Ce n’est pas pour promouvoir le sport automobile au Moyen-Orient que les inventeurs du rallye-raid ont vendu à l’Arabie saoudite l’organisation de l’épreuve qui s’élance dimanche. Mais bien pour aider le régime wahhabite de Riyad, despotique et intolérant, à améliorer son image internationale. Avec la bénédiction de l’Élysée et du Quai d’Orsay, résolus à ménager tyrans et dictateurs quand ils sont bons clients de nos industries d’armement.
Les 322 concurrents qui prendront dimanche à Jeddah le départ du 43e Rallye Dakar – héritier du Paris-Dakar devenu pour la deuxième année de suite une sorte de tour automobile d’Arabie saoudite – pensent probablement qu’ils vont participer à une compétition sportive. Pendant douze jours, ils peuvent croire que vont être mises à l’épreuve leur aptitude à naviguer dans le désert, leur maîtrise de la conduite dans le sable et leur résistance à la fatigue. Mais ils se trompent.
Car ils sont en réalité les figurants d’une énorme opération de communication politique destinée à faire oublier au monde le caractère médiéval et tyrannique du régime saoudien. Conseillé par plusieurs agences françaises de communication – Publicis Havas, Image 7 (lire ici l’article de Laurent Mauduit du 1er novembre 2020) –, le prince héritier Mohammed Ben Salmane, plus connu sous ses initiales MBS, qui gouverne de fait le pays à la place de son père, a décidé il y a deux ans d’acheter le tintamarre médiatique planétaire qui accompagne le rallye depuis sa création en 1979, afin de moderniser l’image de la monarchie wahhabite.
À l’origine, il s’agissait surtout pour MBS et ses conseillers en communication d’éclipser dans l’opinion internationale l’horreur et la répulsion provoquées par l’assassinat en octobre 2018 à Istanbul, dans des conditions abominables, du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, qui dénonçait dans ses articles du Washington Post l’autoritarisme et la corruption des princes au pouvoir à Riyad.
À plus long terme, il s’agissait de créer un nuage médiatique durable, de nature à dissimuler la vraie nature, hypocrite, intolérante et violente du régime saoudien. Un nuage à l’abri duquel MBS pourrait continuer à exercer son pouvoir tout en faisant passer ses aménagements marginaux du despotisme en vigueur pour des réformes modernistes, voire « démocratiques ».
Selon un document diffusé il y a un an par la Ligue et la Fédération internationale des droits de l’homme (LDH et FIDH), à la veille du départ du premier « Dakar saoudien », le contrat conclu pour 5 ans entre Riyad et l’organisateur français du rallye, Amaury Sport Organisation (ASO), s’élèverait à 80 millions d’euros. Un investissement mineur pour l’Arabie saoudite. Une manne providentielle pour le groupe français.
Car son rallye géant, couru de 1979 à 2007 entre Paris et Dakar à travers l’Europe et l’Afrique, puis transféré, en raison de l’insécurité du Sahel, en Amérique latine, semblait menacé, voire condamné, par la crise économique latino-américaine. Conjoncture dont les princes saoudiens et leurs conseillers ont habilement tiré profit en proposant au groupe ASO un marché difficile à refuser : sauver le rallye tout en renouvelant totalement le décor de l’épreuve. Le tout en échange d’un chèque substantiel.
Pour attirer l’attention des dirigeants d’ASO sur l’opération de blanchiment d’image dont le rallye était l’instrument et dont ils devenaient les complices rémunérés, la FIDH, la LDH et leurs organisations partenaires en Arabie saoudite ont écrit il y a un an au président du groupe Jean-Étienne Amaury et au directeur général Yann Le Moenner, en soulignant leur responsabilité dans la promotion d’un pays « notoirement éloigné des principes internationaux relatifs aux droits humains ». En vain.
