L’assassinat d’un ancien de la DGSE et les mystères d’un complot françafricain
L’ancien agent de la DGSE Daniel Forestier, exécuté de cinq balles dans le corps sur un parking de Haute-Savoie en mars 2019, avait avoué à des policiers du contre-espionnage des préparatifs d’attentat contre l’opposant Ferdinand Mbaou. Sa mort jette une lumière crue sur les méthodes des réseaux de la Françafrique.
«Je veux simplement dire que je ne comprends pas ce qui m’arrive, tout me tombe dessus », avait soufflé Daniel Forestier, après 48 heures de garde à vue, devant les juges, en septembre 2018. Tout était allé très vite, en effet. Convoqué à deux reprises au commissariat d’Annemasse, les 31 août et 1er septembre, l’agent retraité du service action de la DGSE avait confirmé devant des fonctionnaires du renseignement intérieur les préparatifs d’un attentat contre un opposant congolais résidant dans le Val-d’Oise. Placé en garde à vue quelques jours plus tard dans les locaux de la brigade criminelle de Lyon, il s’était rétracté, puis avait fait le choix de garder le silence.
Pour la justice il était « très sérieusement suspecté de se trouver à la tête d’une équipe de malfaiteurs œuvrant à la préparation d’un projet criminel », « celui du meurtre du nommé Ferdinand Mbaou », un militaire congolais en exil. Selon l’enquête, ce « contrat » lui avait été proposé par un ami devenu chargé de mission auprès du président congolais Denis Sassou-Nguesso, Bruno Susini. « L’assassinat devait se commettre d’ici à la fin 2018 et rapporter aux exécutants la somme de 400 000 euros », résumaient les enquêteurs. L’enquête avait confirmé les repérages du groupe dans la ville où résidait M. Mbaou.
Le « CV » de Forestier, qui opérait dans les services spéciaux sous l’alias de « Boris », laissait déjà deviner sa participation par le passé à de nombreuses actions secrètes. Sorti de l’école des sous-off’ de Saint-Maixent, l’adjudant-chef passe huit ans dans l’infanterie de marine, avant d’intégrer la DGSE en 1990 pour treize ans, en passant par le centre parachutiste d’entraînement spécialisé (CPES) de Cercottes, l’ancien « 11e choc », et devenir « officier traitant en cellules spécialisées » pour des missions en France et à l’étranger. « Opérations classées secret défense et confidentiel défense », résume-t-il. Il prend sa retraite en Haute-Savoie, s’intègre dans un petit village où il tient un bar-tabac avant de partir travailler pour des sociétés privées de sécurité suisses. Il publie aussi deux romans d’espionnage à compte d’auteur : notamment Requiem pour un Savoyard, les aventures de « Max de Saint-Marc, barbouze de la république »…
Le 12 septembre 2018, alors que le parquet et le juge d’instruction lyonnais Michel Noyer souhaitent le placer en détention provisoire, mesure destinée à le « protéger » autant qu’à le garder sous la main, Forestier ressort mis en examen mais libre du tribunal, astreint à un simple contrôle judiciaire par la juge des libertés et de la détention. Six mois plus tard, le 21 mars 2019, il tombe sous les balles de deux tireurs non identifiés, sur un parking de Ballaison, une petite commune de Haute-Savoie, à 10 km de la frontière suisse. Cinq balles, dont une en pleine tête. Une exécution sommaire.
« Je ne comprends pas ce rendez-vous sur un parking, confie un ami de Forestier, joint par Mediapart. On est tous mortels et ça va très vite. Daniel avait quelques réflexes. Quand on est dans ce genre d’affaires et qu’on a rendez-vous sur un parking, on prend des précautions… à moins de rencontrer quelqu’un qu’on connaît parfaitement. »
« À partir du moment où son nom avait été divulgué par la presse, la question de sa sécurité se posait. Il s’en inquiétait au début, explique Cédric Huissoud, l’ex-avocat de Forestier, et celui de sa famille. Mais personne autour de lui n’avait perçu le danger, et aucune menace n’avait été évoquée. » Selon l’avocat, Forestier « maintenait qu’il n’avait jamais déclaré ce que les agents [de la DGSI – ndlr] avaient rapporté » à la suite des entretiens réalisés au commissariat d’Annemasse. « Il y a de fortes chances que l’assassinat trouve son origine dans le premier dossier, juge Me Huissoud. Mais on ne peut tirer aucune conclusion, on peut faire tous les scénarios… Bien malin qui peut savoir d’où ça vient. »
L’avocat a envoyé l’acte de décès de son client au juge, et réclame désormais l’audition de sa famille dans l’affaire d’assassinat. Mais l’instruction n’a que peu avancé. Ainsi, selon leurs avocats joints par Mediapart, aucun des trois hommes suspectés d’avoir appartenu à « l’équipe » de l’ancien agent n’a encore été auditionné dans l’affaire du meurtre, un an et quatre mois après les faits.
En décembre dernier, le procureur de Thonon-les-Bains, Philippe Toccanier, considérait pourtant que l’assassinat de Forestier était un « dossier extraordinaire », « hors norme » dans la région.
« Quand j’arrive sur les lieux, je ne sais pas encore vraiment ce qu’il s’est passé, et je ne connais pas son identité, raconte-t-il à la presse locale. Un crime sur un petit parking avec vue sur le lac, en plein jour à Ballaison, c’était assez surprenant. En tapant son nom dans nos fichiers, on a compris. On n’imagine pas que cela puisse se dérouler ici. On passe d’un dossier local à un dossier national. Même le mode opératoire est particulier pour ce territoire. J’ai déjà vu ça en Corse ou même à Grasse, mais je ne m’attendais pas forcément à voir cela dans le Chablais. Pour beaucoup de personnes, même à Lyon, c’est le dossier de l’année. »
Alors que ce dossier criminel « hors norme » est non résolu, l’enquête sur le projet d’attentat attribué à Forestier est restée en suspens après la validation des poursuites par la chambre de l’instruction, en septembre 2019. Le 8 juillet, l’un des hommes soupçonnés d’avoir pris part à des préparatifs de l’attentat contre Mbaou, Laurent Rieux, visé comme les autres par le réquisitoire introductif du parquet, a été entendu pour la première fois par le juge d’instruction. « Mon client a finalement été entendu comme simple témoin, a confirmé Me Sylvain Cormier à Mediapart. Cela démontre qu’il n’était pas réellement suspecté. » Résidant en Suisse, où il travaillait comme chauffeur pour des sociétés de sécurité, Rieux avait lui-même demandé à son avocat de prendre contact avec le juge, il y a plus d’un an…
Pour Ferdinand Mbaou, la révélation du projet d’attentat fait tilt. Il reçoit des menaces depuis plusieurs années, et surtout il a déjà dû faire face à une attaque à main armée qui a failli lui coûter la vie, le 10 novembre 2015, en quittant son domicile dans le Val-d’Oise. Une première affaire qui vient de donner lieu à l’ouverture d’une information judiciaire (lire ci-contre).
