« Nous n’avons pas peur. Et nous pouvons leur dire en face ce que nous avons vu »
Pour vous donner un exemple, la société Ventora a obtenu un prêt de 16,5 millions d’euros payable en une seule fois, quelques mois après, un financement de 23 millions d’euros lui est octroyé pour payer le précédent prêt, et encore plus tard, un troisième prêt de 39,5 millions d’euros. Ce sont comme des auto-prêts, des prêts qui payent les prêts précédents, et sans qu’aucune activité quelconque, qu’on aurait financée initialement, permette de rembourser ces emprunts.
Comment en êtes-vous arrivé à lancer l’alerte ?
J’étais resté en relations avec Gradi Koko, qui s’était réfugié en France, et Gradi a pris contact avec la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF), qui avait déjà soutenu Jean-Jacques Lumumba [ancien cadre de la BGFIBank RDC devenu lanceur d’alerte – ndlr]. Gradi Koko m’a proposé de collaborer avec lui au travail de la PPLAAF. Je lui ai dit que j’avais poursuivi nos recherches et que j’avais des documents supplémentaires que je gardais chez moi. J’ai commencé à lui envoyer des pièces et ce sont ces éléments qui ont servi de base au rapport « Des sanctions mine de rien ». J’avais pris soin d’envoyer les mêmes informations à la direction d’Afriland Bank.
Je cherchais à tout prix à dénoncer ces faits à un certain niveau et j’ai transmis ces informations au vice-président du groupe chargé de l’audit interne, Victor Youmbi, qui siège à Abidjan, qui était notre référent. Je lui ai annoncé que j’avais des documents confidentiels et que j’avais relevé des choses irrégulières dans la banque à Kinshasa. Il m’a dit : « C’est top secret, voilà mon mail. » Je lui ai envoyé les documents et il en a accusé réception en me disant de garder mon anonymat, et mon calme, et qu’il allait revenir vers moi. Et il l’a fait en me disant que ces données étaient importantes et délicates, et qu’il devait s’organiser pour faire une mission sur place avec moi.
Mais après ça, j’ai été rétrogradé sans raison, en août 2019, d’auditeur interne à contrôleur permanent. J’ai soupçonné que la direction générale des informations avait eu connaissance des informations dont je disposais. J’ai donc été écarté, mais je n’avais pas baissé les bras et j’avais même actualisé les données que j’avais réunies et des relevés de comptes.
Alors qu’ils finalisaient leur rapport, les gens de la PPLAAF m’ont clairement dit que je risquais d’être identifié comme la source des données et qu’il était préférable pour ma sécurité et celle de ma famille que je quitte Kinshasa. Initialement, je ne voulais pas, mais j’ai compris que les risques étaient très sérieux, et je suis arrivé ici en février 2020. En mars, j’ai eu un dernier échange avec le vice-président Victor Youmbi, qui m’a annoncé qu’il « n’avait pas encore eu l’occasion de faire [sa] mission »…
À votre arrivée à Paris, avez-vous communiqué encore de nouveaux éléments à la PPLAAF ?
Oui, car j’ai emporté avec moi des relevés de comptes internes, dont le fameux compte DAP, où l’on voit clairement comment les dépôts et les retraits ont été effectués. C’est ce qui a permis une deuxième vague de révélations, en février dernier, faisant apparaître le nom d’un avocat russe. Ce client d’Afriland Bank a effectué en quelques mois des retraits de plus de 45 millions de dollars en cash. Pourquoi ? On ne sait pas.
Le réseau de blanchiment que vous dénoncez est très complexe, et technique, via ces comptes et ces sociétés écrans. Vous avez dû participer à un véritable travail de décryptage pour les ONG…
Quand Gradi Koko est allé voir les ONG, elles avaient déjà des soupçons sur un réseau de blanchiment. Nous leur avons donné la substance qui leur a permis de corroborer leurs enquêtes. Désormais, elles se basent sur des données et des opérations réelles, qui leur ont été transmises par des témoins, de l’intérieur de la banque.
À quel moment la banque vous identifie-t-elle comme la source des ONG ?
Je crois que c’est avant la publication du rapport. Ils nous ont clairement identifiés lorsqu’ils ont reçu les questions des ONG. Nous avons gardé l’anonymat, mais dès la publication du rapport, la banque a cherché à nous poursuivre tous les deux au Congo et en France. Ils savaient par les alertes que nous avions tenté de faire en interne, et par la nature du travail qui était présenté, que c’était nous.