La FIDH s’est aussi adressée en décembre 2019 à Delphine Ernotte, la présidente de France Télévisions, diffuseur officiel du rallye, pour lui demander de « dénoncer son partenariat » ou, au moins, de « faire en sorte que la diffusion du Dakar ne soit pas une tribune offerte au régime saoudien pour redorer son image et faire oublier ses crimes ». En vain également.
En matière de tolérance du despotisme, le mauvais exemple vient d’en haut. De l’Élysée, où Emmanuel Macron a pris l’habitude de ménager tyrans et dictateurs. Surtout lorsqu’ils sont de bons clients de nos industries d’armement.
Il vient aini de rappeler cet usage malsain en remettant début décembre la grand-croix de la Légion d’honneur au maréchal-dictateur égyptien al-Sissi. Acquéreur en février 2015 de 24 avions de combat Rafale, payés par ses amis les monarques pétroliers du Golfe, le président égyptien, qui gouverne son pays appuyé sur l’armée, a multiplié ces derniers mois les arrestations d’opposants, accusés de « terrorisme », les enlèvements, et les exécutions extrajudiciaires. Ce qui ne semble pas choquer outre mesure Emmanuel Macron.
On se souvient, par ailleurs, qu’il avait fallu au président français près de deux mois, au lendemain de l’assassinat de Jamal Khashoggi pour marquer sa réprobation en décidant, après Washington, Londres et Berlin, d’interdire le territoire national à dix-huit ressortissants saoudiens. A l’époque, Macron avait qualifié de « pure démagogie » la décision d’Angela Merkel, qui venait d’annoncer un embargo sur les livraisons d’armes allemandes à l’Arabie saoudite.
C’est donc dans une monarchie héréditaire despotique, gouvernée par la charia, mais amie officielle de la France que le 43e Rallye Dakar va se dérouler. Un pays où les condamnations à mort sont banales, et les exécutions tout aussi ordinaires. Un pays qui, en 2019, a connu 180 exécutions capitales par décapitation au sabre, crucifixion ou lapidation. C’est-à-dire, en moyenne, une tous les deux jours.
Un pays où les libertés d’expression, de réunion, d’association n’existent pas. Où la promotion de la démocratie est un crime puni de la peine de mort, tout comme la critique du régime, l’adultère, l’homosexualité, ou le fait de changer de religion. Un pays où règne un véritable apartheid sexuel qui fait des femmes des mineures à vie, soumises par la loi à la tutelle légale des hommes. Statut qui leur impose d’obtenir la permission d’un tuteur masculin pour travailler, voyager, étudier, se marier ou accéder aux soins de santé.
Dans ce décor de « déserts mystérieux et profonds », tel qu’il est décrit par la documentation du groupe ASO, les défenseurs des droits humains – journalistes, activistes, opposants politiques, écrivains – sont traités en ennemis de l’État. Exposés aux disparitions forcées et aux détentions arbitraires.
Victimes d’un arsenal juridique spécifique, et notamment de lois « antiterroristes » qui criminalisent un large spectre d’activités civiques pacifiques, des milliers de militants de la démocratie et des droits humains sont détenus, purgeant des peines de prison de six à trente ans. Entre mai et juillet 2018, plusieurs militantes féministes, engagées dans la défense des droits humains et en particulier dans la campagne en faveur des droits des femmes, ont ainsi été arrêtées et jetées en prison, où elles ont été soumises à la torture et à des violences dégradantes.
Parmi elles se trouve Loujain al-Hathloul, étudiante en sciences sociales à l’antenne de la Sorbonne d’Abou Dhabi, que Mediapart avait rencontrée en juillet 2017. Première femme à se présenter à une élection en Arabie saoudite en 2015, elle s’était surtout fait connaître dans le royaume, et au-delà, par sa campagne pacifique en faveur du droit pour les femmes de conduire librement.
