Ouïghours : esclavage moderne dans les champs de coton chinois
Un rapport révélé en exclusivité par «Libération», la BBC et la «Süddeutsche Zeitung» montre comment Pékin, pour atteindre ses objectifs d’expansion industrielle, organise le travail forcé de centaines de milliers de personnes pour la récolte au Xinjiang.
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Ouïghours : esclavage moderne dans les champs de coton chinois
C’est un travail harassant, de l’aube jusqu’au crépuscule, à ramasser des dizaines de kilos de fleurs par jour, courbé dans des champs immenses. De mi-septembre à fin novembre, les ramasseurs doivent vivre loin de chez eux, dormir en dortoir, pour un salaire souvent inférieur au minimum local. Parfois, ils couchent par terre ou en plein air. La récolte du coton au Xinjiang, où est produit 85 % du coton chinois, soit 20 % du coton mondial, est si contraignante que les Ouïghours, ethnie turcophone musulmane majoritaire dans la région, ont longtemps rechigné à y participer. Chaque automne, les planteurs se trouvaient obligés de recruter des travailleurs saisonniers dans les gares et organisaient la venue, en train ou en avion, de centaines de milliers de migrants de Chine intérieure. Un coûteux casse-tête logistique.
Edito Un contrôle policier totalitaire, voire génocidaire
Selon une enquête réalisée par le chercheur allemand Adrian Zenz pour la fondation américaine Victims of Communism, révélée lundi par la BBC, Libération et la Süddeutsche Zeitung, au moins un demi-million d’habitants du Xinjiang issus des minorités ethniques sont désormais envoyés dans les champs de coton pour y travailler de force. En France ou dans le reste du monde, chaque personne qui porte un vêtement ou un accessoire qui comprend, à un moment ou à un autre de la chaîne de production, une fibre de coton produite en Chine, doit envisager la forte probabilité d’être bénéficiaire du travail forcé de Ouïghours. Une probabilité encore plus élevée lorsqu’il s’agit de coton de haute qualité à longues fibres, majoritairement ramassé à la main dans le sud de la région.
«Education de la pensée»
Le recours aux travailleurs migrants venus d’autres provinces chinoises a beaucoup diminué ces dernières années. A la place, l’Etat chinois fournit désormais aux planteurs une main-d’œuvre locale «disponible», «docile», «obéissante», «travaillant dur», «avec un encadrement de style militaire». Le 2 décembre, les Etats-Unis ont placé sur liste noire l’organisation paramilitaire Xinjiang Production and Construction Corps (XPCC), qui supervise 33 % de la récolte de coton de la région, «pour ses liens avec de graves violations des droits de l’homme contre les minorités ethniques» : «Les données présentées apportent des preuves solides sur le fait que le travail forcé implique en réalité la grande majorité du coton produit au Xinjiang», précise le rapport.
Selon l’Organisation internationale du travail, «le travail forcé fait référence à des situations dans lesquelles les personnes sont contraintes de travailler par l’utilisation de la violence ou de l’intimidation, ou des moyens plus subtils comme l’accumulation de dettes». Or, au Xinjiang, les 11 millions de Ouïghours, Kazakhs et autres peuples musulmans sont soumis à un contrôle policier totalitaire. Depuis 2017, des centaines de milliers d’entre eux ont été envoyés en camps de rééducation, rebaptisés «centres de formation» en 2018. Des cours de travaux manuels y ont été imposés, que les détenus soient riches ou pauvres, étudiants ou commerçants, universitaires ou musiciens. Alors qu’au moins 300 000 longues peines de prison ont été distribuées pour «extrémisme» ou «
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Depuis plus d’un an, des rapports et des enquêtes de chercheurs ou de journalistes, des coalitions d’ONG et de syndicats alertaient la communauté internationale sur l’utilisation massive du travail forcé dans les usines du Xinjiang, et enjoignaient les entreprises occidentales à couper toute relation avec des sous-traitants chinois opérant dans la région. Grâce à des documents chinois disponibles sur Internet, Adrian Zenz apporte pour la première fois les preuves que la coercition commence dès le ramassage du coton. Sous couvert de «lutte contre la pauvreté» et de «rééducation politique par le travail», l’emploi est organisé sur un schéma «du haut vers le bas». Les planteurs transmettent aux autorités leurs besoins de main-d’œuvre pour la saison, avec les compétences souhaitées. Après une formation sur mesure, les ouvriers agricoles leur sont livrés par lots, à l’endroit et à la date prévue, depuis tous les coins du Xinjiang. A la date du 8 octobre 2018, par exemple, les préfectures d’Aksu et Hotan avaient à elles seules transféré 210 000 travailleurs agricoles vers les plantations gérées par le XPCC pour la saison. Durant le transfert, mais aussi tout le temps de la mission, les ramasseurs sont étroitement encadrés par des superviseurs qui doivent, selon les instructions officielles, leur inculquer «la gratitude envers le Parti» et «vigoureusement leur implanter une éducation de la pensée» pour les «libérer»de leur mode de vie traditionnel. Parfois, l’encadrement est réalisé par des forces de police. Ces transferts massifs n’ont pas cessé malgré la pandémie de Covid-19.
