Ils en avaient fait leur passion : archiver sur un système hébergé à l’étranger, la plate-forme américaine GitHub, les contenus – articles de presse ou de réseaux sociaux – qui disparaissent de la Toile chinoise à chaque razzia de la censure. Jamais les autorités n’ont semblé prêter attention à leurs activités, jusqu’à ce que l’épidémie de Covid-19, à Wuhan, ne grossisse leur site de centaines de pages de documents. En avril, Chen Mei et Cai Wei, deux Chinois de 27 ans, ont été arrêtés à Pékin, et mis au secret durant cinquante-cinq jours, avant d’être formellement inculpés. Ils sont en attente de leur procès, imminent, pour avoir « cherché querelle et provoqué des troubles », un délit fourre-tout pouvant valoir jusqu’à quatre ans de prison, régulièrement utilisé pour punir les militants.
En incluant ces deux historiens en herbe, au moins une demi-douzaine de journalistes citoyens qui s’étaient mobilisés pour documenter le confinement de Wuhan, à partir du 23 janvier, ont été arrêtés. Comme Chen Qiushi, qui publiait sur YouTube ses reportages dans les hôpitaux wuhanais au tout début de l’épidémie et est détenu incommunicado (au secret) depuis bientôt trois cents jours. Ou encore Zhang Zhan, une avocate de Shanghaï, elle aussi partie à Wuhan filmer ses habitants, qui a été interpellée en mai et doit prochainement être jugée pour « querelle et troubles ». Elle rejette les charges qui pèsent contre elle et s’est mise plusieurs fois en grève de la faim.
Paranoïa des autorités
Cette vague de répression révèle la paranoïa des autorités chinoises et leur vigilance exacerbée vis-à-vis de toute version non conforme à la vérité officielle sur le Covid-19 à Wuhan. Elle dit aussi combien la marge de manœuvre s’est rétrécie en Chine pour toute une génération de jeunes idéalistes qui croyait encore pouvoir s’investir dans des missions citoyennes.
Chen Mei était de ceux-là. Technicien informatique dans une association d’aide aux enfants malentendants et autistes à Pékin, il avait appelé Terminus2049 le site monté en 2018 avec son acolyte Cai Wei, en hommage à la planète Terminus, sur laquelle, dans les romans de science-fiction de l’écrivain américain Isaac Asimov, un savant préserve les connaissances de l’humanité menacée. On y trouvait des articles de presse, mais aussi des livres interdits en Chine, un documentaire sur le massacre de Tiananmen, le contenu d’un site d’information de Hongkong, et un forum où les abonnés pouvaient échanger anonymement en se connectant avec un VPN, l’outil qui permet d’accéder à des sites étrangers.
Quand la transmission du virus entre humains est officiellement confirmée à Wuhan, le 20 janvier, la Toile chinoise explose de spéculations, de doutes, et de colère. Sur un forum de discussion réservé à des intellectuels, un essai expliquant que les Chinois paient aujourd’hui de ne pas avoir défendu la liberté de la presse pendant cinquante ans circule largement. Le Quotidien de la jeunesse, un journal officiel progressiste, publie l’un des premiers entretiens du lanceur d’alerte Li Wenliang, l’ophtalmologue qui mourra ensuite du Covid-19. Sur la messagerie WeChat circulent toutes sortes de tribunes libres. Des habitants de Wuhan enquêtent : l’un d’entre eux envoie sur WeChat les images de huit morts dans un hôpital qui prétend ne pas avoir de cas. Tous ces contenus, même ceux de la presse officielle, seront entièrement expurgés du Web par les censeurs, comme pour laver toute trace de l’effervescence qui agite alors la société chinoise.
