Dans un contexte économique difficile, marqué par la chute du prix du baril de brut et des dépenses militaires exceptionnelles liées à la lutte contre Boko Haram, le Cameroun envisage dans son projet de loi de finances 2016 d’affecter 550 milliards de CFA, soit 13%de son budget, à « la construction des infrastructures nécessaires à la tenue des Coupes d’Afrique des Nations de football 2016 (féminine) et 2019 (masculine). » Sont projetées notamment la construction de nouveaux stades, de respectivement 60 000 et 50 000 places, à Yaounde et à Douala, pour un montant de 150 milliards de CFA chacun, la réhabilitation des stades omnisports existants de Yaounde, Douala, Bafoussam et Garoua (158 milliards FCFA), l’aménagement extérieur des stades de Limbe et de Bafoussam (20 milliards FCFA), ainsi que l’adaptation des infrastructures routières et hôtelières dans et autour des villes concernées.
Voulons-nous, pouvons-nous, nous permettre cette dépense, cet investissement sans lendemain, qui profitera majoritairement à des entreprises étrangères et qui, puisque nous sollicitons l’aide de la Chine pour l’assumer, creusera notre endettement? Non.
C’est plus d’1milliard de dollars que nous allons dépenser pour la tenue d’événements de prestige. Cela va se traduire par un déficit de 4,5% du budget de l’État. De plus, vu le retard pris dans l’avancement des travaux, il est très probable que la facture finale sera alourdie par les dépassements récurrents dans les projets de ce type. Pour ce seul motif, la dépense serait déjà insoutenable. Mais elle l’est encore plus si l’on considère qu’elle détourne des ressources publiques, déjà en baisse, de nos priorités vitales et interdépendantes que sont l’éducation et la sécurité face aux attentats répétés de Boko Haram qui installe chez nous, comme dans la sous-région, un climat d’insécurité insupportable.
Il ne s’agit pas seulement des moyens à donner à nos courageux gendarmes et militaires, engagés dans une lutte de longue haleine. Les 550 milliards de CFA alloués aux CAN représentent plus que le budget de l’éducation (éducation de base, enseignements secondaires et enseignement supérieur mis ensemble) en 2016, qui s’élèvera à 499 Milliards. Pourquoi cette comparaison ?
L’éducation est un des vecteurs les plus efficaces et les plus importants de lutte contre l’extrémisme. Ces Camerounais, et en particulier ces jeunes Camerounaises, qui tuent d’autres Camerounais, qui, comme à Maroua, à Mora, à Waza, à Dabanga, à Fotokol et ailleurs n’hésitent même plus à mourir pour le faire, agissent aussi par désespoir. Leur donner des perspectives de réalisation personnelle, de dignité, de maîtrise de leur destin suppose qu’ils entrent le plus tôt possible à l’école et en sortent le mieux formés possible. Nos militaires peuvent vaincre Boko Haram, mais seuls l’éducation et l’emploi permettront de triompher durablement de l’extrémisme.
Bien sûr, la vocation de l’éducation ne se réduit pas à l’enjeu sécuritaire,même si elle en est un élément central. Elle engage l’avenir de notre pays sur tous les plans. C’est pour cette raison que j’ai proposé de rendre l’éducation obligatoire jusqu’à 16 ans. Or, l’éducation primaire et secondaire, ainsi que l’enseignement supérieur, se trouvent aujourd’hui dans une situation de déficit de moyens dramatique. La demande d’éducation est élevée, 1 Camerounais sur 2 ayant moins de 18 ans, et va s’accélérer sous l’effet du dynamisme démographique. Nos infrastructures sont très loin de pouvoir répondre à ces besoins. Dans le primaire, le système scolaire offre environ 50 places assises pour 60 élèves en moyenne, et 40 pour 60 dans le Nord. En milieu rural, 90% des écoles n’ont accès ni à l’électricité, ni à l’eau courante. Comme le souligne l’Unesco, dans certaines régions, comme le Nord, les difficultés d’accès aux écoles se traduisent par la première inscription de nombreux écoliers à l’âge de 8 ans, soit 2 ans de retard par rapport aux directives officielles. Quelle réponse apporte le projet de budget 2016 de l’État à cette situation ? Il l’aggrave, en réduisant des ressources déjà dramatiquement pauvres.
Dans le projet de loi de finances 2016, le budget de l’éducation s’établit à 499 GCFA, soit une hausse de 1,4%ce qui, compte tenu de l’inflation de 2,5%inscrite au budget, correspond à une baisse effective de 1% par rapport à 2015. Devons-nous, pour autant, renoncer à la CAN et demander son report comme l’a fait récemment le Maroc ? Le Cameroun qui n’a pas reçu la CAN depuis 1972, risquerait en cas d’annulation de ne plus la recevoir pendant les 20 prochaines années. Pour cette raison, et aussi parce que ce serait une victoire pour Boko Haram, la réponse est, là aussi, non.
Quelle est donc ma proposition? Partager la CAN avec nos voisins et frères d’arme dans la lutte contre Boko Haram : le Nigeria et le Tchad.
Ces deux pays disposent chacun d’un grand stade ainsi que d’infrastructures hôtelières adaptées. Un tel partage de la CAN ne coûterait pas, ou peu, d’investissements supplémentaires. Le Cameroun pourrait organiser la CAN féminine avec les stades qui sont déjà en cours de réhabilitation et d’aménagement. Pour la CAN masculine, le cahier des charges imposant de disposer de 4 stades serait respecté en s’appuyant sur les stades de nos voisins, et le pays renoncerait à la construction des grands stades prévus à Yaoundé et Douala.
Pour ce qui est du parc hôtelier, la solution serait de favoriser l’investissement privé, la vocation de l’État n’étant de toute façon pas de construire des hôtels. Qu’aurions-nous à gagner à ce partage ? Tout : une économie équivalente au budget de l’éducation, qui pourra être employée à préparer l’avenir de nos jeunes et à équiper nos troupes et nos services de sécurité ; un resserrement de nos liens avec nos frères nigérians et tchadiens, dont Boko Haram veut nous désunir. Notre fierté nationale peut aussi s’exprimer par ce choix de la raison et de la fraternité.
Marafa Hamidou Yaya, ancien secrétaire général à la Présidence de la République, puis Ministre de l’administration territoriale du Cameroun, reconnu prisonnier politique par la Communauté internationale et le CL2P
Le Comité de Libération des Prisonniers Politiques au Cameroun (CL2P)