Ils nous ont traduits en justice au Congo, et ils ont obtenu notre condamnation à mort par un tribunal de Kinshasa à l’issue d’une parodie de procès. Si on était, au départ, enclins à garder l’anonymat, on s’est dit qu’on n’avait pas de raison de se cacher, puisqu’on était déjà condamnés à mort. Il faut que nous sortions de cet anonymat et que nous les regardions en face pour leur dire clairement que ce que les ONG ont publié vient de nous. Nous n’avons pas peur. Et ainsi nous pouvons leur dire en face ce que nous avons vu, ce qu’ils ont fait.
« On a dit à mon collègue qu’il risquait de recevoir une balle en pleine rue »
Nous avons constaté que M. Dan Gertler avait un compte depuis 2007, mais qu’il était sans activité, ce qui était plutôt étonnant, s’agissant d’un milliardaire. Sa venue signifiait qu’il venait faire des affaires avec la banque, mouvementer des comptes. On a aussitôt pensé que ces mouvements et les dépôts de cash pouvaient être liés à ce monsieur. Nous avons commencé à soupçonner des liens avec certains comptes, Ventora, Dorta Investment, qui étaient liés à lui, et d’autres opérations effectuées par un homme dont le nom revenait beaucoup, Alain M., qui, en quelques mois, avait fait des dépôts de plusieurs millions.
On a vu aussi, physiquement, Abihassira Shlomo [un proche de Dan Gertler – ndlr], à travers des comptes de sociétés qui étaient dans le système de la banque. Il était quand même très étrange que les comptes de ces sociétés qui faisaient transiter des millions de dollars n’aient qu’un seul signataire, un seul dirigeant, ou des activités pas très bien identifiées. Ces éléments étaient susceptibles de correspondre à un réseau de blanchiment d’argent et nous avons donc fait un premier rapport à notre direction générale. Malheureusement pour nous, la direction n’a pas eu de réaction. Elle nous invitait généralement à discuter. Là, c’était le silence total. Rien.
Nous sommes entrés dans les comptes et nous avons vu que les clients n’étaient pas correctement identifiés, ce qui va à l’encontre du protocole KYC [« Know Your Customer » – ndlr], qui stipule qu’il faut bien connaître le client et son activité. Nous avons cherché les dossiers de ces comptes pour comprendre comment ils avaient été ouverts, et avec quelles validations. Les archives de la banque, qui auraient dû les conserver, ne les avaient pas. Et la personne qui avait ouvert les comptes nous a répondu qu’elle ignorait les détails de la gestion de ces comptes et que ces dossiers se trouvaient chez le directeur général adjoint Patrick Kafindo. Comment le directeur adjoint pouvait-il garder ces dossiers ? Ces comptes fonctionnaient alors qu’ils n’avaient même pas de signature, ou pas de photo des signataires.
On s’est concertés au niveau de l’audit interne et mon responsable, Gradi Koko Lobanga, est allé voir M. Kafindo pour demander ces dossiers. Il y est allé, mais celui-ci lui a demandé pourquoi il voulait les voir, ce qui est déjà une entorse aux règles et à la charte de l’audit. On ne demande pas à un auditeur ce qu’il cherche. Il a théoriquement accès à tous les documents. Gradi lui a répondu que c’était un contrôle de routine. Alors le directeur général adjoint lui a dit : « Je vais te montrer les dossiers, mais tout ce que tu vas voir doit rester dans ta tête. » Encore quelque chose de fou. Après ça, il lui a donné tous les dossiers, en exigeant qu’il les consulte dans son bureau. Une autre entorse. Au moment de la pause déjeuner, il a fait sortir Gradi et lui a demandé de revenir plus tard.
Quand Gradi nous a rejoints et nous a raconté, on s’est dit qu’on avait découvert que la direction générale et M. Kafindo étaient derrière ce réseau qu’on commençait à découvrir. Gradi Koko a poursuivi son travail et il a rédigé un rapport à la direction générale.
Ce rapport du 28 février que Mediapart a pu consulter dénonce des irrégularités décelées sur les comptes de Dan Gertler et Zoé Kabila – le fils de Laurent-Désiré Kabila, gouverneur de province, et le frère de Joseph Kabila – et notamment des ordres donnés sur les comptes de sociétés dont ils n’étaient pas signataires. Comment la direction a-t-elle réagi ?
