Une nouvelle étape a été franchie dans le durcissement du régime de Vladimir Poutine, mardi 2 février, avec l’envoi en prison de son principal opposant. Le sort d’Alexeï Navalny a été tranché par un tribunal moscovite excentré et transformé en forteresse. L’opposant a été condamné à une peine de trois ans et demi, pour avoir violé une mesure de contrôle judiciaire durant la période où il était en convalescence en Allemagne, après avoir été victime d’un empoisonnement. En vertu de la période qu’il a passée sous le régime de l’assignation à résidence dans la même affaire, la peine effective est de deux ans et huit mois.
La décision a été rendue dans le même climat survolté qui caractérise les actions des autorités russes depuis le retour au pays de l’opposant. Le lieu de l’audience a été modifié au dernier moment, tout comme l’avait été l’aéroport de son arrivée, le 17 janvier, et le tribunal finalement retenu a fait l’objet d’un déploiement de force conséquent pour tenir à distance journalistes et soutiens de M. Navalny. Plus de 300 d’entre eux, parfaitement pacifiques, ont été détenus avant même le prononcé du verdict, et de nombreux journalistes arrêtés. Les grandes villes russes ont elles aussi été bouclées dans la soirée, alors que les soutiens d’Alexeï Navalny ont appelé à manifester à Moscou.
La présence de diplomates étrangers à l’audience a été relayée par les médias fédéraux, comme un signe de la « soumission » de l’opposant à des donneurs d’ordre étrangers.
« Signes de faiblesse »
Jusqu’à la lecture du verdict, M. Navalny n’a été montré que quelques secondes dans sa cage en verre, les caméras étant, de manière inhabituelle, interdites. Ses échanges avec la cour ont toutefois été retranscrits, comme ses « derniers mots » prononcés avant l’énoncé du verdict. Comme il l’a toujours fait, l’opposant a utilisé cette rare tribune pour lancer une charge cinglante contre Vladimir Poutine.
« Quelqu’un a décidé que je ne devais pas faire un pas en homme libre sur le sol de notre pays, a-t-il dénoncé. Et nous savons qui, nous en savons la raison : la haine et la peur d’un homme. (…) Le petit voleur dans son bunker (…) voudrait apparaître comme un grand géopoliticien et son ressentiment envers moi vient du fait qu’il restera dans l’histoire comme un empoisonneur. Il y eut Alexandre le Libérateur ou Iaroslav le Sage. Nous aurons Vladimir l’Empoisonneur de slips. » Il a terminé ce discours en prévenant : « La Garde nationale, cette cage, ce sont des signes de faiblesse. Vous ne pourrez pas emprisonner tout le pays. »
Alexeï Navalny a ensuite été emmené. Détenu à la prison moscovite de Matrosskaïa Tichina depuis deux semaines, il devrait être en théorie être transféré vers une colonie à régime général. Mais le pouvoir pourrait aussi chercher à éviter de le placer parmi d’autres prisonniers. Plusieurs défenseurs des droits de l’homme disent par ailleurs craindre pour sa sécurité.
Ennemi personnel
Ce verdict était attendu, étant donnée la hargne dont a fait preuve le pouvoir russe dans le traitement du cas Navalny. Elle marque tout de même un nouveau tournant, après la tentative de meurtre qui a visé l’opposant à l’été 2020. Après des années de harcèlement de moyenne intensité, faits d’arrestations brèves et de poursuites judiciaires à répétition, le Kremlin a l’espoir de se débarrasser de manière durable de son ennemi le plus acharné, le « blogueur » Navalny. Quitte à en faire un prisonnier politique.
L’homme ne découvre pas la détention : depuis 2013, date de la dernière élection à laquelle il a pu participer, il y a passé 252 jours, fruits de multiples condamnations administratives. Il est même probable que M. Navalny voie la prison comme une nouvelle étape de sa carrière politique, qu’il imagine se terminer au Kremlin.
Ni les protestations internationales, ni les manifestations importantes qui secouent la Russie depuis deux semaines n’ont infléchi le choix, mardi, de l’envoyer derrière les barreaux. En participant à l’enquête de presse qui a désigné le FSB, les services russes de sécurité, comme responsable de son empoisonnement puis en piégeant un de ses agents, M. Navalny est même devenu un ennemi personnel des siloviki (membres des structures de force), qui ont pris la main sur les affaires intérieures russes.
Alexeï Navalny a tenté de rééquilibrer le rapport de force en en appelant à la rue et en publiant une enquête (vue 107 millions de fois sur YouTube) sur le gigantesque palais construit pour Vladimir Poutine sur les bords de la mer Noire. Ces tentatives ont suscité une réponse furieuse du pouvoir. Plus de 7 000 personnes ont été arrêtées lors de la seule journée de dimanche, dont certains étaient toujours retenus dans des fourgons cellulaires 48 heures plus tard.