« Les autorités congolaises étaient exaspérées par cet individu »
Le pouvoir congolais s’est très vite invité dans l’enquête sur le second projet d’attentat contre Mbaou. Dès l’arrivée des policiers au domicile de Bruno Susini, le commanditaire présumé, dans les environs de Figari en Corse-du-Sud, le suspect signale aussitôt aux policiers qu’il est titulaire d’un passeport diplomatique de la république du Congo comme « chargé de mission du président de la République Denis Sassou-Nguesso ».
Ce document officiel établi en 2016 et valable jusqu’en avril 2021 fait apparaître que Susini, « chargé de mission PR », a en outre obtenu la nationalité congolaise. Mais Susini présente également une pochette à en-tête de la présidence contenant plusieurs ordres de mission délivrés en 2016 et 2017 par le ministre d’État Firmin Ayessa, directeur de cabinet du président. Ces documents portent de nombreux visas d’entrée et de sortie des territoires français et congolais.
Ces saufs-conduits s’opposent-ils à l’audition de Susini ? Après consultation du Quai d’Orsay, le parquet répond que le Français « ne bénéficie a priori pas d’une immunité diplomatique s’opposant à l’exercice de contraintes ». Il n’est « pas enregistré au protocole » comme le sont les agents diplomatiques en fonctions. Son passeport est donc considéré comme un « titre de voyage » qui ne confère aucune immunité.
Au domicile de Susini en Corse, les policiers découvrent un fusil Mossberg à lunette, mais le chargé de mission a un permis de détention car il fait du tir sportif. Dans un coffre, ils trouvent 33 pièces d’or et deux enveloppes – dont l’une à en-tête d’un hôtel de Genève –, contenant 4 000 et 10 000 euros, des frais de mission et de déplacement avancés par l’État congolais, explique-t-il.
Susini déclare qu’il est « dans l’incapacité totale » d’expliquer pour quelle raison on le désigne comme l’instigateur d’un projet d’assassinat de Ferdinand Mbaou. « Je n’ai jamais rien demandé d’aussi énorme à mon ami Forestier », déclare-t-il. « Qui suis-je, moi ? Je ne suis qu’un simple chargé de mission d’une autorité suprême […]. À aucun moment, je n’ai été rendu destinataire d’une telle entreprise par les autorités supérieures du Congo. »
Au fait, qui est-il ? Âgé de 51 ans, il est salarié par la chambre de commerce de Corse-du-Sud, accrédité « sûreté » pour les ports et les aéroports, et participe régulièrement à des concerts de chants traditionnels corses. Contrairement à son frère qui appartient à la DGSE où il jouit d’une bonne réputation, Bruno Susini a fait carrière dans la sécurité privée.
Il déclare aux policiers qu’il a été « amené à réaliser diverses missions confidentielles pour l’État français à bord d’aéronefs de la compagnie Air France, ou d’avions affrétés par l’État ». Il avait fait la connaissance de Forestier en Algérie pour assurer la sécurité des relèves de l’ambassade de France.
Ses missions congolaises sont plus récentes et découlent de ses liens avec l’ancien patron du renseignement intérieur Bernard Squarcini – dont Mediapart a récemment dévoilé les conversations secrètes. « C’est de notoriété publique qu’aux côtés de M. Squarcini, nous avons été amenés à rendre des services pour l’État congolais », déclare-t-il. Le premier « service » en question a été une opération de renseignement visant, en mars 2016, à dévoiler le réseau de soutien logistique de l’opposant congolais Jean-Marie Michel Mokoko et à le faire condamner pour atteinte à la sûreté de l’État – ce qui sera fait en 2018.
Susini communique à l’époque à Squarcini des listes de matériels de communication – téléphones satellitaires, et stations nomades internet – achetés par l’équipe de Mokoko et il prétend être en contact avec un mercenaire infiltré qui ne sera jamais identifié. Après cette mission – une « prestation » chiffrée à 500 000 euros par Susini –, Squarcini avait été invité par le président Sassou à passer deux jours dans sa résidence, les 3 et 4 avril 2016, ainsi qu’il l’a lui-même raconté – dans une interview à « Thinkerview ».
Susini transmet aussi à Squarcini des informations glanées auprès d’une juge d’instruction d’Ajaccio. Pour autant, rien ne rattache l’ancien patron de la DGSI au projet d’attentat.
En mai 2018, Susini se rend à Dakar durant plusieurs jours pour prendre part aux préparatifs d’une conférence inter-libyenne organisée par la fondation Brazzaville du lobbyiste pro-Sassou Jean-Yves Ollivier (lire ci-contre). S’il dispose d’un passeport diplomatique, c’est pour « faciliter » ses déplacements, car il aurait un « rôle d’interface », assure-t-il. En France, « il fallait mettre en place des discussions avec le nouveau gouvernement » issu des élections de la présidentielle.
« Vous dites assurer une interface diplomatique entre un pays étranger et votre pays, la France. Pour quel pays travaillez-vous ? », questionne l’enquêtrice de la PJ.
