Brillants, altruistes, passionnés, respectueux des lois, travailleurs infatigables… Chen Zijuan et Chang Weiping, 37 ans tous les deux, devraient être des modèles du «rêve chinois». Mais pour l’Etat-parti, ce sont au contraire des ennemis à harceler, enfermer et torturer. Chang Weiping, avocat qui défend des victimes d’expulsions forcées ou de discriminations, a disparu depuis un an, placé pour la deuxième fois sous «résidence surveillée dans un lieu désigné» (RSDL), pour l’accusation aussi grave que vague d’«incitation à la subversion du pouvoir de l’Etat», et toujours détenu sans procès. Un cas emblématique du sort réservé ces dernières années par Pékin à tous ceux qui se battent pour défendre les droits des citoyens chinois. Chercheuse en microphysique dans un hôpital, sa femme Chen Zijuan, devenue militante par la force des choses, a choisi de raconter à Libération la descente aux enfers de leur couple depuis janvier 2020. Malgré les menaces répétées des autorités pour l’empêcher de s’exprimer auprès de médias étrangers, elle se bat sans relâche depuis Shenzhen, en Chine, où elle vit avec leur fils, pour tenter de faire libérer son mari. Un témoignage rare et courageux. Et un appel lancé aux autorités internationales, que Chen Zijuan implore de «sanctionner les auteurs de ces cruautés, qui ne devraient pas être autorisés à voyager dans des pays démocratiques, ni à y envoyer leurs enfants pour qu’ils y jouissent de la liberté et du bonheur.»
«Weiping est plein d’affection pour autrui»
«Chang Weiping (1) et moi sommes nés en 1984. Nous nous sommes connus au lycée à Baoji, dans une classe où avaient été regroupés les meilleurs élèves du district. Weiping avait été admis, en avance, dans le meilleur lycée de Xi’an, la capitale de la province du Shaanxi [au centre du pays, ndlr], mais la vie y était trop chère pour ses moyens modestes. Ce qui ne l’a pas empêché de remporter le Concours national chinois de chimie en 2003. Déjà, il me parlait beaucoup de politique, d’actualité et d’économie, achetait l’Observateur économique et le Weekend du Sud [considérés comme libéraux]. Il s’est formé tout seul à la finance, et a été embauché à la China Merchants Securities Company. Mais c’était le droit qui l’intéressait le plus. Il manquait rarement les conférences de juristes célèbres à l’université Tsinghua et à l’université de Pékin. En 2011, deux ans avant la naissance de notre fils, il a passé le concours d’avocat. Pour moi, il ne faisait que tester ses connaissances juridiques. Et puis un soir d’hiver, dans un petit restaurant de Pékin, il m’a annoncé qu’il avait réussi le concours. Jamais je n’aurais pu l’imaginer.
«Le début de sa carrière d’avocat a été difficile financièrement. Nous vivions à Xi’An, et ses honoraires couvraient à peine ses frais de déplacement. Mais il était quand même très excité à l’idée de défendre son premier client, et a été fou de joie quand son deuxième a été libéré. Weiping est très tolérant et ouvert : il pense que tout le monde a sa propre “étincelle”, il est plein d’affection pour autrui. Une fois, lors du nouvel an chinois, il a photographié toutes les personnes âgées isolées du village, et leur a donné le tirage. Leurs vêtements usés et leurs visages sales ne le gênaient pas : il estimait qu’elles aussi avaient besoin d’attention et de respect.
«Le début du cauchemar»
«Weiping est une personne positive et fraternelle, avec des opinions politiques très modérées, et malgré les difficultés rencontrées dans son travail, il a toujours estimé que le système actuel a ses avantages. Il s’intéresse beaucoup à l’intérêt public. Il a attaqué en justice une entreprise parce que la mention “soja OGM” n’était pas écrite en caractères assez gros sur l’emballage. Il a poursuivi le bureau de la Sécurité publique [la police] de l’aéroport de Xianyang, ou Didi [le Uber chinois]. Plus tard, il s’est mis à défendre des victimes de sexisme, des personnes issues de la communauté LGBT + victimes de discrimination, des victimes de harcèlement sexuel – notamment depuis le mouvement #MeToo –, des personnes expropriées ou des cas de liberté religieuse. Tout cela a commencé à déplaire, et il était régulièrement convoqué par la sécurité d’Etat “pour boire le thé” [pratique d’intimidation couramment employée par les services de renseignement].
