Nikita Telyzhenko, journaliste pour le média russe Znak.com, a été arrêté le 10 août lors d’une manifestation à Minsk, puis emprisonné. « Le Monde » et « Le Soir » publient son témoignage.
Par Nikita Telyzhenko, Le Monde
Dans la soirée du 10 août, Nikita Telyzhenko, journaliste pour le média russe Znak.com, est arrêté à Minsk juste avant une manifestation contre la réélection contestée de l’autocrate Alexandre Loukachenko, le 9 août. Libéré le 11 août aux alentours de minuit, le journaliste raconte ce qu’il a enduré. Il décrit les coups, les humiliations et la douleur subis au poste de police du district de Moskovski de Minsk, puis dans la prison de Jodino dans la banlieue de la capitale biélorusse, aux portes de l’Europe. « Le Soir » et « Le Monde » publient la traduction française de son texte, avec l’aimable accord de Znak.com.
J’ai été interpellé le 10 août, alors que tout Minsk s’apprêtait à se rendre à la deuxième manifestation contre les résultats des élections présidentielles en Biélorussie, rue Nemiga. Des véhicules blindés et des camions étaient déjà sur place. Il y avait beaucoup de soldats, d’OMON [les forces spéciales biélorusses antiémeutes] et de policiers dissimulés dans les passages souterrains et entre les maisons.
Près de l’arrêt « Palais des sports », j’ai constaté que tous ceux qui descendaient du bus étaient appréhendés par la police et jetés dans un fourgon. J’ai pris quelques photos avec mon téléphone et j’ai commencé à écrire à la rédaction pour raconter ce que j’avais vu de ces premières arrestations. Une camionnette s’est approchée. Des policiers en équipement anti-émeutes sont sortis du véhicule. Ils ont couru vers moi, en me demandant ce que je faisais là. J’ai compris qu’ils cherchaient à intercepter des « coordinateurs d’action », qui communiquent sur la messagerie Telegram pour s’échanger des informations entre manifestants sur les déplacements des forces de l’ordre.
« Vous n’êtes pas interpellé »
Ils ont dû penser que j’étais l’un d’eux. Je leur ai dit : « Je n’ai même pas Telegram installé sur mon téléphone, je suis en train d’envoyer des SMS, je suis journaliste, j’écris à ma rédaction. » Ils ont pris mon téléphone, ont lu mes messages et m’ont mis dans leur voiture. Je leur ai dit que je n’avais rien enfreint, que je ne participais pas à la protestation, que j’étais journaliste. La seule réponse que j’ai obtenue fut : « Assieds-toi, nos supérieurs vont arriver et on verra ça. »
Bientôt, une autre camionnette, transformée en fourgon de police, est arrivée. Ils m’ont jeté dedans. J’ai demandé à ce qu’on me rende mon téléphone afin d’informer ma rédaction du fait que j’avais été interpellé.
« Tu n’es pas interpellé, m’a dit l’un des OMON.
– Eh bien, je suis derrière les barreaux, ai-je protesté.
– Reste tranquille ! »
Ensuite ils ont pris mon passeport et ont vu que j’étais un citoyen russe.
« Et qu’est-ce que tu fous ici ?
– Je suis journaliste », ai-je répondu.
Je suis resté assis dans la camionnette en attendant qu’elle soit remplie par d’autres « non-interpellés » comme moi. Cela a pris une demi-heure. A côté de moi, s’est retrouvé un retraité de 62 ans. Il s’appelait Nikolaï Arkadievitch. Il m’a raconté qu’il avait été arrêté alors qu’il se rendait dans un magasin et qu’il tentait de défendre un jeune garçon. Il m’a dit qu’il avait reçu un coup très fort au foie. Il a demandé qu’on lui appelle une ambulance. Personne ne lui a répondu.
Seize heures d’enfer au poste de Moskovski
Nous étions en route pour le poste de police du district de Moskovski, mais nous n’en savions rien à ce stade. Surtout, je ne savais pas encore que les seize heures qu’on allait y passer seraient un enfer. Le trajet nous a pris environ vingt à trente minutes. Dès que la voiture s’est arrêtée, les OMON se sont mis à hurler : « Couchez-vous face au sol ! »
Il me semblait que certains des détenus avaient des bras, des jambes, la colonne vertébrale fracturés, car au moindre mouvement, ils criaient de douleur
Des policiers sont entrés brusquement dans le fourgon, et nous ont plié les bras derrière le dos. Un jeune qui marchait devant moi s’est fait frapper la tête contre le montant de la porte d’entrée du poste, il a crié de douleur. En réponse, les policiers ont commencé à le frapper sur la tête et à crier : « Tais-toi, connard ! » J’ai été frappé pour la première fois quand on me sortait de la voiture, parce que je ne me suis pas assez penché : un coup sur la tête et un autre au visage. Une fois au poste, on nous a d’abord emmenés dans une pièce au quatrième étage.