« Je suis dans un circuit parallèle », répond-il, évasif. « Il est évident que mes missions concourent à servir les deux États, déclare-t-il. Les informations pour la France remontent via mes réseaux. » « Lorsque je viens sur Paris, je rencontre des personnes qui sont proches du président de la République française et qui sont en dehors de la diplomatie traditionnelle afin qu’elles fassent remonter les informations, prétend encore Susini. Je ne peux pas en dire plus car ce sujet est délicat. »
Les policiers n’ont que la téléphonie pour obtenir quelques détails. Susini « borne » souvent à Boulogne-Billancourt, à l’hôtel Radisson Blu où descendent les officiels congolais avec lesquels il est en contact, ou encore à Paris à l’hôtel du Ministère, non loin de la place Beauvau.
Le chargé de mission admet assez vite que Ferdinand Mbaou ne lui est pas inconnu, bien qu’il ne l’ait jamais rencontré. « Je connais cette personne dans le cadre de mes activités puisqu’il m’a été présenté comme étant un agitateur, un élément fédérateur de l’opposition congolaise à Paris », reconnaît-il, signalant qu’au cours de l’année 2017, l’opposition congolaise avait « mené des actions assez violentes (occupation, tags, cris dans la rue) au domicile de la femme du président congolais » ou contre l’ambassade du Congo à Paris. « C’est à ce moment-là que j’ai connu l’existence de Ferdinand Mbaou, poursuit Susini. Les autorités congolaises étaient exaspérées par cet individu et elles se demandaient pourquoi la France n’intervenait pas pour stopper cet agitateur. Ma réponse a été que la France était un pays souverain et n’allait pas tarder à mettre le holà en procédant à des enquêtes et arrestations. »
Susini rectifie le tir plus tard : « Je me moque éperdument de cette personne, dit-il. J’ajouterai, à mon sens, il ne constitue aucun danger pour la république du Congo. Ce n’est pas à moi d’apporter une solution au problème qu’il représente pour la France. »
Il déclare qu’« au vu de la configuration des lieux, le projet d’assassinat n’est pas réalisable »
Jointe par Mediapart, Me Marie-Alix Canu-Bernard, l’avocate de Bruno Susini, s’étonne de « ce dossier curieusement monté », « à partir d’un signalement fait par des agents de la DGSI », et d’une saisine du parquet par le directeur de la DGSI, ainsi que « des dépositions sous X d’agents de la DGSI venues fort à-propos conforter le dossier quelques jours plus tard ». « Les vérifications qui ont été faites n’ont évidemment abouti à rien concernant mon client », souligne-t-elle.
Sans bruit et sans avocat, le frère de Susini de son côté paie cher les pots cassés, et doit quitter la DGSE à cause de l’affaire.
La déposition sous X d’agents du contre-espionnage n’est pas si inhabituelle. Les deux fonctionnaires sont entendus le 11 septembre 2018, à la même heure, par la PJ, et ils détaillent le contenu de leurs deux rencontres avec Daniel Forestier au commissariat d’Annemasse. La DGSI avait été « avisée d’un projet d’assassinat prévu en France » et visant « une personne originaire d’Afrique demeurant à Bessancourt », rapidement identifiée comme Ferdinand Mbaou, puisqu’il avait déjà été victime d’une première tentative d’homicide. Elle disposait aussi du nom du chef de groupe chargé de l’opération, Daniel Forestier.
« En raison du caractère incertain de ce projet, ma direction m’a demandé de m’entretenir avec ce monsieur afin de stopper ses velléités d’action violente », expose l’un des deux contre-espions. Forestier vient au rendez-vous et après quelques échanges, on lui annonce que « la France ne pourrait pas tolérer une action violente contre un opposant d’un régime étranger ».
« L’intéressé a déclaré qu’il avait compris le message, poursuit l’un des deux agents. Ensuite il a reconnu que c’était lui qui était chargé de ce projet d’assassinat. » Contre toute attente, l’ancien agent « Boris » parle.
« M. Forestier nous a déclaré que M. Susini l’avait chargé en février ou mars 2018 de faire une étude de faisabilité du projet. M. Forestier nous a expliqué qu’il avait effectué deux repérages à Bessancourt en compagnie à chaque fois de Laurent Rieux qui était pour lui un simple chauffeur. »
Daniel Forestier précise aussi qu’il a chargé un détective privé, qui est en réalité un ancien camarade de la DGSE, « d’effectuer des repérages photographiques », sans être au courant de « la finalité du projet ».
Il déclare qu’« au vu de la configuration des lieux étudiée lors de repérages, le projet d’assassinat n’est pas réalisable ». « M. Forestier nous dit qu’il a fait part de cette conclusion à M. Susini mais que ce dernier a insisté pour faire de nouveaux repérages. Forestier a donc reconnu devant nous qu’il avait prévu de faire de nouveaux repérages à Bessancourt en octobre 2018, il n’a pas précisé avec qui. »
« M. Forestier nous a précisé que l’élimination devait se faire avant le mois de décembre 2018 contre la somme de 400 000 euros. »
Les deux fonctionnaires rendent compte à leur direction, et conviennent d’un second rendez-vous avec Forestier. « Notre direction voulait savoir si en marge du projet d’assassinat, M. Forestier souhaitait acquérir des explosifs », précise l’un des deux hommes. Et « Boris » une nouvelle fois se rend au commissariat, et parle encore. « Au bout d’un moment, relate un fonctionnaire sous X, M. Forestier a reconnu que M. Susini lui avait commandé 3 kg d’explosifs pour pouvoir détruire un bâtiment sans plus de précision. M. Forestier a précisé que M. Susini lui avait déjà versé 3 000 euros pour ça. Il a reconnu devant nous qu’il avait déjà réuni suite à cette demande 600 g d’explosifs. Il n’a pas précisé de quel explosif il s’agissait. »
Après avoir hésité, Forestier précise qu’il a caché l’explosif chez sa mère.
Par la suite, les agents de la DGSI ne s’expliqueront pas les « confidences » de Forestier : « C’est très compliqué, dit l’un d’eux. Il n’a rien laissé paraître. » « De toute façon, M. Forestier a indiqué à plusieurs reprises que le projet en l’état n’était pas faisable », concluent-ils.
