Son procès fut un festival d’irrégularités. Michel Thierry Atangana a payé au prix fort le fait d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment. Après dix-sept ans enfermé dans une cellule, il raconte dans un livre bouleversant un retour au pays natal devenu descente aux enfers.
Il suffit d’observer sa frêle silhouette, légèrement voûtée dans la grisaille automnale parisienne, pour le deviner aisément : la cheville de Michel Thierry Atangana le fait encore atrocement souffrir, lui rappelant ce jour funeste de mai 1997 où sa vie bascula après son humiliante arrestation pour des soupçons de détournement de deniers publics. Souvenir lancinant, un os avait craqué sous la botte de l’un des policiers venus l’arrêter. Par la suite, il fut extrait de sa cellule et opéré sans anesthésie. On lui avait dit que l’intervention durerait vingt minutes. Il dut serrer les dents pendant une heure.
Si les élancements ne l’ont plus jamais quitté, jamais la douleur ne déforme les traits de son visage, juvénile mais impassible, ni ne casse sa voix doucereuse, presque chuchotante, qui lui fait raconter son histoire glaçante avec les intonations d’un conteur pour enfants. En avril dernier, il donnait rendez-vous aux journalistes dans la salle de réunion d’Antoine Vey, son avocat parisien. On pouvait alors l’écouter exposer les contours d’une proposition de loi en cours d’examen à l’Assemblée nationale visant notamment à instaurer un mécanisme autorisant l’État français à se substituer à l’État étranger pour assurer l’indemnisation de l’un de ses ressortissants dont la détention serait au préalable reconnue abusive par le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire. C’est son combat de l’heure.
Surprises et émotions
À la fin de l’entretien, il avait annoncé la parution prochaine de son livre, Otage judiciaire, 17 ans de prison pour rien, co-écrit avec Anna Véronique El Baze et publié aux éditions Le Cherche-Midi. Quelques semaines plus tard, il a fait parvenir un exemplaire dédicacé à la rédaction de Jeune Afrique. « Le combat pour la justice et la dignité doit être mené jusqu’à son terme » écrit-il.
À ceux qui croient tout savoir de cette affaire, la lecture du livre réserve une expérience pleine de surprises et toutes sortes d’émotions. Jamais Atangana n’avait raconté par le menu les détails de son arrestation, les mensonges débités par certains témoins, le conflit quasi personnel qui l’oppose au procureur, la fin de son mariage quasiment en pleine audience, les méthodes de la police et du parquet pour l’obliger à « lâcher » Titus Edzoa, cet ex-secrétaire général de la présidence, brouillé avec son « ami » le président Biya, qui s’était déclaré candidat à la présidence et que ce dernier avait décidé de châtier.
Le « marché » proposé par les enquêteurs à Atangana est alors clair. « Tout ce que nous attendons de vous, c’est de témoigner contre le professeur Titus Edzoa (…) Tu dois coopérer. Tout le monde a témoigné contre lui. Il ne manque que toi (…) Jouez le jeu et vous serez libéré. Le président de la République veut savoir la vérité. Quand il la saura, il pardonnera. C’est un homme bon. Ne soyez pas le mauvais génie du pouvoir. Le professeur Edzoa mérite d’être condamné à mort pour sa trahison. Vous êtes jeune, il serait stupide de détruire votre vie pour lui. »
« Je vis dans une prison sans barreaux »
Cet ancien prisonnier, élargi par un décret de remise de peine signé par Paul Biya à la suite d’intenses pressions diplomatiques françaises, ne nous épargne rien de sa brutale descente aux enfers. Comment ce jeune homme éduqué et de bonne famille, formé chez les jésuites, diplômé d’une école de commerce française, nanti d’une expérience dans la finance et le montage de projets, qui a « abandonné » sa première épouse et ses enfants en France pour rentrer contribuer au développement de son pays natal, a pu passer d’un somptueux bureau au sein du munificent palais de la présidence camerounaise à la cellule d’un casernement militaire. Cet enfermement dans une geôle voisine de celle d’Edzoa, cette « vermine » à qui il n’adresse plus la parole, durera 17 interminables années. Comment a-t-il pu tenir dans ce réduit sans perdre la raison ?
La machine a pris la résolution de te broyer. Soit tu coopères, soit tu vas disparaître »
La réponse est là, assise à cette table, une tasse de café corsé à la main. Atangana est un homme complexe. Sous son apparente fragilité, se cache un androïde aux nerfs d’acier. Il faut être doté d’un labyrinthe intérieur particulièrement profond pour avoir la force d’évoquer tel arbitraire sans élever la voix, sans trahir un soupçon de colère ni laisser poindre un iota de ressentiment. Il faut avoir une détermination peu commune pour faire plier l’un des pouvoirs parmi les plus brutaux du continent. Cette « force intérieure » a impressionné François Hollande, qui l’a reçu à l’Élysée après sa libération.
Otage de la justice, il aura tout perdu : sa mère, greffière en chef au tribunal de grande instance de Yaoundé, subitement devenue la « honte de la famille judiciaire », après trente ans de bons et loyaux services, « morte de chagrin » pour n’avoir pas pu sauver son fils après avoir voué sa vie à sauver tant d’inconnus de cette afflictive et infamante peine. Cette mère qui le supplie de céder. « Mon fils, on ne lutte pas contre l’État. Même avec le meilleur des avocats, tu ne peux pas gagner (…) La justice est une épreuve de force. Tu ne fais pas le poids. La machine a pris la résolution de te broyer. Soit tu coopères, soit tu vas disparaître. »
Je porte le fardeau de 17 années d’une vie assassinée »
Grâce à des hommes et femmes de tous horizons, il a pu attirer l’attention sur son cas et faire plier le système. Il a été libéré, mais est-il libre ? Prisonnier d’une justice qui ne l’a pas innocenté, il est dans une situation ubuesque. Ses comptes bancaires scellés, sans revenus ni travail, sept ans après sa libération, Atangana vit en apesanteur. « On a beau me dire ‘tu es libre c’est ça le plus important’, il faut être reconnu dans sa dignité et ses droits pour être libre. Moi, je vis dans une prison sans barreaux, je vis en devant supporter une faute que je n’ai pas commise, je vis sans reconnaissance, je vis sans réparation, je porte le fardeau de 17 années d’une vie assassinée. Je vis enfermé dehors ».
Otage judiciaire, 17 ans de prison pour rien, par Thierry Michel Atangana, avec Anna Véronique El Baze, Le Cherche-Midi, 224 pages, 18 euros.