Depuis son arrestation, le 15 mai 2018, quelques semaines avant l’abolition de la loi qu’elle combattait, Loujain al-Hathloul est accusée d’avoir fait campagne pour les droits des femmes, d’avoir rencontré des journalistes étrangers, des diplomates, des membres d’organisations de défense des droits humains, et de chercher à changer le système politique du royaume. Il lui est aussi reproché d’avoir postulé pour un emploi aux Nations unies. Mais selon sa famille, il s’agit surtout de l’empêcher de revendiquer sa part de responsabilité dans l’abolition de l’interdiction de conduire. C’est-à-dire de devenir une voix reconnue et crédible de la société civile saoudienne.
Lorsque Loujain et une dizaine d’autres militantes et militants ont été arrêtés, les journaux saoudiens aux ordres ont publié leurs photos frappées du tampon « traître » en les accusant d’avoir « sapé la sécurité du royaume ». Déférée dans un premier temps devant une cour pénale ordinaire, Loujain al-Hathloul a été informée le 25 novembre dernier, après trois ans de détention préventive, que son dossier avait été transmis au tribunal spécial chargé de juger les actes de terrorisme.
Redouté pour le caractère expéditif et arbitraire de ses jugements, ce tribunal a rendu son verdict le 28 décembre. Au terme de 958 jours de détention, Loujain al-Hathloul, reconnue coupable de « diverses activités prohibées par la loi antiterroriste » – activités dont les magistrats n’ont jamais fourni la preuve –, a été condamnée à 5 ans et huit mois de prison.
Les années passées par la jeune femme en détention préventive seront prises en compte dans la peine prononcée. Celle-ci a été complétée par une mise à l’épreuve de trois ans pendant laquelle elle pourra être arrêtée à la moindre infraction. En outre, il lui sera impossible de voyager pendant cinq ans.
Selon sa famille, elle pourrait recouvrer la liberté dans deux mois… Mais le tribunal a refusé de statuer sur les mauvais traitements et tortures – simulacres de noyade, violences sexuelles, chocs électriques, flagellations – subis en détention. Pendant les quatre semaines qu’a duré son procès, aucune des demandes d’investigation formulées à ce sujet par la jeune militante féministe n’a été acceptée.
Le 25 novembre, au deuxième jour du procès de Loujain al-Hathloul à Riyad, des diplomates représentant la Belgique, le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Norvège, la Suisse et le Canada s’étaient rendus symboliquement au tribunal pour manifester, sinon leur soutien, du moins l’intérêt de leur pays pour la cause défendue par la jeune femme.
La France, « dont la présence dans cette délégation aurait pu envoyer un signal fort » selon Amnesty International, n’était pas représentée. Apparemment, le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian n’avait pas donné de consigne en ce sens. Connaissait-il seulement le nom de cette jeune Saoudienne, qui étudiait les sciences sociales à la Sorbonne d’Abou Dhabi avant d’être arrêtée, et qui ne cachait pas son attachement à la France ?
Son sort, en tout cas, n’avait pas été abordé lors des deux rencontres qu’il a eues en janvier et en juillet avec son homologue saoudien, Faisal ben Farhan ben Abdallah Al Saoud. C’est du moins ce qu’indiquent les comptes-rendus de leurs entretiens diffusés par le Quai d’Orsay. Surtout ne pas mettre en péril de futurs contrats avec un pays qui a été pendant dix ans le troisième client de la France en matière de vente d’armes, et qui semble envisager de changer de fournisseur…
Lorsque le chef de l’État et son ministre des affaires étrangères refusent de voir la réalité despotique et sanglante d’un régime parce qu’il achète des armes françaises, lorsqu’ils se taisent devant les crimes d’un dictateur bon client, comment s’étonner que les organisateurs, les diffuseurs et les concurrents du Dakar saoudien soient aveugles à leur tour face à la même sinistre réalité ?
D’autant qu’ils ont autour d’eux tout le sable du désert pour y enfouir leur tête.
Médiapart – Par René Backmann