Les gens y étaient allongés sur le sol comme un tapis vivant, et nous devions marcher dessus. Je ne voyais pas où j’allais, j’avais la tête penchée, et je me suis senti très mal en réalisant que j’avais marché sur le bras de quelqu’un. « Tout le monde par terre, face contre terre », ont hurlé nos gardiens. J’ai réalisé qu’il n’y avait nulle part où me coucher, car, partout, gisaient des gens dans des flaques de sang.
J’ai réussi à trouver une place pour m’allonger à côté de quelqu’un et non par-dessus les autres. Il n’était permis que de rester allongé sur le ventre, visage au sol. Par chance, je portais un masque, cela m’a évité de toucher le sol maculé de sang avec mon nez. Le type à côté de moi a essayé de s’installer un peu plus confortablement et a accidentellement tourné la tête : il s’est immédiatement pris un coup de botte militaire en pleine figure. Partout autour de moi, on tabassait brutalement les gens : des coups, des cris, des hurlements se faisaient entendre de partout. Il me semblait que certains des détenus avaient des bras, des jambes, la colonne vertébrale fracturés, car au moindre mouvement, ils criaient de douleur.
Quelque chose de délirant a commencé
Les nouveaux venus ont été obligés de se mettre par-dessus d’autres détenus en formant une deuxième couche. Au bout d’un moment, quelqu’un a dû se rendre compte que c’était une mauvaise idée et a ordonné d’apporter des bancs. J’étais parmi ceux à qui on a permis de s’asseoir. Nous ne pouvions pas lever la tête et devions garder nos mains croisées derrière la nuque. C’est alors que j’ai vu où nous étions : dans la salle de réunion du département de police de Moskovski. J’ai réussi à voir qu’en face de moi il y avait, accrochées au mur, des photos de policiers décorés pour leur service. L’ironie était cruelle. Je me demandais si les exploits de ceux qui nous avaient battus seraient reconnus.
Nous y avons passé seize heures. Il fallait lever la main pour demander à aller aux toilettes. Certains de nos gardiens emmenaient les gens aux toilettes, d’autres disaient : « Faites-le sur place ». Mes bras, mes jambes et mon cou étaient terriblement raides. Parfois, on nous changeait de place. Parfois, de nouveaux agents venaient et nous posaient à nouveau les mêmes questions : nom, durée de l’arrestation.
Vers 2 heures du matin, de nouveaux détenus ont été amenés au poste. Et c’est là que quelque chose de délirant a commencé. Les policiers ont forcé les détenus à prier, à lire « Notre Père qui êtes aux cieux… », ceux qui refusaient étaient battus avec tout ce qui se trouvait à portée de main. Assis dans la salle de réunion, nous avons entendu des gens se faire frapper aux autres étages. On avait l’impression que les gens étaient littéralement piétinés dans le béton du sol.
Pendant ce temps, on entendait des explosions de grenades à l’extérieur, les vitres et les portes de notre « salle de réunion » tremblaient. La répression policière contre les manifestants se déroulait donc juste sous les fenêtres du poste. Chaque heure passée apportait son nouveau lot de détenus. Les agents se mettaient de plus en plus en colère, enragaient. Les policiers ont été visiblement surpris par le nombre de manifestants. Je les ai entendus parler au talkie-walkie, dire que des unités de réserve étaient impliquées dans la répression. Ils étaient furieux que les gens ne quittent pas la rue, malgré les coups qu’ils subissaient, et des coups brutaux, furieux que les gens n’aient pas peur d’eux, qu’ils dressent des barricades et qu’ils résistent.
A trente dans des cellules pour deux
« C’est contre qui que tu as mis des barricades, enculé ? C’est à moi que tu vas faire la guerre ? Tu veux la guerre ? », criait un des policiers à un détenu qu’il tabassait. Ce qui m’a d’autant plus choqué, c’est que ce passage à tabac se déroulait devant les yeux de deux femmes, employées du poste de police, qui étaient chargées de l’enregistrement des détenus et de dresser la liste de leurs possessions. Des adolescents de 15-16 ans se faisaient tabasser sous leurs yeux, et elles ne réagissaient pas. Tous les policiers ne participaient pas aux violences. Un capitaine de police, par exemple, venait nous voir, demandait qui avait besoin d’eau ou d’aller aux toilettes. Par contre, quand ses jeunes collègues maltraitaient les détenus, il ne s’interposait pas.
