Des combattants pro-Ouattara interrogent un homme des forces loyales à Gbagbo qu’ils soupçonnent d’assassinat, à Abidjan, le 14 avril 2011.
L’un fut président de la Côte d’Ivoire et l’autre rêve d’entrer à son tour dans l’Histoire. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé s’assiéront côte à côte, jeudi 28 janvier, dans le box des accusés de la Cour pénale internationale (CPI). L’ex-chef d’État ivoirien et son éphémère ministre de la jeunesse y répondront de crimes contre l’humanité commis lors des violences qui ont enflammé la Côte d’Ivoire après la présidentielle de novembre 2010, faisant, selon l’ONU, plus de 3 000 morts en cinq mois.
Selon l’accusation, les deux hommes auraient planifié, organisé et coordonné « un plan commun » pour permettre à Laurent Gbagbo de conserver le pouvoir « par tous les moyens, y compris en commettant des crimes ». Entre le 27 novembre 2010 et le 12 avril 2011, les forces armées ivoiriennes, appuyées par des milices et des mercenaires, auraient ciblé les partisans d’Alassane Ouattara, déclaré vainqueur d’une élection controversée, attaquant, tuant, blessant, violant et persécutant des centaines de civils. Laurent Gbagbo aurait activé les forces armées dans cet objectif.
Quant au « général de la rue », doté d’un indéniable charisme dont il use jusque dans le box des accusés, il aurait mobilisé la jeunesse, ciblé l’ennemi, lancé les mots d’ordre. Contre les deux accusés, le substitut du procureur, Eric MacDonald, entend appeler plus de cent témoins à la barre. Ils déposeront notamment sur les cinq faits retenus par l’accusation : la répression d’une marche vers la Radio-Télévision ivoirienne, d’une manifestation dans le quartier populaire d’Abobo, puis son bombardement, et des tueries commises à Yopougon. Plusieurs témoins déposeront sous pseudonyme. Pour les juges, « la société ivoirienne est encore polarisée », et Laurent Gbagbo compte « beaucoup de partisans », ce qui, estiment-ils, pourrait « augmenter les risques sur les témoins ».
Coopération sélective
A La Haye, Charles Blé Goudé se présente en nouveau Mandela, « pas forcément pour le parcours », reprend, dans un semblant d’humilité, son avocat, Me Simplice Seri Zokou, mais parce qu’il se sent comme l’icône sud-africaine : diabolisé. L’ambitieux politicien, qui « aspire à jouer sa partition en Côte d’Ivoire », a constitué une équipe formée de camarades de lycée pour plaider sa cause hors du prétoire. Lors de sa première audition à La Haye, il avait dû assurer ses partisans de son soutien à Laurent Gbagbo.
Selon l’un des experts psychiatres de la Cour, il serait d’abord soucieux de « ce qu’il laissera comme trace dans l’Histoire de son pays »
A 70 ans, l’ex-président laisse à ses avocats le soin de mener la bataille procédurale. Selon l’un des experts psychiatres de la Cour, il serait bien moins soucieux de l’issue du procès, que de « ce qu’il laissera comme trace dans l’Histoire de son pays ». Pour autant, Laurent Gbagbo n’appartient pas encore au passé. Il pèse encore en Côte d’Ivoire. Sur son parti, qui se déchire l’héritage, ou sur les candidats, qui cherchent l’adoubement du chef. Sur le pouvoir ivoirien, qui suit minutieusement toutes les étapes de l’affaire, contrant régulièrement, par des courriers à la Cour, les allégations des deux accusés.
Les avocats de la Côte d’Ivoire, les français Jean-Pierre Mignard et Jean-Paul Benoît, ont même demandé à participer au procès, rappelant avoir eu « une coopération effective avec la Cour depuis l’ouverture de l’enquête par le procureur ». Une coopération sélective : poursuivie depuis février 2012, Simone Gbagbo n’a pas été livrée par le pouvoir ivoirien, qui assure vouloir désormais conduire devant ses propres tribunaux les procès sur les violences de 2010-2011. L’ex-première dame a déjà été condamnée dans une première affaire à vingt ans de prison. Et le président Ouattara a affirmé, au printemps 2015, qu’aucun suspect ne serait désormais livré à la Cour.