Ces documents sont archivés sur Terminus2049 et y restent consultables. Ils valent aujourd’hui à Chen Mei et son partenaire l’accusation de « répandre de fausses informations ayant un effet négatif sur la société », explique le frère aîné du jeune archiviste, Chen Kun, 33 ans. Lui-même ancien militant associatif, il a quitté la Chine pour l’Indonésie au début de l’épidémie, fin janvier, puis est venu étudier en France, où Le Monde l’a rencontré. Il s’efforce, depuis, de remonter les fils de l’enquête qui a mené son frère en prison. Celui-ci avait notamment rejoint une initiative collective pour tenter de déterminer le nombre réel de morts du Covid-19. « Le gouvernement chinois veut que les gens ne retiennent qu’une chose, sa victoire sur l’épidémie, estime Chen Kun. Si les gens s’interrogent, cela peut révéler certains problèmes dans la société, et il ne veut pas de cela. »
« Informations sensibles »
Son propre départ de Chine, croit Chen Kun, a nourri les soupçons de la police vis-à-vis de son frère : une connaissance de ce dernier lui a dit avoir été interrogée, quelques semaines avant son arrestation, sur le fait qu’un proche de Chen Mei, à l’étranger, avait pu recevoir des « informations sensibles ». En réalité, Chen Kun n’était pas au courant de l’entreprise d’archivage de son cadet. Les informations en question, souligne-t-il, ne sont pas des secrets d’Etat. S’il a quitté la Chine avec son épouse et leur fille, c’est par prudence : « On savait que l’objectif d’éradiquer la pandémie à tout prix conduirait à de nombreuses actions ignorant les droits de l’homme. Que celui qui était contaminé se retrouvait entièrement à la merci du gouvernement local », dit-il.
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Il faut dire que l’ex-militant et son épouse avaient déjà subi de plein fouet le premier virage autoritaire de Xi Jinping, six ans auparavant. Une vague de répression contre les milieux associatifs leur vaut alors plusieurs mois de « surveillance dans un lieu désigné », ce même régime de mise au secret prolongée, assimilé à de la torture, que Chen Mei a subi. Pour Chen Kun, arrêté le 6 octobre 2014, la séquestration eut lieu sur une base militaire, près de Pékin. Il fut soumis pendant trois mois à des interrogatoires, et deux gardes veillaient dans sa cellule jour et nuit. « C’est cent fois pire qu’une prison. Imaginer rentrer un jour à la maison était devenu un rêve extravagant. Je n’avais plus qu’un souhait, bavarder avec un autre être humain », dit-il. Sa femme, arrêtée quelques jours auparavant, y passe quatre-vingts jours.
L’enchaînement des circonstances qui les mènent dans cette situation est ubuesque. Chen Kun est alors directeur du Liren College, des ateliers éducatifs liés à une ONG, Liren (en chinois, « debout »), qui anime des librairies pour les enfants pauvres des campagnes. Le couple fait partie de tout un réseau de militants, de bénévoles et d’entrepreneurs qui évoluent aux marges de l’engagement politique, en se livrant à des actions citoyennes. L’épouse de Chen Kun, Ling Lisha, photocopie un jour de septembre des documents relatifs au « mouvement des parapluies », l’occupation de quartiers de Hongkong par les manifestants, dans une officine proche d’une université, à Pékin. Or, la photocopieuse est reliée à la police secrète, et le reçu, libellé au nom d’une des associations, servira de prétexte à l’arrestation d’un militant des droits de l’homme connu, Guo Yushan, dont Chen Kun est l’assistant. M. Guo fera un an de prison, son propre avocat est lui condamné à dix ans. La plupart des associations seront démantelées. A sa libération, le couple a un enfant, déménage dans le Sud et monte une crèche, se résignant, disent-ils, à un travail « normal ».
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Plusieurs vagues successives de répression ont ensuite asséché le terreau d’où avaient émergé, au début de la décennie 2010, ces bonnes volontés déterminées à faire évoluer la Chine vers l’Etat de droit. En 2015, 300 avocats sont interpellés, et une dizaine d’entre eux reçoivent de lourdes condamnations. Tant et si bien que la période où chacun se mobilisait sur Internet quand un militant était détenu, faisant intervenir des avocats indépendants, aidant les familles, est largement révolue. « J’ai choisi un avocat indépendant pour mon frère. Mais il a été forcé de prendre des avocats commis d’office. Or, ces avocats refusent de me parler. La procédure est une boîte noire. Ils répètent ce que dit la police – que mon frère a commis un délit –, au lieu de le défendre. Le but est d’empêcher les vrais avocats de faire leur travail », dénonce Chen Kun. Il a toutefois réussi à faire se retirer les deux premiers avocats officiels, en menaçant d’informer leurs clients internationaux, de grandes sociétés, de leur imposture. Une première victoire symbolique, même si deux autres ont été nommés pour les remplacer.
Par Brice Pedroletti – Le Monde