« Au Cameroun, le 6 novembre ne peut pas être un jour de chance, lâche, dépité, ce grand gaillard de 34 ans qui a déjà trois bouches à nourrir. Il n’y a pas de travail, pas d’argent, on manque de tout. C’est comme si on régressait pendant que les autres avancent. » Sadi Bofia évoque, à sa manière, le 33e anniversaire ce vendredi de l’arrivée du président Paul Biya au pouvoir.
Le 6 novembre 1982, à 49 ans, M. Biya succède au premier président Ahmadou Ahidjo, démissionnaire. Le nouveau chef de l’Etat promet aussitôt aux Camerounais des lendemains qui chantent, avec un programme ambitieux dit du « Renouveau », censé être marqué par la rigueur dans la gestion des affaires publiques et la moralisation des comportements.
Mais trente-trois ans ont passé et le chef de l’État camerounais, bientôt âgé de 83 ans, est devenu le symbole d’une classe politique vieillissante, usée. « Il y a une colère sourde que les gens craignent encore d’extérioriser. Partout à travers le pays, vous ressentez de la lassitude, comme une souffrance de ne jamais savoir de quoi sera fait le lendemain », décrit Jean-Pascal Talla, un membre de la société civile, animateur de la « Grande palabre », un programme de débats citoyens dont les autorités interdisent systématiquement les réunions depuis un an. Pour lui, la prospérité promise lors de l’accession de Paul Biya au pouvoir « n’était que du vent ».
Aujourd’hui au Cameroun, certains chiffrent donnent le tournis. Plus de 70 % des 25 millions d’habitants du pays ont moins de 30 ans et la moitié d’entre eux est au chômage. Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) s’élève à 36 200 francs CFA (55, 11 euros). Malgré la croissance soutenue autour de 5 % ces dernières années, une personne sur quatre vit toujours en dessous du seuil de pauvreté, avec moins d’un euro par jour.
De faibles performances, malgré des ressources naturelles importantes, qui valent au pays d’être classé au 152e rang de l’indice de développement humain de l’ONU, derrière le Myanmar (150e). La couverture sanitaire, elle, demeure précaire avec un médecin pour 15 000 habitants.
« Cela fait trente ans que le pays sombre »
« Dans un tel contexte, la corruption est devenue l’arme absolue pour survivre », regrette Cabral Libii Li Ngue. Quand Paul Biya est arrivé au pouvoir, celui qui est aujourd’hui enseignant en droit à l’université de Yaoundé II avait à peine 2 ans. « Je n’ai connu que lui et j’ai l’impression d’avoir grandi dans un pays où tout n’est que corruption », témoigne-t-il, amer.
Le Cameroun est 136e sur 174 dans l’indice de perception de la corruption de l’ONG Transparency International. Le président est accusé d’avoir « institutionnalisé » ou du moins laissé faire ce phénomène qui ronge la société, notamment la fonction publique, l’une des plus pléthoriques d’Afrique, avec plus de 200 000 fonctionnaires, selon le Bureau international du travail.
Certes, le Gabon voisin ne fait pas mieux avec ses 80 000 agents de l’État pour 1,6 million d’habitants. Une opération de lutte contre la corruption, dite Épervier a été lancée en 2006. Mais elle est critiquée, car perçue comme un moyen de faire barrage aux éventuels adversaires du régime. « Nous avons tous cru aux promesses de M. Biya en 1982. Mais cela fait trente ans que le pays sombre », se désole Joshua Osih, vice-président du Social Democratic Front (SDF), le parti d’opposition le mieux représenté à l’Assemblée nationale avec 18 députés sur 180.
Mais si le bilan de M. Biya est si décrié par ses adversaires politiques et une frange de la société civile, comment alors expliquer sa longévité au pouvoir ? Le chef de l’Etat camerounais forme avec l’Angolais José Eduardo dos Santos et l’Equato-guinéen Teodoro Obiang (arrivés au pouvoir depuis 1979) le trio de chefs d’Etat africains « trentenaires ».
Pour Kah Walla, ancienne candidate à la présidentielle de 2011 et chef du Cameroon’s People Party (CPP) qui revendique 18 000 adhérents, « cette longévité tient à une violence d’Etat, qui restreint les libertés publiques et individuelles et maintient les populations dans la peur d’exprimer leur insatisfaction ». Bernard Njonga est plus caustique. « On a sophistiqué la fraude et la tricherie dans ce pays, le régime est tel que chacun à l’intérieur a intérêt à ce qu’il dure le plus longtemps possible afin de pouvoir préserver ses intérêts personnels », affirme cet ancien membre de la société civile qui vient de transformer son mouvement Croire au Cameroun en parti politique.
Mais la vraie raison, affirme un cadre du parti au pouvoir (RDPC, Rassemblement démocratique du peuple camerounais, dont M. Biya est le président national) et ancien député, c’est que « le président est un fin stratège qui a su phagocyter tous ses adversaires dans son camp comme dehors ». De fait, l’opposition au Cameroun, passée la vague d’espoir des années 1990, a perdu toute crédibilité, certains de ses membres s’étant rapprochés du système. La société civile est inaudible et les mouvements citoyens très peu visibles. La presse, dernière oasis de liberté, est fragilisée, volontairement précarisée.
« Le problème, c’est qu’on n’arrive pas à débattre de ces questions. Il y a comme un dialogue de sourds, un conflit de génération au sein du parti », ajoute ce cadre du RDPC de 47 ans. « J’étais en classe de 4e quand Paul Biya est arrivé au pouvoir. Je peux comprendre que 33 ans c’est trop. Surtout dans un contexte social et économique aussi difficile. »
C’est probablement pour cette raison que les dirigeants du parti majoritaire ont appelé dans une circulaire à commémorer cet anniversaire « dans la sobriété ». Car, concède Paul-Célestin Ndembiyembé, 63 ans, tout nouveau secrétaire à la formation politique et à la prospective au sein du RDPC, « le président n’a pas résolu tous les problèmes. Mais il jouit de la confiance du peuple. La question de l’emploi, par exemple, demeure au centre de ses préoccupations. »
Raoul Mbog envoyé spécial, Yaoundé – LE MONDE