Tous les policiers ne participaient pas aux violences, comme un capitaine qui demandait qui avait besoin d’eau ou d’aller aux toilettes. Mais il ne s’interposait pas
A chaque relève, les policiers qui prenaient leur service nous interrogeaient de nouveau, en demandant nos noms et prénoms, d’où nous étions et quand nous avions été arrêtés. Quand ils examinaient mon passeport russe, les coups que je recevais devenaient moins forts que quand ils pensaient que je faisais partie des manifestants. Personne n’a eu droit de passer un appel téléphonique, je suis certain que les familles de bon nombre de ceux avec qui j’ai partagé la cellule cette nuit ne savent toujours pas où se trouvent leurs proches.
Vers 7 ou 8 heures du matin, les supérieurs sont arrivés. Ils avaient passé la nuit dans les rues de Minsk, où la guerre contre les manifestants continuait. Ils ont commencé un recensement des détenus ; deux personnes manquaient, les policiers se sont mis à courir partout en essayant de comprendre où elles étaient passées, sans succès. J’étais allongé et voyais d’un œil qu’une personne était transportée sur une civière. Elle ne bougeait plus. Je ne sais pas si elle est vivante.
Nous avons tous ensuite été transférés au rez-de-chaussée dans des cellules. Chaque cellule était prévue pour deux. Nous y étions à trente. Au bout d’une heure, les murs et le plafond se sont couverts de condensation tant nous étions nombreux. Certains, n’ayant plus la force de tenir debout, préféraient s’asseoir à même le sol, mais il n’y avait que peu d’air et ils perdaient connaissance. Ceux qui restaient debout crevaient de chaud. Nous sommes restés ainsi pendant deux ou trois heures en attendant d’être transportés vers une destination qui nous était inconnue…
« La vraie douleur commencera en prison »
Nous avons été transférés vers un camion de police, on nous a, à nouveau, fait nous empiler en plusieurs couches à même le sol. « Chez vous, c’est en prison ! », hurlaient les policiers. Ceux qui étaient tout en bas avaient du mal à respirer sous le poids des autres. Quand la camionnette a démarré, il y avait quatre couches de personnes empilées. Nous sommes restés comme ça, dans la camionnette.
Toute demande d’arrêt pour aller aux toilettes a été ignorée. On nous disait de « faire sur place ». Certains ne pouvaient pas se retenir, nous avons continué la route dans des odeurs d’excréments. Quand nos gardes s’ennuyaient, ils nous faisaient chanter des chansons, surtout l’hymne biélorusse, et nous filmaient avec leur téléphone. Quand ils n’aimaient pas la performance, ils recommençaient à nous battre. « Si vous pensez que vous avez mal, détrompez-vous, ce n’est pas encore la douleur, la vraie douleur commencera une fois que vous serez en prison. Vos proches ne vous verront plus », disaient les gardiens.
« Votre Tsikhanovskaïa a fui le pays, et vous n’aurez plus jamais de vie », a déclaré l’une des gardes. Le trajet a pris deux heures et demie. Deux heures et demie de douleur et de sang. Pendant ce trajet infernal, je me suis rendu compte, que parmi les membres de l’unité antiterroriste qui nous escortaient, il y avait deux catégories : les simples sadiques, et ceux qui étaient des convaincus, qui pensaient sincèrement défendre leur patrie contre des ennemis extérieurs et intérieurs. Au moins, il était possible de dialoguer avec ces derniers.
Destination inconnue
Tout au long du trajet, nous ne savions pas où on nous emmenait : dans une maison d’arrêt, un centre de détention, une prison, ou peut-être tout simplement dans la forêt la plus proche, où nous serions soit battus à mort, soit tués. Je n’exagère nullement à propos de la dernière option, car nous avions l’impression que tout était possible.
En fin de compte, ce n’a pas été aussi horrible que dans le poste de police de Moskovski. Nous avons été placés dans la cour d’un bâtiment, un paradis comparé aux heures précédentes. Pour la première fois en vingt-quatre heures, nous avons pu baisser nos bras, nous pencher, nous allonger et, surtout, nous n’avions pas encore été battus. Un type avait la colonne vertébrale endommagée, car les policiers de poste de Moskovski lui avaient sauté dessus, et son genou aussi a été sévèrement blessé. Arrivé dans la cour, il s’est écroulé par terre.