Mal. On lui a conseillé de garder pour lui certains secrets qu’il avait vus. On lui a dit que dans ce dossier il risquait de recevoir une balle en pleine rue. Gradi Koko, se sentant menacé, a pris la décision de partir avec sa famille. Il a fait ses démarches, seul, et il est parti au mois de mars 2018, directement en France. Moi je suis resté et j’ai fait profil bas, dans un premier temps. Nous étions devant un mur. Et on avait compris que la direction était impliquée dans ce réseau, et on ne savait plus vraiment quoi faire. On ne peut pas accuser des gens qui ont les pleins pouvoirs sur vous.
Gradi Koko a été remplacé à la tête de l’audit interne par un cadre qui ne posait pas de questions et, de mon côté, j’ai commencé à tirer les informations sur ce réseau dans le système, sans savoir au départ pourquoi. Vraiment, c’était sans objectif clair. Mon instinct d’auditeur m’a poussé à prendre les données, en commençant pas afficher la liste des clients gérés par Patrick Kafindo [ce dernier a contesté avoir géré lui-même des comptes – ndlr]. Il était le gestionnaire n° 0015, c’était facile de tirer dans le système tous les comptes auxquels il était lié : cette liste de comptes s’étalait sur trois pages.
Un directeur peut à la limite démarcher ou parrainer des comptes et les suivre à travers un gestionnaire de comptes, mais ici, c’était le directeur général adjoint qui était le gestionnaire des comptes. J’ai vu qu’il gérait les comptes de Dan Gertler, de son épouse, de tous ces comptes suspects, Ventora, Dorta, Capital Century. J’étais abasourdi de découvrir ça. En me basant sur cette liste, j’ai activé tous les relevés bancaires de ces comptes à partir de leur ouverture. J’ai fait des captures d’écran sur la constitution des comptes pour afficher le nom du gestionnaire et les irrégularités qui apparaissaient.
Vous avez permis de mettre au jour un blanchiment d’argent destiné à contourner les sanctions américaines qui frappaient Dan Gertler. Comment s’opérait-il d’après vos constatations ?
Un modus operandi avait été établi. Ce réseau arrivait à la banque avec des dollars, mais généralement leurs comptes étaient ouverts en euros. Ils ne versaient donc pas directement ces dollars dans leurs comptes. Ils faisaient un dépôt dans un compte interne à la banque, non individualisé, qu’on appelle DAP [dispositions à payer]. On verse dans ce compte en dollars et l’agent des opération fait une conversion en euros. Le client procède au retrait de l’équivalent en euros et reverse cette somme sur son compte. L’agent des opérations peut aussi effectuer cette opération par virements internes. Des comptes en dollars ont connu aussi beaucoup de mouvements. Il y avait des retraits et des versements, mais aussi des opérations vers l’étranger. Certains comptes ont bénéficié de prêts dans des conditions opaques, sans que leur activité soit renseignée.
« Nous n’avons pas peur. Et nous pouvons leur dire en face ce que nous avons vu »
Pour vous donner un exemple, la société Ventora a obtenu un prêt de 16,5 millions d’euros payable en une seule fois, quelques mois après, un financement de 23 millions d’euros lui est octroyé pour payer le précédent prêt, et encore plus tard, un troisième prêt de 39,5 millions d’euros. Ce sont comme des auto-prêts, des prêts qui payent les prêts précédents, et sans qu’aucune activité quelconque, qu’on aurait financée initialement, permette de rembourser ces emprunts.
Comment en êtes-vous arrivé à lancer l’alerte ?
J’étais resté en relations avec Gradi Koko, qui s’était réfugié en France, et Gradi a pris contact avec la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF), qui avait déjà soutenu Jean-Jacques Lumumba [ancien cadre de la BGFIBank RDC devenu lanceur d’alerte – ndlr]. Gradi Koko m’a proposé de collaborer avec lui au travail de la PPLAAF. Je lui ai dit que j’avais poursuivi nos recherches et que j’avais des documents supplémentaires que je gardais chez moi. J’ai commencé à lui envoyer des pièces et ce sont ces éléments qui ont servi de base au rapport « Des sanctions mine de rien ». J’avais pris soin d’envoyer les mêmes informations à la direction d’Afriland Bank.
Je cherchais à tout prix à dénoncer ces faits à un certain niveau et j’ai transmis ces informations au vice-président du groupe chargé de l’audit interne, Victor Youmbi, qui siège à Abidjan, qui était notre référent. Je lui ai annoncé que j’avais des documents confidentiels et que j’avais relevé des choses irrégulières dans la banque à Kinshasa. Il m’a dit : « C’est top secret, voilà mon mail. » Je lui ai envoyé les documents et il en a accusé réception en me disant de garder mon anonymat, et mon calme, et qu’il allait revenir vers moi. Et il l’a fait en me disant que ces données étaient importantes et délicates, et qu’il devait s’organiser pour faire une mission sur place avec moi.