30 oct. 2016
«En novembre 2018, le Bureau judiciaire de Baoji, notre ville natale, l’a sanctionné pour ne pas avoir transféré ses honoraires sur le compte de son cabinet d’avocats – même si, en réalité, le cabinet ne pouvait pas émettre de factures et lui devait encore des dizaines de milliers de yuans d’honoraires. Son cabinet d’avocats a été radié. Cela a été le début du cauchemar. Weiping a contacté une douzaine de cabinets à travers le pays, mais chaque fois qu’il s’apprêtait à signer un contrat, la direction recevait un appel et renonçait à l’embaucher [des règles administratives modifiées en 2016 et 2018 font qu’au bout de six mois sans cabinet, un avocat peut perdre sa licence].
«La douleur le faisait pleurer»
«En décembre 2019, il s’est rendu à Xiamen pour participer à une rencontre informelle avec d’autres avocats de défense des droits de l’homme et des citoyens engagés. Je travaillais déjà à Shenzhen, et lui vivait toujours chez nous à Xi’an. Quand il a été arrêté, le 12 janvier 2020, il se cachait chez un ami [plusieurs participants à cette réunion avaient été raflés le 26 décembre]. On m’a appelée le lendemain pour me dire qu’il avait été placé sous RSDL, soupçonné du crime de “subversion du pouvoir de l’Etat”, et que sa licence d’avocat était annulée. Ni moi ni ses parents n’avons jamais reçu aucun document légal au sujet de sa détention, ni aucune justification de l’accusation. La police a fouillé notre appartement, a emporté plus de 5 000 euros et des souvenirs de voyage, sans aucun mandat et sans établir de liste des objets saisis.
«Sa RSDL a duré onze jours, et s’est déroulée dans une chambre située au sous-sol de l’hôtel Baotai, à Baoji. Onze jours durant lesquels on l’a maintenu immobilisé sur une “chaise du tigre” [un dispositif métallique qui contient le corps et les membres de la personne interrogée]. On ne le détachait que pour aller aux toilettes. Il m’a raconté que ses jambes étaient si enflées que la douleur le faisait pleurer. A cause des menottes, ses nerfs ont été endommagés, et il a perdu l’usage du pouce, de l’index et de l’annulaire de la main droite. La position assise lui a causé une constipation très douloureuse, mais la police lui a refusé les soins médicaux, lui expliquant que ceux qui avaient subi cela avant lui pendant un mois “n’en étaient pas morts”. On ne lui donnait qu’un bol de soupe de nouilles à midi, et le soir un petit morceau de pain à la vapeur froid avec de l’huile de piment. La faim lui donnait des vertiges. Des individus extérieurs avaient été payés pour le surveiller. Ils s’asseyaient exprès tout près de lui pour manger et boire, jouaient aux cartes en lui envoyant des nuages de fumée à la figure. S’il s’endormait, ils le réveillaient et l’obligeaient à tenir la tête droite. La police a enregistré seize de ses «confessions» en onze jours. Lorsqu’il a été “libéré sous caution en attente du procès”, le soir du 23 janvier 2020, il avait les joues creusées, les yeux rouges et avait perdu beaucoup de poids.
«Je ne l’ai pas revu depuis deux ans»
«A sa sortie de RSDL, la police lui a demandé de ne pas quitter Baoji durant dix mois. Un policier spécial l’appelait chaque matin à 9 heures pour lui demander son programme de la journée, et il devait signaler chacun de ses trajets. Malgré l’énorme pression psychologique, il a coopéré, car le chef de la police lui avait promis d’intervenir pour qu’il récupère sa carte d’avocat. Il devait rédiger des “rapports de réflexion” hebdomadaires, et chaque semaine, la police venait le voir pour “discuter”. On lui demandait notamment d’accuser d’autres personnes pour obtenir un «service méritoire». Une fois, le chef du détachement local de la Sécurité nationale [en charge des cas les plus sensibles politiquement] lui a dit : “Si tu ne fais pas de service méritoire, tu n’auras pas de nouvelle vie.”
«En mars 2020, c’était la rentrée à Shenzhen, et mes beaux-parents devaient me ramener notre fils à la fin des vacances. Lorsque la police a appris que les parents de Weiping partaient le lendemain, ils ont couru chez lui en disant que les membres de sa famille n’étaient pas autorisés à se déplacer sans permission [une pratique très courante pour les militants et avocats des droits humains détenus]. Il s’est disputé avec la Sécurité nationale en disant : “Est-ce que mes parents et mon enfant sont eux aussi libérés sous caution dans l’attente de leur procès ?” Notre fils et ses grands-parents ont pu finalement quitter Baoji, mais cet incident m’a fait très peur. J’ai pensé que si je retournais dans le Shaanxi, ils ne me laisseraient pas repartir et je n’aurais plus eu la possibilité de travailler. Depuis sa première disparition, Weiping n’a plus de revenus. Je suis donc responsable de toutes les dépenses familiales, y compris les hypothèques. Mais quand j’y pense, je regrette de ne pas être allée le voir à ce moment. Car je ne l’ai pas revu depuis deux ans.
