Quatre ans sans contact humain, à l’exception de quelques brèves visites. Quatre ans dans un cachot de 4 m2, sans radio, sans télévision, sans même un livre pour s’évader en pensée. Et une simple couverture la nuit pour s’isoler du sol et tenter de dormir. Ces conditions de détention moyenâgeuses sont celles que les Emirats arabes unis (EAU), pétromonarchie qui se targue de tolérance et de modernisme, infligent à leur dissident numéro un, le militant des droits de l’homme Ahmed Mansour.
Ce père de famille de 51 ans, ingénieur de formation, qui se définit comme laïque et libéral, a été arrêté en 2017 et condamné l’année suivante à dix ans de prison pour « atteinte à la réputation de l’Etat ». Son calvaire carcéral et la parodie de procès qui l’a conduit derrière les barreaux sont relatés dans un rapport de l’organisation Human Rights Watch (HRW), publié mercredi 27 janvier. Entre les lignes de ce récit édifiant se lisent la transformation graduelle des EAU, fédération de sept principautés, en un Etat policier ultrarépressif et le renoncement des capitales occidentales à exercer la moindre pression sur ce généreux client de leur industrie d’armement. Les autorités émiraties n’ont pas donné suite à la demande de réaction du Monde.
Employé d’une compagnie de télécommunications, poète à ses heures, Ahmed Mansour goûte pour la première fois à la prison en juin 2011. Les autorités avaient jusque-là toléré son activisme, notamment sa campagne sur Internet contre une loi restreignant la liberté d’expression. Le pouvoir l’avait suspendue, chose impensable aujourd’hui. Mais, cette fois, l’appel à des réformes démocratiques qu’il a cosigné avec quatre compatriotes, dont un professeur d’économie de la Sorbonne d’Abou Dhabi, Nasser Ben Ghaith, ne passe pas.
« Le dissident à un million de dollars »
Les princes du Golfe ont observé, interdits, le renversement du despote égyptien Hosni Moubarak. La flamme de la révolte, partie de Tunisie, s’est ensuite propagée au Bahreïn, à la Syrie, à la Libye et au Yémen. Tétanisés à l’idée que la contestation parvienne aux marches de leur palais, les dirigeants émiratis ordonnent l’emprisonnement des cinq pétitionnaires. Dans l’ombre de cette décision, il y a le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane. Un ambitieux à la poigne de fer, qui se prépare à éclipser son demi-frère, Khalifa Ben Zayed Al Nahyane, le président en titre des Emirats, affaibli par la maladie.
Mais en 2011, les « printemps arabes » font encore rêver. Les appels à la clémence des ONG portent loin. Le néoautoritarisme, en vogue aujourd’hui dans les capitales du Proche-Orient, n’est qu’embryonnaire. Après six mois derrière les barreaux, Ahmed Mansour et ses compagnons sont graciés. Le premier reprend son œuvre d’alerte et de documentation, en lien avec les grandes ONG de défense des droits de l’homme.
Le travail ne manque pas. Dans les années qui suivent, des centaines d’Emiratis sont jetés en prison. Des juges, des avocats, des enseignants, d’inspiration islamiste ou libérale : ils ont pour point commun de rêver, à voix plus ou moins haute, à une transformation de leur pays en une monarchie constitutionnelle. Sur Internet, Ahmed Mansour tient la chronique de leur arrestation. « Je défends tout le monde, les athées comme les islamistes, je vois l’être humain comme une abstraction », nous avait-il confié en 2016, en ajoutant que la meilleure façon de défendre la paix sociale consiste à « protéger les droits de l’homme et non les piétiner ».
Ce discours, contre-pied de la rengaine officielle sur la « sédition islamiste », lui vaut d’être harcelé par les services de sécurité et leurs sbires. Interdiction de voyager à l’étranger, filature, comptes bancaires mystérieusement siphonnés, menaces de mort par Internet, passages à tabac par des inconnus. En 2016, son téléphone est même visé par une tentative de piratage, au moyen d’un logiciel espion qu’Abou Dhabi a acquis à prix d’or auprès de la société israélienne NSO. L’étau du pouvoir se resserre mais « le dissident à un million de dollars », comme on l’a surnommé après cet épisode, continue à s’exprimer. Il est le dernier Emirati à pouvoir parler librement.
Plus pour longtemps. Dans la nuit du 20 mars 2017, les 4 x 4 aux vitres noires de la sécurité d’Etat, la police politique des EAU, pilent devant son domicile. Mohammed Ben Zayed dit « MBZ », le cerveau de la contre-révolution arabe, qui a pris les rênes du pouvoir en 2014, ne supporte plus ce caillou dans sa sandale. Expédié dans la prison d’Al-Sadr, en lisière d’Abou Dhabi, Ahmed Mansour est placé aussitôt au « trou ». Une cellule de 2 mètres sur 2, humide, avec latrines et un lavabo dans un coin, selon un ancien pensionnaire de ce quartier pénitentiaire, dont HRW a recueilli le témoignage.