L’ancien agent a-t-il choisi de parler pour mettre un point final à une mission qu’il n’assumait pas ? Est-il à l’origine de la fuite ? Daniel Forestier avait informé sa femme de ses rendez-vous au commissariat d’Annemasse. « À son retour, mon mari m’a dit qu’il ne fallait pas que je m’inquiète, que c’était des trucs qui lui tombaient dessus, que nous risquions d’avoir une perquisition, explique-t-elle. En tant que femme de militaire, je ne pose jamais de question. De toute façon là, il m’a dit : “Je ne peux rien te dire.” »
« Il n’était pas mytho. Il était au cœur du système, et il connaissait bien le service »
« Je ne comprends pas qu’il se soit embarqué dans un scénario comme ça, c’est inexplicable, confie un ancien camarade de Forestier. On croise beaucoup d’aventuriers, mais Daniel avait la tête sur les épaules, il n’était pas mytho, et il n’avait pas de besoins financiers. Il me semble qu’il connaissait suffisamment l’Afrique pour savoir qu’il faut se méfier des coups à trois bandes. Il était au cœur du système, et il connaissait bien le service [la DGSE – ndlr]. »
Le 8 septembre, une semaine après les confessions du commissariat, la PJ perquisitionne chez Forestier et sa mère. Chez lui, les policiers découvrent un manuel intitulé Principes des engins explosifs improvisés, des cartouches de différents calibres. Ils apprennent que Forestier dispose d’un permis de port d’armes suisse pour ses missions de sécurité. Mais il laisse son Glock 19 dans le coffre de l’entreprise, à Genève. Il assure la sécurité de la fille du président kazakh, Dariga Nazarbaïeva, en Suisse, et dans certains déplacements. Au domicile de la mère de Forestier, les policiers font chou blanc. Ils ne découvrent aucun explosif, mais force est de constater qu’il a eu une semaine pour se préparer à la perquisition qu’il a annoncée à sa femme, et éventuellement faire le ménage.
Placé en garde à vue, il prend acte de l’ouverture de l’enquête du chef « d’association de malfaiteurs en vue de commettre un assassinat en bande organisée », ainsi qu’en vue de « commettre des dégradations de biens par substance dangereuse, et détention d’explosifs ». Mais au policier qui lui demande s’il souhaite faire des déclarations spontanées, sa réponse est « non ».
Durant une heure, Forestier se plie au jeu des questions sur sa personnalité et son parcours, puis après une interruption, il déclare : « À partir de maintenant, je ne veux plus rien vous dire », et refuse de donner les codes d’accès à ses téléphones. « Je ne vous répondrai pas, monsieur », « je souhaite garder le silence », répond-il invariablement à plus de cent cinquante questions qui lui sont posées. Tout y passe : le dernier appel de Susini le 28 août, les « repérages opérationnels » effectués à Bessancourt où réside Mbaou, par son ancien camarade Alain Brunet, mais l’ancien espion s’est refermé comme une huître.
Devant le juge d’instruction, il se dit « abasourdi », et il finit par déclarer qu’il « conteste formellement » tous les propos qui ont été rapportés par les agents du renseignement intérieur.
Lorsque Alain Brunet, l’ancien de la DGSE soupçonné d’avoir réalisé les repérages, est interpellé à Orléans, il sait déjà de quoi il retourne. Il a été prévenu par la femme de Forestier de la garde à vue de son camarade. « On lui avait parlé d’Afrique, d’explosifs, de Corse, de mon nom », résume Brunet. Le même jour, Brunet avait « perdu » son portable personnel. Forestier était pour lui « un vieux copain », qu’il avait « connu dans le cadre militaire », au centre d’entraînement de Cercottes. « On était ensemble dans les opérations spéciales », résume-t-il. Brunet était devenu détective privé après vingt ans d’armée.
« Avez-vous effectué des repérages opérationnels en mai et juin 2018 dans le cadre d’un projet d’assassinat ? », lui demande le policier.
« Non, pas dans le cadre d’un projet d’assassinat », répond-il.
Mais dans le cadre de son activité de détective, oui, il a fait ce qu’il appelle des « reconnaissances » pour des clients à Montreuil et à Levallois. « J’ai dû également aller dans un bled au nord de Paris, précise-t-il. Je ne me rappelle plus. Vous me fournissez un plan de la région parisienne et je me rappelle que c’était à Bessancourt. » Bingo : c’est la ville de Ferdinand Mbaou.
Brunet ne veut pas donner le nom de son client. « Celui-ci m’a demandé de surveiller une maison, et voir l’activité qu’il y avait, les entrées. Il voulait voir si des gens y vivaient et en sortaient. » La mission avait duré dix jours, et il avait pris des photos – ainsi que l’avait raconté Forestier –, mais il a coutume d’effacer toutes des données de son ordinateur après chaque mission. « Je ne veux garder aucune trace », résume l’ancien espion.
Pressé d’en dire plus, Brunet explique que « la maison se situait dans un lotissement, pas très loin de la gare ». Ce qui est le cas de la maison de la famille Mbaou. « J’y allais le matin et je repartais en fin d’après-midi, précise-t-il. Sur ce dossier, je devais être payé en deux fois. Au début, on m’a donné 2 000 euros. À la fin du contrat, on devait m’en donner 3 000 de plus. Ces 3 000 finaux, je ne les ai jamais touchés. C’est moi qui ai mis fin au contrat d’initiative car je ne le sentais pas. »
Brunet précise qu’il n’a réalisé qu’une seule filature, suivant sa cible dans le train, jusqu’à la gare du Nord puis à Paris. « Son comportement était suspect. Il était très méfiant, faisait des contrôles de filature et j’ai décidé d’arrêter. » L’ancien agent de la DGSE refuse de décrire sa cible, tout comme de dire qui l’a engagé.
Alain Brunet est lui aussi présenté au juge qui ne le met pas en examen mais le place sous le statut de « témoin assisté », car Forestier avait indiqué à la DGSI qu’il ne connaissait pas l’objectif des repérages. « Sa participation a été minime, résume son avocat, Me Benjamin Audouard. Il a effectué une mission de surveillance sans trop savoir pourquoi. C’est la réalité du fonctionnement de ces services, tout est ultra-cloisonné. »
« À un haut niveau chaque service cloisonne, et ne dit pas à l’autre ce qu’il fait », avait expliqué Forestier à un proche, avant d’être placé en garde à vue. L’espion avait aussi pris rendez-vous avec un médium de Haute-Savoie. Ce dernier s’affirmait « détenteur de secrets lui permettant d’analyser une situation et de pouvoir en modifier l’avenir grâce à des pouvoirs occultes et des rituels sacrés très efficaces ». Daniel Forestier avait besoin d’être rassuré.