Pour la première fois en vingt-quatre heures, nous avons pu discuter entre nous. J’ai appris qu’autour de moi il y avait des entrepreneurs, des spécialistes en informatique, des serruriers, deux ingénieurs et un ouvrier du bâtiment. Il y avait aussi d’anciens prisonniers. L’un d’entre eux m’a dit que ce n’était ni une maison d’arrêt ni un centre de détention provisoire, mais une vraie colonie pénitentiaire à Jodino. Il le savait parce qu’il y avait déjà été détenu. J’ai retrouvé mon ami Nikolaï Arkadievitch.
Un homme en uniforme est sorti sur une passerelle au-dessus de la cour de la prison. « Telizhenko ? ! Y a-t-il un Nikita Telyzhenko ici ? Nikita, viens à la porte. On vient te chercher. »
Nikita Telyzhenko est aujourd’hui rentré chez lui en Russie, à Iekaterinbourg. Il a été exfiltré de Biélorussie grâce au ministère des affaires étrangères russe.
Nikita Telyzhenko
L’Union européenne donne son feu vert à de nouvelles sanctions contre la Biélorussie
Les ministres des affaires étrangères de l’UE ont approuvé le principe de sanctions contre les responsables de la répression des opposants au président Loukachenko.
Le Monde avec AFP
Les ministres des affaires étrangères de l’Union européenne ont approuvé, vendredi 14 août, le principe de nouvelles sanctions contre la Biélorussie pour faire cesser la répression menée par le président Alexandre Loukachenko contre ses opposants, depuis sa réélection contestée à un sixième mandat.
« Une liste de noms [des responsables] va être établie », ont annoncé plusieurs responsables européens à l’Agence France-Presse (AFP), sans préciser quel type de sanctions va être mis en place. « Nous avons besoin de mesures supplémentaires contre ceux qui ont violé les valeurs démocratiques ou commis des abus contre les droits de l’homme en Biélorussie », avait déclaré sur Twitter la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avant la réunion des ministres des affaires étrangères.
L’annonce, dimanche 9 août, de la réélection à un sixième mandat de M. Loukachenko, dirigeant autoritaire au pouvoir depuis 1994, a déclenché des manifestations quotidiennes, réprimées sans ménagement par les forces de l’ordre. Des milliers d’arrestations ont été rapportées, ainsi qu’un nombre inconnu de blessés et deux morts parmi les manifestants.
Côté biélorusse, le chef de la diplomatie s’est dit, vendredi, prêt au dialogue avec « ses partenaires étrangers ». « La partie biélorusse est prête à un dialogue constructif et objectif avec ses partenaires étrangers sur toutes les questions liées au déroulement des événements en Biélorussie lors de la campagne électorale et après son achèvement », est-il écrit dans un communiqué publié à l’issue d’un entretien téléphonique entre Vladimir Makeï et son homologue suisse, Ignazio Cassis.
De nouvelles manifestations samedi et dimanche
La principale candidate d’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, a de son côté appelé à des manifestations « pacifiques de masse » dans tout le pays pendant le week-end. « Je demande à tous les maires de se faire les organisateurs, les 15 et 16 août, de rassemblements pacifiques de masse dans chaque ville », a-t-elle déclaré dans une vidéo mise en ligne vendredi.
Mme Tikhanovskaïa a revendiqué, lundi, la victoire à la présidentielle et demandé au président Alexandre Loukachenko de céder la place. Cette novice en politique, qui avait pris la suite de son mari après son incarcération, a dénoncé des fraudes massives lors du scrutin, à l’issue duquel elle a officiellement recueilli 10 % des voix, contre 80 % pour le chef de l’Etat sortant.
En raison de pressions politiques, Mme Tikhanovskaïa a rejoint en début de semaine la Lituanie voisine et annoncé qu’elle ne participera aux manifestations en cours dans son pays pour éviter toute « provocation » du pouvoir à Minsk. Elle dénonce une « vague [de répression] sanguinaire », juge la situation « critique » et appelle « le pouvoir à cesser cela et à passer au dialogue ». « Plus jamais les Biélorusses ne voudront vivre sous [ce] pouvoir », a-t-elle martelé.
Saluant les chaînes humaines, souvent composées de femmes vêtues de blanc, qui se sont multipliées depuis mercredi à travers le pays, elle évoque aussi les débrayages toujours plus nombreux dans les usines pour réclamer la fin de la répression et des élections libres. Des centaines d’ouvriers des usines de tracteurs et d’automobiles de Minsk ont en effet débrayé vendredi, se réunissant dans les cours des usines MTZ (tracteurs) et MAZ (voitures), selon des journalistes de l’AFP.
Le Monde avec AFP