La décennie écoulée de soulèvements populaires dans le monde arabe a vu, comme jamais par le passé, le militantisme LGBT s’affirmer en public et s’organiser avec méthode. Même si cette mobilisation reste limitée et minoritaire, elle marque une rupture avec le déni agressif de l’identité homosexuelle qui prévalait jusqu’alors, dans les milieux religieux naturellement, mais aussi dans les cercles soi-disant « progressistes ». La Tunisie fait une fois encore figure de pionnière dans cette vague militante qui a aussi pris pied au Maroc et au Liban. Mais l’homosexualité demeure criminalisée dans la plupart des pays arabes. Et une des figures emblématiques de cette mouvance, Sarah Hegazy, a été contrainte quitter son Egypte natale pour se réfugier au Canada, où elle s’est suicidée en juin dernier.
UNE REPRESSION MULTIFORME
Seuls la Jordanie et Bahreïn ont aboli les lois, héritées de l’ère coloniale, qui criminalisaient déjà l’homosexualité. L’Egypte a au contraire durci son dispositif législatif par des dispositions contre « l’incitation à la débauche », là où, par exemple, l’Algérie et le Yémen ont choisi de sévir contre « l’atteinte à la pudeur ». Les examens anaux forcés, malgré leur condamnation internationale comme une forme de torture, continuent d’être pratiqués par plusieurs polices arabes à l’encontre de « suspects » d’homosexualité. Outre la répression officielle, les milices ont souvent ciblé, en Irak, en Syrie ou en Libye, des civils LGBT (le DJ Arshad Haybat, enlevé en novembre 2020 à Bagdad, a ainsi été accusé d’animer une soirée gay). Quant à Daech, il a perpétré des dizaines d’exécutions pour homosexualité au nom de son « Etat islamique ».
En mai 2017, la première Gay Pride du monde arabe est annoncée à Beyrouth, mais elle se borne à un drag show et à un déjeuner privé, du fait des menaces lancées contre un éventuel défilé. Malgré la pénalisation toujours en vigueur des « relations sexuelles contre-nature », le Liban apparaît néanmoins à l’avant-garde des droits LGBT au Moyen-Orient, avec comme icône Hamed Sinno. Ce chanteur du groupe de rock alternatif Machrou Leila avait dès octobre 2013 fait la une du magazine Têtu, critiquant les pesanteurs de la société libanaise à l’encontre de l’homosexualité. Un concert de Machrou Leila au Caire, en septembre 2017, est l’occasion pour des militants égyptiens de brandir le drapeau arc-en-ciel.
Mais la répression s’abat sur des dizaines d’entre eux, dont Sarah Hegazy, torturée par la police, puis livrée aux violences des autres détenues. En mars 2018, elle trouve asile à Toronto, d’où elle dénonce la dictature de l’ex-maréchal Sissi: « Quiconque n’est pas un mâle hétérosexuel musulman sunnite qui soutient le régime actuel est persécuté, intouchable ou mort ». Cible d’une campagne de haine en ligne d’une violence inouïe, Hegazy met fin à ses jours après deux années d’exil. Sinno constate amèrement que « ceux qui ont publiquement porté le deuil de Hegazy ont vite reçu des menaces de mort ».
UN RESEAU DE PLUS EN PLUS DENSE
Malgré cette répression multiforme, l’activité des associations de défense des droits LGBT, elles-mêmes en nombre toujours croissant, ne cesse de s’intensifier. En Tunisie et au Maroc, elles se mobilisent, entre autres, contre les dispositions liberticides du code pénal contre l’homosexualité. Au Liban, elles ont obtenu l’abandon de fait, depuis 2015, des examens anaux forcés. Partout, elles s’opposent aux campagnes officielles de diffamation qui associent la supposée « perversion » homosexuelle à un complot de l’étranger (peu avant la présidentielle algérienne de décembre 2019, le ministre de l’Intérieur a ainsi accusé les contestataires d’être des « traîtres, homosexuels et mercenaires »). Des plates-formes à vocation régionale ont également émergé, telle la Fondation arabe pour les libertés et l’égalité (AFE), basée à Beyrouth, à l’initiative de la campagne « Plus jamais seuls », avec Human Rights Watch, en avril 2018.
Cette montée en puissance entraîne naturellement des débats sur la définition des calendriers politiques et des modes de mobilisation. C’est ainsi que les velléités de Mounir Baatour, au militantisme gay inspiré d’Act Up, de concourir à la présidentielle de septembre 2019 en Tunisie ont été contrées par une coalition d’associations LGBT. Celles-ci lui ont dénié toute légitimité à représenter leur communauté, l’accusant d’être une « menace », voire un « grave danger ». Le rejet par l’administration tunisienne de la candidature de Baatour a de toutes façons clos cette polémique. Aujourd’hui, c’est l’annonce de la tenue à Dubaï, en mai prochain, d’une conférence sur les droits LGBT qui agite les milieux militants: une telle conférence ne va-t-elle pas cautionner la législation toujours très répressive des Emirats arabes unis? ne participe-t-elle pas du rapprochement stratégique avec Israël, pays à la pointe des droits LGBT au Moyen-Orient, avec le risque d’associer une fois encore ceux-ci avec des priorités plus occidentales qu’arabes?
L’existence de tels débats prouve, si besoin en était, la maturité atteinte par le militantisme LGBT dans le monde arabe, malgré les multiples obstacles auxquels il continue de faire face.