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Ferdinand Mbaou: «Sassou-Nguesso a toujours cherché à m’assassiner»
Une information judiciaire a été ouverte mi-juillet par le parquet de Pontoise sur la tentative de meurtre dont a été victime l’opposant congolais Ferdinand Mbaou dans le Val-d’Oise, en novembre 2015. Mediapart l’a rencontré.
Ferdinand Mbaou se lève, retire sa veste, dénoue sa cravate, enlève sa chemise et son maillot de corps, et il montre son dos. La balle qui l’a touché a laissé une cicatrice ronde. « J’ai encore cette balle à l’intérieur, à côté du cœur », dit-il.
L’opposant congolais a été touché au thorax, le 10 novembre 2015, en quittant son domicile de Bessancourt dans le Val-d’Oise. Et il en a gardé cette blessure inopérable car trop près du cœur. Sur une radio, le projectile arrondi attire la lumière. Le tireur a pris la fuite sans être identifié. Alors que l’enquête a été close sans suite, le parquet de Pontoise a ouvert mi-juillet une information judiciaire, après le dépôt par les avocats de Mbaou, Mes Vincent Brengarth et Henri Thulliez, d’une plainte avec constitution civile. « Il était incompréhensible qu’aucune information judiciaire n’ait été ouverte à l’époque des faits, notre client ayant été victime d’une tentative de meurtre », signale Me Henri Thulliez.
Jadis chef des services de sécurité du président élu Pascal Lissouba, l’officier général s’est installé en 1997 dans un petit pavillon à Bessancourt après le coup d’État de Denis Sassou-Nguesso et la guerre civile de 1997. Il avait géré l’exfiltration de plusieurs ministres vers la France, et leur installation dans les environs.
Arrêté lors d’un voyage à Brazzaville en 2009 et poursuivi pour « atteinte à la sécurité de l’État » et « usurpation du titre de général », il a été acquitté par la Cour criminelle de Brazzaville en 2010. Mais le général se déclare persuadé qu’il doit sa sortie de prison à une intervention de Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner. « Si la France n’était pas intervenue, je serais mort dans les geôles congolaises, résume-t-il à un juge. Nous sommes une petite armée, et Denis Sassou-Nguesso a toujours cherché à m’assassiner. C’est une réalité. »
Comme le dira l’un des hommes soupçonnés d’avoir orchestré un second attentat contre lui en 2018, le général est perçu par les autorités congolaises comme « un agitateur » exaspérant, voire comme un « fédérateur » possible de l’opposition à Paris.
À 63 ans, Ferdinand Mbaou est surtout un militaire et l’un des rares gradés hostiles au pouvoir.
À son arrivée à Paris, il avait fréquenté le Cercle d’études pour le retour de la démocratie (CERD) fondé par d’anciens ministres de Lissouba, mais il avait pris ses distances, en leur expliquant qu’« on ne chasse pas une dictature armée par le dialogue ». « Sassou-Nguesso est un fantoche authentique, dit-il encore. Il est illégal, illégitime, il est arrivé au pouvoir par les armes, il devra partir par les armes. » « C’est la position de De Gaulle face à Pétain », résume-t-il.
Ferdinand Mbaou se souvient du 10 novembre 2015 comme si c’était hier. Vers 15 heures, il quitte son domicile en direction de la gare, toute proche. Il se souvient des moindres détails. Du voisin qui bricolait, de celui qu’il croise avec son chien. En s’approchant de la voie ferrée, il apercevait au loin un groupe d’ouvriers sur un toit. Puis il prenait à gauche, à une centaine de mètres de la gare.
« On a tiré deux coups de feu dans mon dos, raconte le général. Je me retourne et je vois le tireur. À un mètre de moi. Je lui dis : “Pourquoi vous m’avez tiré dans le dos, est-ce que vous êtes fou ?” Je vois qu’il est en train de trembler. Il me regarde quelques secondes. Mais je réalise qu’il peut tirer à nouveau, alors je m’éloigne en zigzaguant. Puis je vois qu’il s’enfuit, alors je me mets à le pourchasser en criant. Je criais au secours. Tout autour de nous, les gens nous voyaient. Mais au bout de 50 mètres, mon cœur a lâché, j’ai senti la faiblesse, j’ai vu mon sang dégouliner et je n’ai pas pu poursuivre le type. »
Le général n’a été atteint que par un seul projectile. La seconde balle lui a seulement frôlé l’omoplate. Les voisins viennent à son secours. Le tireur s’est engouffré dans une voiture qui l’attendait. Mbaou est encore au milieu de la rue, lorsque son portable sonne. Un ami, ancien colonel, est au bout de la ligne et lui dit : « On vient de me dire qu’on a tiré sur toi. » Cinq minutes après l’attaque, les nouvelles sont allées vite. Un ancien diplomate congolais a prévenu l’entourage de Mbaou. Il prétendra avoir été informé par les réseaux sociaux, mais rien n’avait encore filtré publiquement.
« Je suppose que ce sont les tireurs qui ont averti les Congolais, expose Ferdinand Mbaou lors d’une audition récente. Physiquement, celui qui a tiré sur moi était de type européen ou maghrébin, Il a ensuite pris la fuite dans un véhicule qui l’attendait, où se trouvaient un Noir accompagné d’un Européen. Des tiers ont vu ceux de la voiture. Moi je n’ai vu que le tireur. Il était de taille moyenne, très jeune, entre 20 et 25 ans. »
Dans les semaines qui ont précédé l’attentat, des adversaires de Mbaou avaient fait savoir qu’ils disposaient de documents prouvant sa volonté d’atteindre le président Sassou et sa famille. Introduit par un homme d’affaires français auprès du général, Noël Dubus, un homme déjà impliqué dans de multiples escroqueries, assure même qu’il transmet « des enregistrements » accablants au pouvoir congolais.