« L’absence d’accusations contre les forces pro-Ouattara a porté atteinte à la légitimité de la Cour dans l’opinion populaire »
Les autorités ivoiriennes assurent qu’elles peuvent juger les acteurs de la crise devant leurs propres tribunaux. Une façon d’éviter d’avoir à livrer, à l’avenir, ceux qui se sont aussi illustrés aux côtés d’Alassane Ouattara et sur lesquels la procureure, Fatou Bensouda, assure toujours enquêter. Mais faute de mandats d’arrêt à ce jour contre les partisans du chef d’État, la CPI est accusée de conduire une justice de vainqueurs. « L’absence d’accusations contre les forces pro-Ouattara (…) a entraîné une opinion très polarisée à propos de la CPI », estime Human Rights Watch dans un communiqué et a « porté atteinte à la légitimité de la Cour dans l’opinion populaire ».
L’organisation de défense des droits de l’homme regrette que le procureur n’ait pas conduit dans le même temps ses enquêtes contre les deux camps et se soit ainsi lié les mains. La Cour a encore besoin de la coopération de la Côte d’Ivoire pour faire venir ses témoins contre Laurent Gbagbo et se trouve en quelque sorte prise en otage. A ce jour, le pouvoir a pu instrumentaliser la Cour à ces seules fins : écarter l’ex-chef d’État de la scène politique, sans permettre à celle-ci de remplir pleinement son mandat.
Affaire d’envergure
Pour la Cour, le procès de Laurent Gbagbo est l’occasion de conduire une affaire d’envergure. Depuis qu’elle a ouvert ses portes en 2002, c’est la première fois qu’elle juge un ancien chef d’État. Ambitieuse, elle a déjà ciblé le président soudanais, Omar Al-Bachir, contre lequel pèsent deux mandats d’arrêt, a visé Mouammar Kadhafi, avant qu’il ne soit tué en Libye en octobre 2011, et a mis en accusation Uhuru Kenyatta, élu malgré cela président du Kenya et dont l’affaire s’est finalement soldée par un non-lieu.
Cette fois, c’est à un « ex » que la Cour s’attaque, pour lequel l’Union africaine ne s’est pas mobilisée, comme elle l’avait fait pour le Kényan et le Soudanais. « En Afrique francophone, avoir un geste pour Gbagbo, c’est prendre des risques, estime Guy Labertit, ancien directeur Afrique du Parti socialiste et ami de l’ancien président. Les pays du Sahel pensent d’abord à leur sécurité. » Politicien ivoirien et gendre de Laurent Gbagbo, Stéphane Kipré estime que « les chefs d’État en service ne peuvent pas s’immiscer dans des questions qui concernent un ancien chef d’État ».
Quoi qu’il en soit, Laurent Gbagbo vient allonger la liste des ex-chefs d’État poursuivis pour crimes contre l’humanité. Avant lui, le Serbe Slobodan Milosevic, le Libérien Charles Taylor et le Tchadien Hissène Habré ont eux aussi fait face à des juges internationaux pour des crimes de masse. Le premier est décédé en prison avant le verdict, le second a été condamné à cinquante ans de prison, qu’il purge aujourd’hui au Rwanda. Le troisième est toujours en procès à Dakar. Ce dernier est le seul jugé avec l’aval de l’Union africaine.
Pour retrouver une crédibilité écornée au fil des ans, la Cour devra aussi s’emparer de l’Histoire. Comme si elle craignait d’affaiblir sa thèse, mais au risque de présenter un récit biaisé, l’accusation n’a pas inclus dans son mémoire d’avant procès le récit des confrontations entre les forces régulières et les rebelles, malgré les demandes des juges. Ces derniers avaient aussi invité le procureur à enquêter sur les crimes commis depuis 2002, début de la crise ivoirienne issue de la partition durable du pays. La défense entend bien compléter le récit de l’accusation, et il appartiendra aux juges d’établir la réalité.
Mais, par le passé, dans des affaires visant des miliciens de l’est de la République démocratique du Congo, la Cour avait ramené à de simples conflits ethniques la course régionale au pillage des richesses congolaises. Dans ce « puzzle de 5 000 pièces » à conviction, ainsi que le décrit la défense, les juges seront donc aussi attendus sur l’Histoire. En attendant, ils vont devoir gagner la bataille du temps. Le procès devrait durer plusieurs années.
Par Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Source : LE MONDE