Far-west
Grand comme trois fois la France et regorgeant de matières premières, le Xinjiang (ou Turkestan oriental) est une pièce maîtresse du projet stratégique chinois des Nouvelles Routes de la soie. Un immense plan d’expansion industrielle y est mené tambour battant, et des usines sortent de terre par dizaines, notamment dans le secteur textile. Les entreprises de la région de Canton se délocalisent dans ce far-west pour profiter d’un coût du travail inférieur et de la proximité des champs de coton. Car le textile est un secteur clé pour le géant économique chinois. En 2018, la production de coton brut, de fil, de tissu et de vêtements, représentait près de 10 % de la valeur totale des exportations chinoises. Un des buts principaux de ce système, piloté au sommet du Parti-Etat depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, est de réduire les coûts pour rester compétitif sur le marché mondial.
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La hausse des salaires en Chine, le prix du transport des travailleurs saisonniers, conjugués à une diminution des aides publiques au secteur depuis 2013, avaient rendu le coton chinois cueilli à la main plus cher que le coton mécanisé américain. La Chine a entrepris d’accélérer la mécanisation, notamment en subventionnant l’achat de machines. Mais la mécanisation ne dépasse pas les 20 % dans le sud de la région. De plus, les surfaces agricoles dédiées au coton ne cessent d’augmenter. Ce qui fait que, en 2019, 70 % du coton produit au Xinjiang était encore cueilli à la main. Rien que dans les préfectures d’Aksu, Hotan et Kashgar, la tâche a mobilisé 570 000 personnes en 2018.
Quotas
Le recours massif à des formations collectives organisées de manière militaire, avec chants nationalistes obligatoires, et les transferts de travailleurs locaux permettent aussi de répondre aux objectifs politiques de suppression de (l’extrême) pauvreté fixés par Xi Jinping. Au 31 décembre, plus aucun Chinois ne doit gagner moins de 510 euros par an. Or les activités paysannes ou le petit commerce génèrent un revenu informel impossible à quantifier. Pour remplir leurs quotas, les fonctionnaires locaux, qui subissent une énorme pression sous forme de promesses de primes et menaces de punitions, ont tout intérêt à envoyer les habitants de leur district gagner un salaire, même faible (estimé autour de 100 euros mensuels), durant la récolte. A partir de 2014, le Xinjiang a dépêché chaque année 350 000 cadres dans les villages pour mener à bien la lutte contre la pauvreté. Et lorsque des récalcitrants rechignent à abandonner leur famille, leur maison ou leurs bêtes, les fonctionnaires assurent que l’Etat «prendra soin des enfants et des personnes âgés» qui seront laissés seuls.