Des voisins témoignent par la suite qu’ils ont vu un véhicule régulièrement en planque, dans la petite rue de la Résidence des Beaux Lieux, durant une quinzaine de jours.
Selon les avocats de l’opposant, les premiers enquêteurs omettent d’entendre de nombreux témoins. L’enquête est classée sans suite par le parquet de Pontoise et Ferdinand Mbaou n’en est même pas informé.
« J’ignorais que l’enquête était finie lorsque la deuxième affaire est sortie, poursuit Ferdinand Mbaou. J’ai appris par Le Monde [en septembre 2018 – ndlr] la mise en examen de ces agents qui avaient le projet d’attenter à ma vie eux aussi. Après la première tentative, j’ai continué à recevoir des menaces téléphoniques à une heure du matin. J’ai demandé une protection, mais on m’a dit que c’était impossible. Je suis un soldat, mais je ne suis pas spécialiste en sécurité. Et je voyais des choses qui m’inquiétaient un peu. »
Il se constitue donc partie civile dans la seconde affaire. « Si les services français n’avaient pas démantelé cette équipe, je serais mort, et je tiens à les remercier », déclare-t-il au juge lyonnais. Ferdinand Mbaou dit aussi qu’il « regrette amèrement la mort de M. Forestier », l’agent qui a avoué la seconde opération contre lui et qu’on a retrouvé mort assassiné. « L’enquête semble démontrer qu’il a renoncé aux surveillances qu’il jugeait difficiles, poursuit-il. Nous pensons que Forestier a été exécuté car il a renoncé à la mission de me tuer. »
Le général aime à rappeler qu’il est devenu officier à l’école militaire Général-Leclerc de Brazzaville, où il était enfant de troupe, et qu’une fois entré au service de la sécurité du président Lissouba, il a séjourné en France, en 1994, pour suivre une formation au Centre national d’entraînement commando (CNEC) – 1er régiment de choc – de Mont-Louis dans les Pyrénées-Orientales. Il effectue aussi à cette occasion un stage « géostratégique » à l’Élysée et à Matignon.
Lorsqu’il revient en France en 1997, en exil forcé, il écrit au président Chirac pour lui reprocher son soutien à Sassou-Nguesso. L’opposant écrit aux présidents français successifs pour dénoncer leur soutien au régime. Courriers qui reçoivent des réponses polies.
Jusqu’en 2016. La France, vraisemblablement inspirée par la présidence congolaise, bloque les comptes bancaires de Ferdinand Mbaou en vertu de l’article L. 562-2 du code monétaire qui autorise le gel des fonds contrôlés par des personnes qui commettent ou financent des actes de terrorisme… en raison de ses « ambitions putschistes ». L’opposant qui n’a que de faibles revenus en fait le reproche à Bruno Le Roux, éphémère ministre de l’intérieur, qui lui répond qu’il s’agit d’une directive de la cellule africaine de l’Élysée.
Ses avocats contestent sans succès devant le tribunal administratif l’un des arrêtés ministériels de blocage des fonds – qui a été renouvelé tous les six mois depuis 2016 –, en dénonçant « une procédure kafkaïenne ». « C’est un détournement des lois antiterroristes contre un opposant politique, d’un pays sous dictature », juge Me Thulliez, qui rappelle que leur client a été acquitté à Brazzaville des accusations d’atteinte à la sûreté de l’État.
L’opposant ne fléchit pas pour autant. Un peu galvanisé par l’affrontement. « Un journal français m’a qualifié de “farouche opposant”, conclut-il. C’est vrai, je suis farouche, ils ont raison. Je ne me tais pas ».
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La Fondation Brazzaville, des bonnes œuvres aux missions spéciales de Sassou-Nguesso
Sous l’égide de la Fondation Brazzaville basée à Londres, l’intermédiaire français Jean-Yves Ollivier est devenu l’envoyé spécial de Sassou-Nguesso auprès des acteurs de la crise libyenne. Sa fondation, qui affirme œuvrer « pour la paix et la préservation de l’environnement », est l’une des structures de lobbying du régime.
Les hommes de l’ombre ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils veulent de la lumière, et leur quart d’heure de gloire. Alors qu’une nuée d’intermédiaires obscurs s’active toujours autour de l’autocrate Sassou-Nguesso, l’homme d’affaires français Jean-Yves Ollivier, 76 ans, vieux routier de la Françafrique et expert en trading pétrolier, s’est donc hissé au rang de communicant et d’envoyé spécial du président congolais, tout en consolidant ses affaires avec le régime.
Sous couvert d’une « foundation » créée à Londres, la fondation « pour la paix et la préservation de l’environnement », l’intermédiaire français tente ces dernières semaines de s’inviter dans les pourparlers entre les belligérants libyens pour faire valoir l’intérêt d’une médiation du président congolais et de l’Union africaine (UA). En mai 2018, il avait déjà organisé un round de discussions interlibyennes à Dakar.
« Jusqu’à présent, sauf dans le clan Haftar, on accepte de m’entendre au sein de toutes les parties libyennes », a expliqué Jean-Yves Ollivier à Jeune Afrique, le 29 juin. « Je n’ai pas vu Haftar mais je suis sûr que certains de mes amis pourront créer les conditions d’une rencontre », ajoute-t-il. Il assure aussi « passer des messages » à Saïf al-Islam Kadhafi.
S’il déplore ne pas avoir le soutien de la France, Ollivier a d’autres cartes en main, en particulier « des relations » avec la Russie et la Turquie. « Avec les Russes officiellement, détaille-t-il, et je vais avoir des contacts au plus haut niveau avec la Turquie. » Enfin, il assure à Jeune Afrique que « ses interlocuteurs sur le continent sont d’accord pour que sa fondation Brazzaville aide à préparer la conférence de réconciliation » prévue au siège de l’UA, à Addis-Adeba.
