Ecrit pour l’essentiel pendant ses cinq années de détention dans la prison de haute sécurité de Silivri, à l’ouest d’Istanbul, le nouveau roman d’Ahmet Altan, Madame Hayat, est une magnifique histoire d’amour, mais pas seulement. A l’occasion de cette parution, nous avons interviewé (par courriel) l’écrivain et journaliste, toujours dans l’attente d’un nouveau procès après que sa condamnation à dix ans de prison a été annulée en cassation (il était accusé d’avoir soutenu le coup d’Etat militaire manqué de juillet 2016). Il revient ici sur ce roman flamboyant, sur son expérience de la prison et sur ce que signifie être un écrivain au temps de l’arbitraire.
Vous évoquez volontiers « le paradoxe de l’écrivain », toujours libre, même derrière les barreaux, par la force de son imagination. « Madame Hayat », votre nouveau roman, en est-il une preuve ?
Il existe, dans la vie, des formes d’impuissance physique irréductibles. La prison en est une. On vous met dans une cellule et on referme la porte. On vous jette hors de la vie. Vous en êtes exclu, mais en plus humilié par des gens sans foi ni loi qui vous disent : « Tu n’es rien, on peut te faire ce qu’on veut. » Physiquement parlant, vous ne pouvez pas répondre à ce rejet en dehors de la vie, à l’éloignement des êtres chers, au fait concret et à l’humiliation morale d’être enfermé dans une cage comme un animal. Vous êtes prisonnier de l’impuissance. Néanmoins je crois que l’impuissance n’est jamais totale, même dans les pires conditions. Nous avons ce pouvoir d’imaginer qui résiste aux souillures, aux restrictions, à l’enfermement. Pouvoir peut-être plus développé chez les écrivains. Après tout, transformer la chose imaginée, inexistante, en chose réelle, existante, c’est leur travail. C’est une sorte de schizophrénie. Voilà ce qui vous sauve, en prison. Pendant presque cinq ans, j’ai vécu par l’imagination en ignorant la réalité carcérale qu’on m’imposait. Dès que j’en avais envie, je m’imaginais hors de prison. Dès que j’en avais envie, par l’imagination encore, j’invitais les êtres de mon choix à me rejoindre en prison. C’est ce qui m’a permis à la fois de résister à la prison et d’en sortir avec trois livres, tous imaginés depuis ma cellule.
Votre frère Mehmet a été arrêté en même temps que vous et tant d’autres universitaires dans la répression qui a suivi le coup d’Etat raté de juillet 2016. Votre père aussi, écrivain et député communiste, a connu la prison il y a un demi-siècle. Dans l’itinéraire d’un intellectuel turc, est-ce un passage obligé ?
Mon père, Çetin Altan, a passé des années en prison, comme ses deux fils. Il a été condamné à cause d’un article, un seul ! C’était un écrivain très influent. Dans les pays comme le mien, les dirigeants ont toujours peur de la puissance intellectuelle des écrivains. Ils savent qu’ils ne peuvent pas débattre avec eux, qu’ils n’auront jamais le dernier mot contre eux dans le champ des idées. Alors ils veulent se venger des écrivains, ils veulent prouver leur force par les menottes, la prison, les armes. C’est un peu paradoxal, mais ici, le plus pitoyable n’est pas l’écrivain jeté en prison, c’est celui qui jette l’écrivain en prison. Je ne les hais pas, j’ai plutôt un peu pitié d’eux, en fait. Dans nos pays, les conditions de base, la typologie des dirigeants restent inchangées, et les écrivains, génération après génération, vont en prison. Ici, être écrivain, c’est accepter d’emblée que la police peut frapper à votre porte un beau matin. Enfin, moi, je l’ai accepté dès le début.
Qu’est-ce qui vous a le plus aidé à tenir pendant ces années en quartier de haute sécurité ?
J’ai appris dans ma chair qu’on peut tout supporter, même les situations les plus dures, à condition de ne pas s’effondrer psychologiquement. Mais bien sûr, quand je dis « supporter le pire », ce serait malhonnête de laisser croire que j’y suis parvenu seul, grâce à mes seules ressources. Partout dans le monde, des amis, en général inconnus, des centaines de milliers de lecteurs m’ont apporté un soutien extraordinaire. Grâce à eux, j’ai pu franchir les murs de la prison pour de vrai, pas seulement en imagination. Avec un tel soutien, je crois qu’on peut traverser sereinement les pires épreuves.