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En 2018, le canton de Karakax a dépêché 54 000 habitants pour ramasser du coton dans d’autres régions. Soit 15,7 % des adultes âgés de 18 à 59 ans. La même année, la préfecture de Hotan, peuplée d’environ 2 millions d’habitants, a fourni à elle seule 25 000 ramasseurs dans la préfecture de Bayingol, située à 950 km. Même les zones agricoles qui utilisent largement des machines nécessitent toujours beaucoup de main-d’œuvre manuelle. Cet automne, la préfecture d’Aksu a envoyé 146 000 cueilleurs sur les terres gérées par le XPCC, pourtant mécanisées à 83 %. De rares photographies, prises par la presse locale ou publiées par la propagande, montrent des travailleurs impeccablement alignés sur des quais de gare, vêtus à l’identique de la tête aux pieds. Parfois, ils portent tous la même fleur au revers de leur bleu de travail, des valises identiques ou lèvent le poing dans une chorégraphie parfaite.
Le rapport précise que le travail forcé dans les champs concerne la main-d’œuvre locale, mais aussi extérieure à la région, notamment des prisonniers fréquemment assignés au ramassage du coton par le XPCC. Et que même en tenant compte des travailleurs venus de leur plein gré s’assurer un revenu sur quelques semaines, l’auteur, Adrian Zenz, affirme que la cueillette du coton au Xinjiang emploie au moins 500 000 travailleurs forcés. Le rapport conclut : «Les entreprises devraient se voir demander d’enquêter sérieusement sur le rôle tenu par le coton chinois dans leur chaîne de production, même si celle-ci se trouve en dehors de Chine.»
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Raphaël Glucksmann: «L’absence de réaction internationale a autorisé le régime chinois à aller toujours plus loin»
L’eurodéputé, à la pointe du combat pour la cause ouïghoure, est à l’initiative d’une résolution d’urgence qui doit être examinée au Parlement européen jeudi.
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Glucksmann: «L’absence de réaction internationale a autorisé Pékin à aller toujours plus loin dans la répression des Ouïghours»
Jeudi, le Parlement européen examinera une résolution d’urgence sur le travail forcé dans les champs de coton au Xinjiang, province où environ 11 millions de Ouïghours sont soumis à une persécution intense. A l’origine du texte, l’eurodéputé Raphaël Glucksmann décrypte les ressorts du «pire crime contre l’humanité du XXIe siècle».
Comment avez-vous commencé à militer sur le sujet ?
Au début de mon mandat, en septembre 2019, j’ai reçu des membres de la diaspora ouïghoure. J’ai réalisé que le destin d’un peuple parqué dans des camps de concentration se jouait, et que nous regardions ailleurs. Malgré les enquêtes publiées par des chercheurs et des journalistes, le sujet n’avait pas pénétré dans le débat général. L’absence de réaction internationale a autorisé le régime chinois à aller toujours plus loin dans la répression en pensant ne jamais avoir à en payer le prix.
Comment expliquer l’indifférence sur le sujet en Occident?
On est face à un régime qui veut gagner en influence, se renforcer et s’enrichir. Peut-être était-il difficile d’accepter que le pire crime contre l’humanité du XXIe siècle soit commis dans cet univers rationnel. Quelques mois après, l’Aspi [Australian Strategic Policy Institute, ndlr] a révélé l’utilisation du travail forcé par des dizaines de grandes marques internationales. Soudain, ce crime lointain s’est matérialisé dans nos propres chaussettes et chaussures. Nous n’étions plus seulement touchés en tant qu’êtres humains, mais en tant que clients.
Comment la Chine a-t-elle pu en arriver à une telle dérive en termes de droits humains ?
C’est la rencontre des deux tendances les plus fortes du XXe siècle, le communisme et le capitalisme, dans ce qu’elles ont de pire. D’un côté un système concentrationnaire d’inspiration soviétique et maoïste, qui considère l’être humain comme du matériel, et une tradition de parti unique qui détruit toute force qui lui est opposée. Et de l’autre une globalisation débridée à la recherche du meilleur rendement au plus bas coût. Le mariage des deux a donné naissance à un monstre post-moderne. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant que les nouvelles technologies soient testées sur les Ouïghours.