En janvier dernier, dans un autre registre, le trader avait réuni plusieurs chefs d’État africains à Lomé, au Togo – le Togolais Faure Gnassingbé et ses homologues sénégalais Macky Sall et ougandais Yoweri Museveni –, autour de la lutte contre le trafic de faux médicaments. Rien de décisif n’en sort, si ce n’est une déclaration d’intention. Ollivier a aussi organisé autour du président congolais plusieurs réunions internationales sur le sujet de l’initiative du Fonds bleu pour le bassin du Congo, une vaste opération régionale de greenwashing, non dénuée d’arrière-pensées financières (voir ici l’article de Mediapart sur la demande d’aide européenne du Congo).
Mais les colloques de la Fondation Brazzaville sont l’occasion pour Ollivier de redorer le blason du régime et d’afficher son réseau. À Lomé, il fait venir – en jet privé – Cécilia Attias, l’ex-épouse de Nicolas Sarkozy, et l’ancien juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière, membres de son conseil consultatif. Et aussi l’ancien ministre de la coopération et pilier de la Françafrique Michel Roussin, l’ancien conseiller Afrique de Manuel Valls Ibrahima Diawadoh N’Jim, aujourd’hui chargé de mission à Évry, ou d’autres invités plus surprenants, comme le général Marc Foucaud, ancien responsable de l’opération militaire Serval.
En 2015, comme Mediapart l’avait raconté, la Fondation Brazzaville avait aussi soutenu l’Alma Chamber Orchestra, de la violoniste Anne Gravoin, alors compagne de Manuel Valls, en l’introduisant auprès de la fondation de son ami Ivor Ichikowitz, patron du puissant groupe d’armement sud-africain Paramount, et en lui permettant de se produire en Afrique du Sud. Quelques mois plus tard, Ollivier, qui avait obtenu la légion d’honneur, avait demandé qu’elle lui soit remise par Manuel Valls. Auprès de L’Obs, il certifiait qu’il ne fallait « pas rapprocher » les deux événements, car c’était la première fois qu’il rencontrait le premier ministre français.
Entre 2016 et 2017, le conseil consultatif de la fondation intègre aussi brièvement l’ancien ministre Jean-Paul Delevoye – futur haut-commissaire aux retraites finalement démissionnaire du gouvernement –, qui déclare ensuite avoir « été alerté sur les relations de la fondation avec le président du Congo », et avoir « pris (ses) distances, n’ayant pas assez de certitudes sur l’éthique de la fondation ».
Le réseau historique d’Ollivier se trouve en chiraquie, et compte des personnages moins connus mais aujourd’hui influents comme Bernard Émié, l’actuel patron de la DGSE, venu en ami en 2015 à la projection du documentaire consacré aux missions africaines d’Ollivier aux côtés de Michel Roussin lors de la fin de l’apartheid, Plot for Peace (« Complot pour la paix »), un film financé par Ivor Ichikowitz.
En 2015, alors ambassadeur de France en Grande-Bretagne, Bernard Émié avait félicité Ollivier par un tweet. Ollivier a rencontré Émié en 1985, alors qu’il n’était que secrétaire d’ambassade à Washington. Il précise n’avoir aujourd’hui qu’une « relation cordiale mais intermittente » avec l’ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac. « Nous ne nous sommes pas revus depuis, assure le trader. Il n’y a jamais eu aucune communication d’ordre professionnelle ou liée à mes actions avec lui. »
« Si l’on regarde Jean-Yves Ollivier avec les lunettes de la Françafrique, on est fichu, assure Richard Amalvy, le nouveau directeur de la Fondation Brazzaville. On n’est pas capable de voir le travail qu’il fournit. Il a noué des contacts avec une multitude d’acteurs libyens. Il a un talent de médiateur. On l’a découvert avec les accords de Brazzaville. »
C’est ce que raconte Plot for Peace, le film à la gloire d’Ollivier, sorti en 2013, mais dont la fondation fait encore la promotion : le trader a activement participé aux négociations secrètes qui conduisent en 1987 à l’échange d’un prisonnier sud-africain contre 180 militaires angolais et namibiens, puis à la signature, un an plus tard à Brazzaville, d’un protocole entre l’Afrique du Sud, l’Angola et Cuba, prévoyant un retrait simultané des troupes cubaines d’Angola et des forces sud-africaines de Namibie.
À l’époque, Ollivier est en affaires avec le régime sud-africain, et il viole même l’embargo international visant le pays de l’apartheid. Dans son film, il reconnaît avoir « ignoré les sanctions », « qui isolaient le pays », mais il soutient que ce sont précisément ces affaires et les relations qui en découlent qui lui ont permis de jouer un rôle. « S’il n’enfreint pas l’embargo, il ne peut pas contribuer à l’ouverture de l’Afrique du Sud », juge Richard Amalvy.
Selon le site de la fondation, c’est « à l’occasion du 25e anniversaire de cet accord » régional que Sassou-Nguesso a souhaité en « perpétuer l’esprit », et qu’Ollivier, « inspiré par ce vœu » présidentiel, a créé la fondation.
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La Fondation Brazzaville, des bonnes œuvres aux missions spéciales de Sassou-Nguesso
« Je ne suis pas le parrain, bien sûr, mais j’utilise à peu près le même système »
Le président Sassou « n’interfère pas du tout dans le fonctionnement de la fondation », certifie son nouveau directeur. « C’est une légende », assure-t-il, même s’il admet qu’Ollivier et Sassou « sont amis ». Plus qu’amis : questionné par le site Bloomberg sur l’enquête des biens mal acquis qui vise, à Paris, le président congolais, Jean-Yves Ollivier répond : « Je le connais intimement. Denis Sassou-Nguesso ne se soucie pas de l’argent. Il ne dépense pas. Oui, il aime les beaux costumes et les stylos. Mais l’homme mène une vie très simple. Il est dévoué à son pays. »
L’opération libyenne colle en tout cas à l’agenda de la présidence congolaise. Ollivier est entré dans le jeu après l’échec des premières invitations des Libyens par Sassou-Nguesso à Brazzaville. Questionné en février 2018 par Jeune Afrique, sur l’utilité d’une médiation du président congolais, le maréchal Khalifa Haftar avait sèchement répondu : « Nous en avons entendu parler, mais en pratique nous n’avons rien vu. »
« Leur intérêt, à Sassou et à lui, c’est de prendre des positions dans le pétrole libyen », tacle l’ancien eurodéputé Michel Scarbonchi, qui a soutenu les positions du clan Haftar à Paris.