Comment est né votre livre, « Madame Hayat », qui est d’abord une très belle histoire d’amour ?
C’est en marchant dans la cour de ma cellule, pendant des heures, que j’ai créé le personnage de Madame Hayat. Je suis amoureux d’elle ! C’est la femme que j’aime. Quelqu’un qui a conscience de l’absurdité de l’existence, mais ne renonce pas à en jouir. Une sorte de sage sensuelle. Sage, parce qu’elle sait que tout ce qu’on juge très important n’a aucune importance. Sensuelle, parce qu’elle vit par le désir, un désir à fleur de peau. Elle a en même temps la désinvolture qui permet de tout laisser tomber dans l’instant, et la force du désir qui veut jouir de chaque instant jusqu’au bout. J’ai inventé cette femme et elle m’a ému.
Est-elle le symbole d’une liberté et d’une joie de vivre qui n’existent plus ?
C’est une femme. Concrète, réelle. Avec sa sensualité, son ironie, sa manière de s’asseoir, de marcher, de rire, de danser. Elle aime les hommes, et en même temps, se moque de leurs ambitions mondaines, au sens de « temporelles », « séculières ». Vous ne l’impressionnerez pas avec votre savoir, votre argent, votre position sociale. Je ne sais pas ce qui l’impressionne. Je ne sais pas grand-chose d’elle, d’ailleurs. J’éprouve une sorte de réticence à percer entièrement son mystère. C’est de l’admiration, comme vous le voyez.
Ce livre, comme le précédent, « Je ne reverrai plus le monde » [Actes Sud, 2019], ne paraît pas en Turquie. Seule sa traduction est publiée. C’est une frustration ?
Tous les écrivains veulent publier dans leur langue. On écrit dans une langue, on désire être lu par des gens qui parlent cette langue. Mais ce n’est pas toujours possible. La publication d’un livre, parfois, peut mettre certaines personnes en danger.
Vous êtes sorti de prison le 14 avril. Quels changements à Istanbul et en Turquie vous ont le plus surpris ?
J’ai eu l’impression de sortir de prison pour entrer dans un asile de fous, à cause soit du Covid, soit du nationalisme galopant, soit évidemment de la situation en Turquie – un peu des trois. Une sorte d’épidémie de folie qui me rappelait Rhinocéros, de Ionesco [1959]. Mais je suis optimiste, je crois qu’un monde nouveau naîtra de tout ce chaos.
Pour moi, la plus grande menace qui pèse aujourd’hui sur la Turquie comme sur le monde entier, c’est cette maladie qu’on appelle nationalisme. Notre planète n’est pas grande, l’humanité ne peut pas se fragmenter en une série de petits groupes qui se font la guerre. Mais j’ai un grand espoir, parce que l’humanité comprendra bientôt qu’elle n’a pas le choix, elle doit dépasser cette bêtise.
Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
Critique
Le haussement d’épaules de Madame Hayat
« Madame Hayat » (Hayat Hanim), d’Ahmet Altan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 270 p., 22 €, numérique 17 €.
C’est un monde où la vie de chacun peut basculer à tout instant. « On aurait dit que nous étions coincés dans la paume d’un géant qui pouvait nous écraser d’un seul geste en refermant la main », écrit Ahmet Altan, évoquant une société en décomposition, en proie à l’arbitraire, où « aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines ». A l’arrière-plan de Madame Hayat, qui narre la passion entre un étudiant fou de littérature et une femme mûre et sensuelle, il y a une Istanbul crépusculaire, où les amoureux des livres ont disparu et où des milices d’islamistes bastonnent tous ceux qui ne font pas comme eux. Le livre précédent d’Ahmet Altan, Je ne reverrai plus le monde (Actes Sud, 2019), racontait avec puissance l’expérience carcérale. L’écrivain signe aujourd’hui son plus beau roman, un hymne à la liberté. « Elle riait de tout, elle riait avec malice, avec ironie, elle riait superbement », répétant avec un haussement d’épaules : « Au pire on meurt. »
Lire un extrait sur le site des éditions Actes Sud.
Marc Semo