Effrayer une frange de l’électorat
Formellement, l’angle d’attaque choisi par le pouvoir pour emprisonner son opposant le plus déterminé paraît particulièrement mesquin, mais peut-être faut-il y voir une décision délibérée : le Kremlin ne cherche plus à convaincre la frange
Alexeï Navalny est ainsi condamné dans le cadre d’un dossier ancien, l’affaire Yves Rocher, qui avait, en 2014, envoyé son frère Oleg en prison. Alexeï, lui, avait été condamné à trois ans et demi avec sursis. Les deux étaient accusés de détournement de fonds dans le cadre d’un contrat conclu entre la firme française et la société de logistique d’Oleg Navalny. Après avoir porté plainte contre X, Yves Rocher avait reconnu n’avoir subi « aucun dommage ».
La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Russie dans ce dossier, l’estimant politiquement motivé et jugeant que les deux frères avaient été privés du droit à un procès équitable. De leur côté, les frères Navalny ont porté plainte en France contre Yves Rocher pour « dénonciation calomnieuse ». L’instruction suit son cours à Vannes (Morbihan) mais Yves Rocher y a pour l’instant le statut de simple témoin assisté, plus favorable qu’une mise en examen. « Le dossier (…) est clos et il n’est pas possible de revenir dessus », a rappelé la firme dans un bref communiqué publié mardi matin, disant ne pas vouloir « commenter la situation russe ».
C’est ce dossier que la justice russe a réactivé : selon elle, Alexeï Navalny a violé les conditions de son contrôle judiciaire décidé dans le cadre de cette condamnation. L’opposant explique son impossibilité à pointer au commissariat par sa convalescence à Berlin. Le 29 décembre 2020, le service pénitentiaire lui avait donné vingt-quatre heures pour se présenter, considérant son absence comme assimilable à du « tourisme ».
La question a donné lieu à une série d’échanges surréalistes, mardi, lorsque l’accusation a répété. « Je suis tombé dans le coma, je me suis soigné et je suis revenu ici, a rappelé M. Navalny. Qu’est-ce que je pouvais faire de plus ? » Puis, devant l’insistance de l’accusation à considérer l’envoi de documents en retard comme une violation grave : « Si vous manquez les cours, à l’école, on vous demande un certificat médical après votre guérison, pas quand vous êtes encore à l’hôpital… »
Décapiter l’état-major du camp Navalny
La peine retenue paraît particulièrement opportune pour le pouvoir. Elle permet de tenir l’opposant à l’écart durant la phase particulièrement sensible qui s’annonce en Russie. En s’offrant le droit de rester au Kremlin après 2024, à la faveur d’une réforme constitutionnelle sur-mesure, Vladimir Poutine n’a pas tout à fait réussi à faire taire les interrogations sur une éventuelle succession. La question de la transition promet de provoquer des remous − mais M. Navalny en sera tenu à l’écart, au moins physiquement.
De nouvelles condamnations pourraient par ailleurs s’ajouter à celle prononcée mardi. Plusieurs procédures judiciaires sont ainsi encore cours contre l’opposant. Parmi elles, une procédure pénale pour diffamation vis-à-vis d’un vétéran de la seconde guerre mondiale ou une autre ouverte fin 2020, liée à la fondation de lutte contre la corruption qu’il dirige, pour « escroquerie à grande échelle », un crime passible de dix ans de prison.
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Rien ne dit toutefois que la prison suffise à effacer Alexeï Navalny de la scène politique. L’opposant a gagné en stature et en reconnaissance après son empoisonnement, et plus encore après son retour volontaire au pays, en prison. Son sort restera, dans les années à venir, inexorablement associé à l’action de Vladimir Poutine, sur la scène intérieure comme internationale.
L’équipe Navalny, de son côté, a démontré sa capacité à travailler sans son chef, notamment s’agissant des enquêtes sur la corruption du régime, son arme la plus puissante. Les appels à faire battre les candidats du pouvoir, dans le cadre de la stratégie dite de « vote intelligent », joueront eux aussi un rôle important lors des élections législatives prévues cet automne.
Pour faire face à ces risques, le Kremlin s’est attaché ces derniers jours à décapiter l’état-major du camp Navalny. A Moscou ou dans les régions, des dizaines de responsables ont reçu des peines de prison ou d’assignation à domicile. Les défenseurs des droits de l’homme craignent aussi l’adoption, dans les mois à venir, de nouvelles lois répressives. Dans le viseur des autorités : les réseaux sociaux.