«J’ai très peur de perdre mon travail. Depuis 2020, la police est venue neuf fois chez moi ou à l’hôpital pour me menacer. Par exemple, le 11 novembre 2020, deux chefs de la police de Baoji sont apparus à la porte de mon bureau, m’ont dit que mon mari avait commis «un crime idéologique» et qu’ils utiliseraient les procédures disciplinaires en vigueur sur mon lieu de travail pour me renvoyer. Ils sont revenus le lendemain et m’ont demandé de ne pas m’exprimer publiquement. J’ai aussi été convoquée plusieurs fois dans les locaux de la police pour me demander de supprimer mon compte Weibo [le Twitter chinois], pour m’expliquer qu’il serait “difficile pour une personne ordinaire comme moi de retrouver un aussi bon travail”. Pour tenter de briser notre entente conjugale, on m’a affirmé que je connaissais mal mon mari, qu’il découchait souvent. La police a aussi multiplié les pressions sur mes supérieurs. Le disque dur de mon ordinateur de bureau a été copié par la police en mon absence, et mes trajets sont surveillés en temps réel. Quand j’ai acheté un billet pour Pékin, la police a appelé mon patron pour lui demander de “veiller à ma stabilité”. Il y a un mois encore, le 23 septembre, ils ont appelé mon chef direct pour lui demander de leur signaler mes demandes de congés.
«Durant les dix mois après sa première arrestation, Weiping a commencé à souffrir d’insomnies et de maux de tête, et à avoir peur du noir. Parfois, il tournait en voiture la nuit dans Baoji juste pour voir les lumières de la ville. A la fin de sa libération sous caution, il était extrêmement stressé, mais la peur a laissé place à la volonté de résister. Cela peut être la raison pour laquelle il a posté, le 16 octobre 2020, sur YouTube, une vidéo de deux minutes et vingt-sept secondes pour raconter comment il avait été torturé par la police [ici un extrait sous-titré en anglais].
«Je déteste ces salauds du fond du cœur»
«Quelques jours après avoir posté la vidéo, le 22 octobre 2020, il a de nouveau été arrêté. Un policier m’a appelée pour me dire : “Chang Weiping a été placé sous RSDL pour des crimes et délits présumés.” Lorsque j’ai posé des questions sur ces “crimes”, il a raccroché et le numéro est devenu injoignable. A 18 heures, cinq policiers ont sonné chez moi à Shenzhen pour m’interroger – plus tard, la police a dit qu’elle n’a pas pu m’envoyer les documents légaux parce qu’elle n’avait pas mon adresse. Ils voulaient savoir si des amis avocats étaient déjà venus chez moi, et voulaient que je m’engage à ne pas accepter d’interviews avec des médias étrangers “pour le bien de Weiping”. J’ai refusé, en leur disant qu’ils n’avaient aucune base légale pour m’empêcher de parler. Dès 2020, j’avais commencé à écrire des articles pour faire connaître son cas. L’un d’eux, titré “Mon fils Weiping”, que j’ai signé du nom de son père, avait été très lu. Depuis, je me suis “levée” sous mon propre nom pour le défendre.
«Depuis sa seconde arrestation, seul le père de Weiping a pu le voir, durant dix minutes, le 16 novembre 2020. Durant un an, toutes les demandes de rencontre faites par son avocat ont été rejetées, et je ne savais pas s’il était mort ou vivant. Je suis allée frapper à toutes les portes, mais les services ne répondent pas ou me disent que ce n’est pas de leur ressort. C’est comme si je tapais dans un ballon contre un mur plein d’humiliation et d’arrogance. Ce n’est que le mois dernier, le 14 septembre, que son avocat l’a vu pour la première fois, et que Weiping lui a raconté dans le détail avoir été de nouveau torturé. A l’heure actuelle, nous ne savons pas où il est détenu et sommes très inquiets.
«Je suis trop occupée pour être triste. Je dois travailler, m’occuper de notre enfant, faire appel, poursuivre mes dénonciations d’actes de torture, faire face aux menaces continues de la police du Shaanxi et gérer les troubles causés par les pressions mises sur mes supérieurs. Même si je m’étais préparée mentalement au fait que Weiping soit de nouveau torturé, l’apprendre m’a mise très en colère. Certains de ses tortionnaires sont venus à Shenzhen pour me menacer et harceler mon employeur. Si je les revois, je leur cracherai au visage. Devant le grand public, ils portent des uniformes et se perdent en discours sur la justice et l’humanité. Mais en un clin d’œil, dans le sous-sol de l’hôtel Baotai, ils deviennent répugnants, moches et pervers, dévoilant leur bestialité. Je déteste ces salauds du fond du cœur.
(1) En chinois, le nom de famille précède le prénom.
Traduit du mandarin par Doni et Raphaël Viana David.