeur de l’ONG, Kavous Seyed-Emami, est retrouvé mort dans sa cellule. Les autorités évoquent un suicide, sa famille rejette la version officielle.
Accusations dans la presse
Après sa mort, pour les gardiens de la révolution, il y a urgence à fabriquer un dossier qui « tienne ». Les pressions sont donc exercées principalement sur Niloufar Bayani qui a étudié et travaillé à l’étranger, la source de tous les maux du pays aux yeux de l’aile dure du régime. « Presque 80 % du dossier a été bâti autour de ses confessions », explique Saman, un ami proche de la jeune iranienne depuis l’Europe, qui témoigne aussi sous pseudonyme.
Dans la presse conservatrice, toutes sortes d’accusations sont brandies contre les prévenus : l’espionnage de sites militaires en utilisant les caméras installées pour documenter le passage des guépards asiatiques ; l’introduction d’espions américains en Iran en utilisant des permis de chasse ; la circulation à proximité de sites nucléaires…
En réalité, l’ONG Miras Parsian, qui travaillait étroitement avec le gouvernement, a constitué une cible idéale pour les rivaux du président Hassan Rohani, fort à l’époque du succès diplomatique qu’il avait obtenu avec la signature, en juillet 2015, de l’accord sur le programme nucléaire de Téhéran avec l’Occident. Le dossier contre les écologistes illustre à nouveau le bras de fer qui se joue entre les deux camps, l’un favorable à une ouverture vers l’Occident et l’autre, qui y reste farouchement opposé. Par ailleurs, les gardiens de la révolution, impliqués dans la majorité des projets de construction de digues, cherchent à travers ces arrestations à ne pas perdre leur contrôle sur les affaires touchant à l’environnement en Iran.
Le ministère du renseignement, sous l’autorité du président, a beau rejeter l’accusation d’espionnage, les gardiens de la révolution n’ont jamais fait marche arrière. Et ils ont finalement obtenu la condamnation définitive de tous les accusés.
« Tuer son âme »
Mais Niloufar Bayani a réussi à rallier l’opinion publique en clamant son innocence devant le juge Abolghasem Salavati, connu pour avoir la main particulièrement lourde dans les dossiers politiques, et en dénonçant des aveux extorqués sous la torture.
Qu’est-ce que qui a poussé une fille, issue d’une famille aisée et ayant fait ses études à l’Université McGill, à Montréal, et à Columbia, à New York, à défier les gardiens de la révolution ? Marisol Estrella, qui a supervisé Niloufar Bayani entre 2013 et 2017 à l’ONU, se souvient notamment de la première expérience du terrain de l’Iranienne après le passage de l’ouragan Matthew à Haïti. « Elle a accepté sans hésiter de rejoindre notre équipe. Pendant trois semaines, dans des circonstances très difficiles, Niloufar a travaillé sans se plaindre. Elle a des valeurs, des principes. »
Fière d’être iranienne, la jeune experte en conservation avait sauté sur l’opportunité de travailler au sein de l’ONG de Miras Parsian en tant que coordinatrice, en septembre 2017. Le salaire symbolique d’une centaine d’euros lui importait peu. « Niloufar n’est pas matérialiste. Elle aurait pu avoir une vie meilleure n’importe où dans le monde avec son expertise », explique l’un des fils de Kavous Seyed-Emami, Mehran, depuis le Canada.
Mais son rêve, à peine réalisé, se brise quatre mois plus tard. Dix ans derrière les barreaux l’attendent, dans la section réservée aux prisonnières politiques avec la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, condamnée, elle, à cinq ans de prison. Une de ses codétenues, en permission de liberté temporaire, racontait, en avril, leur vie commune : « Elle donne à ses codétenues des cours de yoga, d’anglais et de français. Elle est pleine d’énergie, s’occupe des autres et essaie de remonter le moral de sa famille. » Le but des tortionnaires de Niloufar Bayani était de « tuer son âme », disent ses amis. Ils n’y sont guère parvenus.
Par Ghazal Golshiri