Cela invalide tout ce qu’on nous a raconté à Sciences-Po. A la chute du mur de Berlin, les théoriciens ont affirmé que c’était «la fin de l’histoire», que l’ouverture au commerce de la Chine communiste allait nécessairement se traduire par une émergence de la classe moyenne, laquelle réclamerait des droits et la liberté d’expression. Et il s’est passé l’exact inverse. Au lieu de se démocratiser, elle est devenue de plus en plus nationaliste et autoritaire. Les élites européennes ont vécu dans cette illusion idéologique. Des dirigeants sont encore persuadés que si on signe tel ou tel accord d’investissement, la Chine sera plus attachée au respect des droits.
Avec les révélations sur le Xinjiang, une page de la pensée mondiale est en train de se tourner. On comprend que signer des contrats n’est pas étendre les droits. Et qu’il existe toujours des systèmes de pensée profondément opposés à la démocratie libérale.
Pourtant, le Parti communiste n’a jamais caché ses objectifs…
Mao avait échoué à imposer ses normes au monde parce qu’il se trouvait en position de faiblesse. Deng Xiaoping a été le premier à théoriser le fait que la globalisation allait permettre l’essor de la Chine. Vu d’ici, faire de ce pays l’atelier du monde était un processus d’occidentalisation. En réalité, c’était nourrir le système qui entend balancer la démocratie dans les oubliettes de l’histoire. La pensée du Parti communiste chinois est hyperrationnelle. En France, on est focalisés sur l’élection qui aura lieu dans un an. Le PCC a une stratégie sur cinquante ans. De plus, il a une croyance profonde dans ses propres valeurs. Chaque jour apporte à ses dirigeants la confirmation que leur système est le meilleur. Les Européens commencent à douter de l’Etat de droit et renoncent peu à peu aux principes mêmes sur lesquels il a été fondé.
Le processus est-il inéluctable ?
Non, mais plus on attend, moins on pourra agir. L’illusion que l’on ne peut rien faire est fausse. L’Union européenne est le premier marché et la première puissance commerciale du monde. Il faut arrêter d’avoir peur au moindre froncement de sourcils de Pékin. On a besoin de la Chine et elle a besoin de nous. Puisque l’UE vient d’adopter un mécanisme de sanctions contre les violateurs de droits humains, on doit mettre sur liste noire les responsables de la répression au Xinjiang. On n’est pas face à une nébuleuse terroriste. On sait quelles sont les entreprises chinoises liées au système concentrationnaire. L’accès au marché européen doit leur être interdit.
Des mesures peuvent-elles être prises rapidement ?
C’est pour cela qu’on prépare une résolution d’urgence. On doit prouver qu’on est sérieux quand on parle des Ouïghours et des camps. Les mesures peuvent se décider en dix jours, car le commerce est une compétence européenne. Des dirigeants européens commencent à s’exprimer. Il faut passer aux actes. Il ne s’agit pas d’envoyer un tapis de bombes sur la Chine, mais de montrer qu’il y aura un prix à payer si elle continue ses exactions. Entre ne rien faire et la guerre, il y a la politique.
Et comment modifier la donne sur le versant industriel?
Il faut imposer le devoir de vigilance aux entreprises. Une entreprise comme Nike ne produit rien elle-même, à part dessiner et se créer une image. Ceux qui fabriquent sont en Chine. Or, jusqu’ici, les patrons de Nike ou de Zara ne peuvent pas être traduits devant une cour européenne si des crimes sont commis au cours du processus.
Il faut renverser la charge de la preuve. C’est aux marques de nous prouver qu’elles ne s’approvisionnent pas avec ce coton issu de l’esclavage. La Chine est rationnelle. Plus on sera fermes, plus elle cherchera à nous amadouer. Avec le Covid, on a réalisé qu’on n’était même plus capables de produire notre paracétamol et nos masques. Voulons-nous n’être que les clients des nouveaux suzerains ? Ou bien décide-t-on qu’on a une histoire à écrire, des valeurs à défendre et une puissance politique à construire ? On doit arrêter d’être un vieux continent fatigué. Se préoccuper de ce qui se passe au Xinjiang est aussi se préoccuper de soi. Les jeunes, qui se mobilisent en masse pour les Ouïghours, l’ont bien compris.