Député français, élu de Haute-Garonne, l’homme qui a interpellé mardi dernier dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian sur l’impasse de la diplomatie française en Afrique, jette un regard critique sur l’implication de la France dans la gestion des crises au Cameroun.
Mardi dernier, vous avez interpellé le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian sur l’impasse de la diplomatie française en Afrique. Quelle était l’opportunité d’une telle sortie ?
Le Cameroun vit des moments dramatiques. Dans l’attente d’une succession qui ne vient pas, le régime de Paul Biya est dans l’incapacité d’enrayer la machine infernale. Dans la mesure où Jean-Yves Le Drian est intervenu personnellement pour remettre dans la course à la gestion de la concession du port de Douala fin 2019 un de ses amis de longue date qui est à la tête d’une entreprise française, il est de son devoir aujourd’hui de réactiver le message universel français des droits de l’homme. Les massacres en zone anglophone sont le fait d’une dictature à l’agonie et qui ne sait plus que le dialogue est bien plus efficace que les armes. Face à cela, Jean-Yves Le Drian est silencieux et c’est la honte de la République française : il pratique l’ingérence sélective pour le pire ! C’est un secret de polichinelle que de dire que le ministre des Affaires étrangères joue d’une grosse influence au Palais d’Etoudi. Or actuellement, il oublie d’en jouer là où ce serait légitime qu’il le fasse, là où cela profiterait au peuple camerounais.
Pourquoi pensez-vous que la « Françafrique », ne se résume qu’à des « liaisons incestueuses entre notre diplomatie et les dictateurs africains », soi-disant au nom de la préservation de l’influence française en Afrique ?
Le ministre français des Affaires étrangères fait de la politique depuis 40 ans, il était déjà ministre sous François Mitterrand ! Autant vous dire qu’il a le système « Françafrique » dans le sang… Il y a un problème générationnel, c’est certain, mais cela ne suffit pas à tout expliquer. Il y a la compréhension du monde qui vient – et manifestement le ministre français est dépassé – et il y a la volonté politique. Sur ce dernier point, la France est aujourd’hui à l’arrêt. C’est vrai que la démocratie de combat, c’est plus fatigant et ça ne renfloue pas les caisses instantanément, au regard de cette facilité du ministre à n’intervenir que lorsqu’il voit un intérêt économique immédiat.
Le sentiment anti-français qui prospère au sein de certaines démocraties en Afrique est-il à proprement parler une menace sur les liens précieux qui unissent la France et les peuples d’Afrique ?
Notre histoire coloniale partagée, de mieux en mieux connue, n’inspire pas la confiance dans la plupart des pays d’Afrique. Donc aujourd’hui, avec le double jeu tellement visible de la diplomatie française avec, d’un côté, ses grands discours sur les droits de l’homme mais, de l’autre, des concrétisations visibles qui montrent plutôt la France comme un prédateur : le sentiment anti-français ne peut que prospérer. La patrie des droits de l’homme a baissé pavillon à chacun des derniers processus électoraux quand ils étaient bafoués. Au Gabon, au Cameroun, en Rdc, au Togo, en Guinée, en Côte-D’ivoire, au Bénin, au Niger… Les opposants politiques peuvent bien se faire tuer ou emprisonner, les peuples peuvent bien se faire voler l’élection, les fractures peuvent bien naître, la France ne dit mot. Regardez les dernières élections au Niger, où celles qui se préparent très prochainement au Congo-Brazzaville, au Bénin, au Tchad et même au Sénégal. Où sont les déclarations suivies d’action concrète quand Agbeyomé Kodjo s’est fait priver de sa victoire au Togo ? Au Bénin, que vaut ce silence français quand Patrice Talon, le président actuel a d’abord obligé à l’exil Sébastien Ajavon, son plus sérieux adversaire, puis a fait enfermer et accuser de terrorisme Reckya Madougou, ancienne ministre de la justice et Garde des Sceaux ? Le ministre des affaires étrangères de la France est un mauvais Vrp : il prend l’argent, mais quand ça ne marche pas, il est aux abonnés absents. L’arrestation d’Ousmane Sonko au Sénégal et la suspension des télévisions qui ont montré des images des manifestations qui s’en sont suivies sont à mettre en face de la visite du Premier ministre Edouard Philippe, des ministres des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Enseignement supérieur et de l’Éducation français à Dakar fin 2019. Dans le langage diplomatique en vigueur en France, contre un accueil chaleureux et quelques beaux marchés, c’était en retour un blanc-seing politique à Macky Sall pour la suite, presque un adoubement…
Qu’est-ce qui selon vous peut justifier cette résistance de la Françafrique qui se répand à nouveau au Cameroun, en Guinée, au Togo, en République démocratique du Congo, en Centrafrique, en Côte-d’Ivoire, et maintenant au Tchad ?