Verdict confirmé
Son contact avec le monde extérieur se réduit aux rares visites de sa femme et de ses enfants, une demi-heure tous les six mois. Et aux silhouettes qu’il voit furtivement passer à travers le guichet de sa geôle. Un jour de décembre 2017, en représailles à son refus de communiquer le code de son compte Twitter, les gardiens lui confisquent son matelas, ses habits, ses produits d’hygiène, son papier et ses stylos.
A son procès, qui débute en mars 2018, Ahmed Mansour se plaint de ce traitement, en forme de torture psychologique. L’isolement sur une durée aussi longue contrevient non seulement aux conventions internationales, mais aussi au code pénal émirati, qui limite l’imposition de cette sanction à une période de sept jours. Selon une source de HRW qui a eu connaissance des débats, le juge lui donne raison.
« Ahmed est rentré dans le quartier d’isolement et il s’est mis à hurler », Artur Ligeska, un homme d’affaires polonais emprisonné quelques mois dans une cellule voisine d’Ahmed Mansour
Mais le supplice se poursuit. Les rares fois où il est autorisé à se rendre à la cantine ou dans la cour intérieure de la prison, ces lieux sont préalablement vidés de façon à ce qu’il s’y retrouve sans la moindre personne avec qui parler. A son procès en appel, en octobre 2018, Ahmed Mansour réitère ses doléances et le magistrat ordonne une nouvelle fois qu’il soit traité comme un prisonnier ordinaire. Les parloirs avec sa famille passent à une fois par mois. Mais il n’est pas retiré du « trou » et il ne récupère ni son matelas ni son matériel de toilette. Aux Emirats, la sécurité d’Etat, dirigé par le propre fils de « MBZ », cheikh Khaled, a le bras bien plus long que la justice.
Le 31 décembre 2018, alors que la planète a la tête ailleurs, le verdict de première instance, dix ans de prison, est confirmé. Artur Ligeska, un homme d’affaires polonais, emprisonné quelques mois dans une cellule voisine, que HRW a pu rencontrer, se souvient de ce jour. « Ahmed est rentré dans le quartier d’isolement et il s’est mis à hurler. »
Silence assourdissant
Le Sisyphe d’Al-Sadr se lance alors dans une grève de la faim. Une première de vingt-cinq jours, puis une seconde de quarante-neuf jours. Elles lui rapportent quelques droits supplémentaires, comme la possibilité d’appeler sa femme et sa mère, une fois par mois, pendant dix minutes. L’administration pénitentiaire l’autorise aussi à accéder à son coupe-ongles, à la condition qu’il en fasse la demande. Mais l’usage de la télévision, de la radio et de la bibliothèque ne lui est pas accordé. Il reste à l’isolement, toujours privé de matelas. Depuis un an, à cause de l’épidémie de coronavirus, les visites ont été suspendues.
Dans ce châtiment sans fin, le sadique le dispute au mesquin. L’omnipotente sécurité d’État s’acharne sur un simple citoyen, sans considération pour sa santé, physique et surtout mentale. Les chancelleries occidentales, fières partenaires des EAU, ne s’en inquiètent pas. Alors qu’Ahmed Mansour a reçu en 2015 le prix Martin-Ennals, considéré comme le Nobel des droits humains, HRW indique dans son rapport avoir été « incapable de trouver la moindre déclaration officielle publique, émanant de Washington ou de n’importe quelle capitale européenne, critiquant la persécution » dont il fait l’objet.
Ce silence assourdissant résulte de la réputation d’ouverture que les Emirats se sont forgée ces quinze dernières années, grâce à leur politique de rayonnement culturel. Après la Sorbonne d’Abou Dhabi, la création du Louvre d’Abou Dhabi a été une étape-clé dans la confection de cette image flatteuse, à laquelle la France est particulièrement sensible. Le poids des EAU, très gros importateur d’armes, dans la balance commerciale des grands pays occidentaux, joue évidemment aussi.
En 2006, le poète militant avait écrit un texte à la beauté sombre, dont la dernière strophe semble préfigurer le combat inégal et solitaire qu’il mène aujourd’hui. « J’ai tout essayé, mais tu ne t’es même pas retourné/Cette fois, je jure/que je ne dirai pas un mot, que je ne ferai pas un geste/Je resterai comme je suis/Jusqu’à ce que tu te tournes vers moi/Ou jusqu’à ce que je sois pétrifié. »