Dans la foulée de ces négociations pas très secrètes, Ollivier s’est rapproché des officiels russes. Il avait déjà collaboré avec la société nucléaire russe Rosatom. En janvier 2019, la Fondation Brazzaville annonce dans un tweet qu’Ollivier a rencontré le ministre des affaires étrangères russe Mikhaïl Bogdanov pour « discuter de la situation politique en Libye ».
Début juillet, le site Africaintelligence a signalé un récent accord de la fondation d’Ollivier avec l’institut de recherche Dialogue des civilisations (DOC), présidé par l’oligarque Vladimir Yakunin, proche de Vladimir Poutine et visé par des sanctions américaines depuis l’annexion de la Crimée.
Selon le site, ces alliances russes « ont fait fuir plusieurs organisations partenaires de la Fondation Brazzaville dans la lutte contre les médicaments de contrebande », notamment la United States Pharmacopeial Convention (USP). « En mars 2020, le Harvard Global Health Institute (HGHI) avait déjà pris ses distances avec la fondation, tout comme, à la mi-juin, la London School of Hygiene and Tropical Medicine (LSHTM). La King Baudouin Foundation US envisagerait, elle aussi, de réévaluer son partenariat avec la Fondation de Brazzaville », relève Africaintelligence.
Les missions de « médiateur » d’Ollivier pour le compte du président Sassou sont variées, et sont allées jusqu’à inclure des sujets de politique intérieure congolaise. En 2016, il n’hésite pas à rendre visite à l’opposant Jean-Marie Michel Mokoko en résidence surveillée à Brazzaville. Comme l’avait révélé Mediapart, Ollivier enjoint alors Mokoko de « reconnaître sa défaite ».
La fondation, elle, reste financée par l’apport quasi exclusif de Jean-Yves Ollivier, via sa société Fort Consultancy and Development Corporation, basée au Liban. Une société elle-même riche, pour partie, de contrats décrochés à Brazzaville.
« L’apport de la société Fort, c’est une valorisation, justifie le directeur de la fondation Brazzaville, Richard Amalty. La société de Jean-Yves Ollivier le soutient dans son action et met en œuvre sa RSE [responsabilité sociétale des entreprises – ndlr] pour faire du pro domo pour la fondation. Fort, c’est la société de Jean-Yves Ollivier dans sa partie business. Il ne travaille pas qu’avec Sassou-Nguesso et le Congo. Et ce qu’il a fait avec le Congo, c’est quand même positif : il a aidé le Congo à garder sa souveraineté sur ses gisements pétroliers. »
Lors d’une longue interview accordée en 2015 au site Bloomberg, dans sa villa de Marrakech, Jean-Yves Ollivier avait livré les clés de son activité de trader. « Je ne suis pas le parrain, bien sûr, mais j’utilise à peu près le même système », a-t-il avoué. Sa méthode : aider les uns et les autres sans rien demander, jusqu’au jour où l’occasion se présente. Le gain vient plus tard et pour un projet mutuellement bénéfique. « C’est là que j’ai le plus à gagner », a-t-il confié.
Jean-Yves Ollivier confirme son ancrage ancien au Congo, et son travail de « courtier » auprès de la Société pétrolière nationale (SNPC). Son rôle en 2002 dans un prêt d’environ 350 millions de dollars auprès de la Rand Merchant Bank, une banque d’investissement sud-africaine, et destiné à la construction d’infrastructures énergétiques, en association avec le pétrolier Vitol. Ollivier apparaît au fil des ans dans plusieurs dossiers judiciaires relatifs aux dettes de l’État congolais. Et selon Bloomberg, Ollivier a été légalement enregistré dans les archives du ministère de la justice américain en tant qu’agent étranger ayant reçu des fonds du Congo.
En 2009 survient le dossier des gisements octroyés au pétrolier italien ENI qui fait actuellement l’objet d’une enquête anticorruption en Italie. Les dirigeants italiens obtiennent en effet la licence du bloc pétrolifère « Marine XII » à condition de céder 25 % du capital à une société présentée par le gouvernement congolais. Trois mois après la signature, le ministère congolais du pétrole annonce aux Italiens avoir sélectionné une société baptisée « New Age » à laquelle ENI transfère sa participation. Mais l’opération ne s’arrête pas là.
« New Age a attribué à Ollivier une participation de 6,3 % dans le bloc, qu’il a ensuite convertie en une participation directe de 2,4 % dans la société, selon les registres de la société déposés à Jersey, où il est enregistré », souligne Bloomberg. « Où est le conflit d’intérêts ? questionne Ollivier. Vous ne payez pas votre courtier ? Tout le monde gagne. Le Congo gagne un bon partenaire qui me paye en me donnant des actions. »
Dans les comptes de la société Fort, l’investissement détenu au sein de « New Age M12 » est estimé à 50 millions de dollars, au 31 décembre 2012. En mai 2018, lors d’une réunion d’actionnaires d’ENI, la réattribution des parts de « New Age » à la société d’Ollivier vient sur la table, et la question de ses liens avec le président Sassou-Nguesso est ouvertement posée. Le parquet de Milan a requis le 22 juillet une condamnation de huit ans de prison contre le PDG d’ENI, Claudio Descalzi, dans le volet nigérian de l’affaire. Mais plusieurs enquêtes sont en cours concernant le Congo, où il a dirigé durant de nombreuses années la filiale du pétrolier italien. Son épouse Marie Madeleine Ingoba est elle aussi visée pour de multiples opérations suspectes.
Questionné par Mediapart, Jean-Yves Ollivier n’a pas voulu commenter le dossier italien : « Marine XII est un sujet qui n’a rien à voir avec la Fondation Brazzaville, a-t-il indiqué dans un message. D’où ma réponse : je suis à la disposition de toute demande de la justice italienne ou autre, s’il y a un souhait de m’entendre à ce sujet, ce qui jusqu’à ce jour n’a pas été le cas. »