Il y a d’abord ce sentiment de supériorité, de domination qui est encore incrusté dans la tête de nombreux décideurs politiques français, dont Jean-Yves Le Drian en est la plus parfaite incarnation. Il y a ensuite une méconnaissance des transformations de l’Afrique : chaque pays a désormais une élite intellectuelle à laquelle est venue s’ajouter des leaders culturels et aussi des gens de très haut niveau professionnel dans des entreprises internationales. À cela s’ajoute une transformation générationnelle qui est planétaire et qui bien sûr touche également l’Afrique : le numérique. Les dictateurs acculés ne s’y trompent pas : ils coupent Internet avant la télévision ! L’hypercentralisation du pouvoir n’est plus en face de la déconcentration et de la pluralité d’informations que les outils numériques peuvent apporter. Alors, le vieux modèle conservateur de la Françafrique s’accroche à un passé révolu, c’est un mécanisme classique.
Quel regard portez-vous sur l’implication de la France dans la gestion des crises au Cameroun ?
L’indignité est le premier mot qui me vient à l’esprit. Quand on connait l’histoire de notre passé partagé, on sait que la France a une dette vis-à-vis du Cameroun. L’État français s’est comporté en criminel dans les années 1960, il suffit de consulter les archives de la période. C’est écrit. Du coup, la France de Jean-Yves Le Drian nage en eaux troubles et dans l’indignité. Qu’est-ce que ça lui couterait de dénoncer les massacres en zone anglophone – car il n’a jamais dénoncé ces massacres ! Par ailleurs, en tant que député, je suis représentant de la Nation française, et je sais que dans le cœur des Français, ce n’est pas cela qu’ils veulent, ce cynisme politique qui profite à quelques grands groupes français n’a jamais recueilli leurs suffrages. Le ministre des Affaires étrangères profite d’ailleurs la situation difficile actuelle des Français qui sont centrés sur leurs propres difficultés et qui ne regardent pas au loin.
Pourquoi d’après vous la crise anglophone au Cameroun, pour laquelle vous avez dit craindre un génocide si rien n’était fait lors d’une question orale au ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, tarde-t-elle à s’internationaliser véritablement ?
Elle s’internationalise ! Je viens de participer à trois conférences internationales avec des parlementaires américains, allemands, britanniques, kényans ou sud-africains. Mais si elle a tant tardé, c’est peut-être parce que les médias francophones n’ont pas joué leur rôle – ne sous-estimez les réseaux du ministre français dans les médias. Comment dois-je considérer le fait que France 24, RFI et TV5 Monde semblent ignorer même jusqu’à mon existence quand par ailleurs je fais des interviews pour Deutsche Welle, des médias suisses, américains ou britanniques ?
Certaines ONG estiment que ce conflit qui dure depuis bientôt quatre ans est le plus négligé au monde. Ce postulat ne remet-il pas en question le fait que la France tarde à prendre les devants dans la résolution de cette crise ?
La France est aux premières loges, c’est évident, donc c’est à elle de prendre les devants. Mon pays est ridicule dans cette histoire. Pendant que des massacres ont lieu, l’ambassadeur de France au Cameroun passe son temps sur les courses cyclistes. Allez expliquer ça aux familles des victimes, aux centaines de milliers de déplacés.
Ne faut-il pas condamner à la fois le silence coupable de la France et la complaisance des « dictateurs africains » qui n’ont d’yeux que pour leur trône ?
La France a ses responsabilités, qu’elle n’assume pas, on vient de l’évoquer, mais c’est bien évidemment en Afrique, au Cameroun et dans les régimes complaisants de la région que se trouvent les bourreaux. L’Union africaine s’est construite comme un club de dictateurs qui se rendent service, qui se serrent les coudes. Elle doit se transformer, mais de l’intérieur, sinon elle restera le jouet des puissances étrangères.
« En lieu et place d’une diplomatie molle et complice, il est plus que temps de porter une autre diplomatie : une diplomatie à la hauteur de notre histoire, de nos valeurs et de nos intérêts de long terme ». Que faut-il comprendre dans cette citation contenue dans le communiqué que vous avez publié mardi dernier ?
La France ne dispose pas de tous les leviers pour résoudre les malheurs du Cameroun. Mais en détournant le regard comme elle le fait, elle détourne aussi le regard sur sa propre histoire, ses propres luttes. Qu’est-ce qu’un message universel de liberté et de fraternité quand on observe l’attitude de la France à l’égard du peuple camerounais aujourd’hui ? Quant au long terme, la France n’a pas encore compris quelle était sa nouvelle place dans le monde. Plus rien ne justifie qu’elle soit membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies quand ni l’Inde, ni aucun pays du continent africain ne s’y trouve. La France n’est plus un empire : elle ne doit plus se battre à coup de force, mais se concentrer sur le message au monde dont elle peut être porteuse.
Le salut des pays africains où la démocratie et l’État de droit sont bafoués par les régimes en place, viendra-t-il de l’activation de l’article 96 de l’accord de Cotonou ?
L’activation de l’article 96 de l’Accord de Cotonou signifierait que l’on veut régler le conflit politiquement et avec les instruments du droit. C’est très différent de la situation actuelle où la loi du plus fort et sans vergogne domine les rapports. L’Accord de Cotonou implique l’Union européenne et pas la France seule : on sort des logiques d’intérêts catégoriels ou de pays, c’est très important. La France au sein de l’Union européenne pourrait parler d’une manière beaucoup plus constructive dans les années qui viennent aux pays d’Afrique.