La procédure judiciaire visant le journaliste marocain d’investigation Omar Radi, 34 ans, cible d’une offensive en règle de la part des autorités, a formellement débuté mardi 22 septembre avec sa comparution devant un juge d’instruction à Casablanca dans un climat de pressions croissantes sur la liberté d’expression au Maroc. Connu pour ses enquêtes sur la corruption et les expropriations foncières, Omar Radi avait été placé en détention provisoire le 29 juillet à la prison d’Oukacha, à Casablanca. Il est visé par trois catégories de chefs d’inculpation : « atteinte à la sûreté extérieure de l’État », « atteinte à la sûreté intérieure de l’État » ainsi que viol, attentat à la pudeur et évasion fiscale.
L’accusation d’agression sexuelle est probablement la plus sensible pour son image, divisant les milieux progressistes marocains entre ceux qui soupçonnent un dossier monté selon des procédés assez habituels et ceux qui témoignent un soutien sans faille à la femme – une collègue du journaliste – affirmant avoir été sa victime.
Human Rights Watch (HRW) a publié lundi un communiqué détaillant les différents volets de cette affaire. Il en ressort, selon Eric Goldstein, directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ONG, que « les accusations d’espionnage et la cascade d’autres charges semblent concoctées pour faire tomber Omar Radi ». « Désormais, les poursuites apparemment truquées contre des journalistes critiques figurent en bonne place dans le manuel des autorités marocaines pour étouffer toute contestation », ajoute-t-il. « Son accusatrice [dans le dossier du viol], qui s’est exprimée publiquement, a le droit d’être entendue et respectée, au même titre qu’Omar Radi, qui a droit à une procédure judiciaire équitable », précise le communiqué de HWR.
Une « cabale insensée »
Le journaliste avait déjà eu maille à partir avec la justice à la suite d’un tweet publié en avril 2019 dénonçant des magistrats qui avaient prononcé de lourdes peines contre des animateurs du Hirak (« mouvement ») dans la région du Rif (nord). « Ni oubli ni pardon avec ces fonctionnaires sans dignité », avait-il alors lancé. Poursuivi pour « outrage à magistrat », il avait écopé d’une peine de quatre mois avec sursis lors de son procès qui s’était tenu en mars. Cette première affaire avait connu un prolongement international qui avait vivement embarrassé le pouvoir marocain. Amnesty International avait en effet révélé que la surveillance policière dont Omar Radi avait fait l’objet s’était accompagnée du piratage de son iPhone par un logiciel d’espionnage – dit Pegasus – fourni par la société israélienne NSO. Le gouvernement marocain avait dénoncé « une campagne de diffamation internationale injuste ».
Cette fois-ci, l’offensive judiciaire est autrement nourrie. Le chef d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat » renvoie à des « intelligences » qu’aurait nouées Omar Radi « avec des agents étrangers » dans le but de « nuire à la situation diplomatique du Maroc ». Selon des fuites du dossier distillées dans la presse proche du pouvoir, il est reproché à Omar Radi d’avoir échangé des informations avec des diplomates de l’ambassade des Pays-Bas sur l’agitation dans le Rif.
L’accusation vise aussi le travail de recherche qu’il a effectué pour le compte de la firme d’intelligence économique britannique Good Governance Group (G3). Celle-ci souhaitait obtenir des informations sur une société marocaine de transfert d’argent dans laquelle un de ses clients projetait d’investir. Or l’un des responsables de G3 avec lequel Omar Radi a échangé quelques courriels à ce sujet était un certain Clive Newell, retraité du Foreign Office (la diplomatie du Royaume-Uni) et par ailleurs ancien membre du MI6 (services secrets). « Toutes ces informations à son sujet sont disponibles sur Internet », a relativisé le journal en ligne Le Desk, dont Omar Radi est l’une des têtes d’affiche, dans une contre-enquête publiée en juillet démontant « la cabale insensée » autour de cette accusation d’espionnage portée contre le journaliste.
Accusations à tiroirs
Quant au chef d’« atteinte à la sûreté intérieure de l’État », il vise à impliquer Omar Radi dans une prétendue « propagande de nature à ébranler la fidélité que les citoyens doivent à l’Etat et aux institutions ». En l’occurrence, il s’agit d’un travail de recherche commandé par la Fondation Bertha (basée à Genève), une organisation défendant les « populations défavorisées ». Omar Radi s’était vu accorder une bourse pour enquêter sur l’impact social des expropriations de terrains pour cause d’utilité publique au Maroc. Selon la presse proche du pouvoir, cette mission aurait eu en fait pour finalité de « susciter un sentiment d’injustice sociale chez le citoyen marocain » afin d’« ébranler la loyauté envers les institutions nationales ».
Devant le juge d’instruction de Casablanca, Omar Radi devra enfin s’expliquer sur l’accusation de viol dont il fait l’objet de la part d’une collègue du journal Le Desk. Chargée de tâches administratives et commerciales, Hafsa Boutahar affirme avoir été sexuellement agressée dans la nuit du 12 au 13 juillet par Omar Radi au domicile du patron du Desk, qui fait partiellement office de bureau en raison du Covid-19. Le journaliste conteste cette version, affirmant que leur relation sexuelle avait été « consensuelle ». Ce dossier est le plus délicat dans les accusations à tiroirs qui accablent Omar Radi, car il place ses amis face un dilemme aigu. D’un côté, le respect dû à la parole d’une femme affirmant avoir été victime de viol. De l’autre, le scepticisme inspiré par les pratiques coutumières du pouvoir marocain, instrumentalisant des affaires de mœurs pour faire taire des voix critiques.
Par Frédéric Bobin