Mais après ça, j’ai été rétrogradé sans raison, en août 2019, d’auditeur interne à contrôleur permanent. J’ai soupçonné que la direction générale des informations avait eu connaissance des informations dont je disposais. J’ai donc été écarté, mais je n’avais pas baissé les bras et j’avais même actualisé les données que j’avais réunies et des relevés de comptes.
Alors qu’ils finalisaient leur rapport, les gens de la PPLAAF m’ont clairement dit que je risquais d’être identifié comme la source des données et qu’il était préférable pour ma sécurité et celle de ma famille que je quitte Kinshasa. Initialement, je ne voulais pas, mais j’ai compris que les risques étaient très sérieux, et je suis arrivé ici en février 2020. En mars, j’ai eu un dernier échange avec le vice-président Victor Youmbi, qui m’a annoncé qu’il « n’avait pas encore eu l’occasion de faire [sa] mission »…
À votre arrivée à Paris, avez-vous communiqué encore de nouveaux éléments à la PPLAAF ?
Oui, car j’ai emporté avec moi des relevés de comptes internes, dont le fameux compte DAP, où l’on voit clairement comment les dépôts et les retraits ont été effectués. C’est ce qui a permis une deuxième vague de révélations, en février dernier, faisant apparaître le nom d’un avocat russe. Ce client d’Afriland Bank a effectué en quelques mois des retraits de plus de 45 millions de dollars en cash. Pourquoi ? On ne sait pas.
Le réseau de blanchiment que vous dénoncez est très complexe, et technique, via ces comptes et ces sociétés écrans. Vous avez dû participer à un véritable travail de décryptage pour les ONG…
Quand Gradi Koko est allé voir les ONG, elles avaient déjà des soupçons sur un réseau de blanchiment. Nous leur avons donné la substance qui leur a permis de corroborer leurs enquêtes. Désormais, elles se basent sur des données et des opérations réelles, qui leur ont été transmises par des témoins, de l’intérieur de la banque.
À quel moment la banque vous identifie-t-elle comme la source des ONG ?
Je crois que c’est avant la publication du rapport. Ils nous ont clairement identifiés lorsqu’ils ont reçu les questions des ONG. Nous avons gardé l’anonymat, mais dès la publication du rapport, la banque a cherché à nous poursuivre tous les deux au Congo et en France. Ils savaient par les alertes que nous avions tenté de faire en interne, et par la nature du travail qui était présenté, que c’était nous.
Ils nous ont traduits en justice au Congo, et ils ont obtenu notre condamnation à mort par un tribunal de Kinshasa à l’issue d’une parodie de procès. Si on était, au départ, enclins à garder l’anonymat, on s’est dit qu’on n’avait pas de raison de se cacher, puisqu’on était déjà condamnés à mort. Il faut que nous sortions de cet anonymat et que nous les regardions en face pour leur dire clairement que ce que les ONG ont publié vient de nous. Nous n’avons pas peur. Et ainsi nous pouvons leur dire en face ce que nous avons vu, ce qu’ils ont fait.
Contacté, Me Éric Moutet, avocat d’Afriland First Bank, nous a répondu par mail. Il a notamment indiqué qu’en dépit du classement sans suite de la plainte de sa cliente contre les ONG, la banque poursuivra son action judiciaire. « La notion de lanceur d’alerte n’existe pas en droit congolais, a-t-il aussi indiqué. En droit français, la loi exige que la personne ait effectivement porté une alerte préalable pour bénéficier de la protection inhérente à ce statut. En l’espèce, la banque confirme que ces deux salariés n’ont alerté personne au sein de l’établissement et n’ont respecté aucune des procédures pourtant existantes en la matière, que ce soit en interne ou en externe. » Comme l’a indiqué M. Malela, et ainsi que Mediapart a pu le constater, les lanceurs d’alerte ont des documents prouvant qu’ils ont averti leur hiérarchie.
Pour sa part, Me Emmanuel Daoud, avocat de Dan Gertler, a indiqué que son client « n’entend pas répondre à nos questions qui portent sur des procédures auxquelles il n’est pas partie ». « Pour le surplus, il a déposé plainte pour diffamation contre Global Witness et PPLAAF, ce qui traduit sans ambiguïté ce qu’il pense du contenu de leur rapport. Il appartiendra à la justice de se prononcer le moment venu. »