Comment ne pas éprouver une certaine gêne de retrouver uniquement un des rares anciens présidents démocratiquement élus d’Afrique Francophone sur le banc des accusés de la Cour Pénale Internationale (CIP), à la suite d’une crise électorale non ou mal élucidée en Côte d’Ivoire?
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La lettre des anciens chefs d’états africains en français exigeant la Libération du Président Laurent Gbagbo
21 janvier 2016
Nous proposons ici la version traduite de la lettre en français du Africa Forum exigeant la libération du Président Laurent Gbagbo.
À l’Honorable Mme Fatou B. Bensouda,
Procureur, International Criminal Court,
Maanweg, 174, 2516 AB, The Hague.
The Netherlands.
Honorable Mme Bensouda,
UN APPEL AFRICAIN URGENT!
LA Côte d’Ivoire ET L’AFRIQUE ONT BESOIN DE L’ANCIEN Président LAURENT KOUDOU GBAGBO POUR RÉALISER LA PAIX ET LA JUSTICE
En tant qu’Africains, nous tenons à ce que l’Afrique, notre Continent résolve ses problèmes aussi vite que possible, y compris l’ensemble des défis liésà la paix et à la justice dans les pays sortant d’un conflit.
Cet appel urgent que nous vous adressons a trait à la situation en Côte d’Ivoire et notamment à son ancien Président, M. Laurent Gbagbo, qui, comme vous le savez, est présentement jugé à la Cour pénale internationale.
Nous lançons cet appel parce que nous croyons fermement que la Côte d’Ivoire devrait continuer de croître et se développer pour le bonheur de tous ses citoyens, dans des conditions de paix, de démocratie, de l’état de droit, de la réconciliation et de l’unité nationales.
Nous sommes absolument convaincus que le pays peut et doit atteindre ces objectifs et que M. Laurent Gbagbo peut et devrait faire une importante et exceptionnelle contrition à cet égard.
Inutile de dire qu’il ne peut faire cette contribution dans une cellule de prison, quelque part dans le monde, mais plutôt en tant qu’un citoyen libre dans son propre pays.
Au regard de ce que nous avons dit et qui se rapporte au conflit non résolu en Côte d’Ivoire, nous disons que la détention et le procès de Laurent Gbagbo ont davantage aggravé les divisions et animosités entre les citoyens ivoiriens. Ce développement risque de faire basculer le pays dans la reprise de la guerre civile, mettant ainsi en danger la vie de centaines de milliers d’innocents.
Il y a donc un risque réel que s’il est reconnu coupable et condamné par la CPI, cela ne mette le feu aux poudres et entraine une conflagration destructrice que nous redoutons.
Madame le Procureur, il est particulièrement important qu’au regard de ce qui précède, il y ait une profonde reconnaissance du fait que les événements qui ont amené Laurent Gbagbo à la CPI ont été le résultat d’une lutte politique stratégique intense et historique sur l’avenir de la Côte d’Ivoire, et que cette contestation perdure.
Par conséquent, vous comprendrez que nonobstant la bonne foi avec laquelle votre bureau s’est acquitté de ses fonctions juridiques officielles, une partie importante de la société ivoirienne, en particulier les partisans de Laurent Gbagbo, va considérer l’intervention de la CPI comme un prolongement de la politique de domination de l’autre camp – une manifestation de la » justice des vainqueurs”. Pourtant, la situation en Côte d’Ivoire exige et nécessite que le peuple ivoirien continue à aborder ses défis stratégiques par des moyens démocratiques et dans un cadre véritablement inclusif, tout en travaillant ensemble dans des conditions de paix.
La polarisation autour de la question de la poursuite contre Laurent Gbagbo est attisée par l’interprétation qu’on en fait en Côte d’Ivoire, ce qui est corroborée par les informations du domaine public, selon lesquelles les exactions ont été en fait commises des deux côtés lors du conflit.
Le contexte historique de la crise ivoirienne
Madame le Procureur, permettez-nous de justifier certains des commentaires susmentionnés en rappelant brièvement certains des développements politiques en Côte d’Ivoire pendant ces quinze (15) dernières années.
Comme vous le savez, avant que M. Laurent Gbagbo ne soit élu Président de la Côte d’Ivoire en 2000, ses prédécesseurs avaient introduit une philosophie qu’ils ont appelée ‘’ivoirité« . Pour l’essentiel, l’objectif était de diviser la population ivoirienne en deux groupes. Pendant longtemps, la Côte d’Ivoire a attiré un grand nombre de migrants économiques dont la majorité venait du Burkina Faso. Le concept d’ivoiritéaffirmait que la population de la Côte d’Ivoire était divisée en deux parties – une partie étant constituée par les ivoiriens autochtones et la seconde par les migrants économiques dont nous avons parlé. La politique de l’ivoirité avait pour objectif d’introduire une discrimination en faveur des ivoiriens autochtones qui sont majoritairement chrétiens.
Il se trouve que les migrants économiques, essentiellement musulmans, constituaient la majorité de la population dans le nord du pays.
En raison des dispositions constitutionnelles fondées sur ce concept d’ivoirité, l’actuel Président de la Côte d’Ivoire, M. Alassane Ouattara, lui-même un musulman, a été exclu de la course pour le poste de président de la République parce que sa filiation fait de lui un Burkinabé et non un Ivoirien. Naturellement, cela a eu un impact négatif sur les migrants économiques musulmans venus en grande partie du Burkina Faso et qui résidaient dans la région nord de la Côte d’Ivoire. Il était donc évident que ceux-là supportent M. Ouattara.
M. Gbagbo a été élu Président de la Côte d’Ivoire en 2000. En 2002, alors qu’il était hors du pays pour une visite d’État, une rébellion armée éclata dans le pays. Bien qu’elle ait été contenue dans le sud du pays, les rebelles (les Forces nouvelles) prirent le contrôle du Nord, divisant ainsi le pays en deux. Dans ces conditions, la Côte d’Ivoire fut scindée en deux territoires, chacun ayant son propre gouvernement et sa propre armée.
Afin de mettre un terme à la guerre civile, les Nations Unies ont déployé une mission de maintien de la paix, appelé ONUCI. La France a déployé sa propre force de maintien de la paix indépendante.
Après celles tenues en 2000, les prochaines élections présidentielles devaient avoir lieu en 2005. Mais, en raison de la situation de guerre dans le pays, et ses conséquences, ces élections ont seulement eu lieu vers la fin de 2010.
Dans l’intervalle, les parties ivoiriennes avaient conclu divers accords visant à mettre fin à la guerre civile et à aider le pays à retourner à la normalité. Dans ce contexte, elles ont également convenu de tenir des élections présidentielles pacifiques, libres et régulières.
Fait d’une importance capitale à cet égard, en 2005, M. Gbagbo alors Président, pris la décision d’user des pouvoirs présidentiels exceptionnels prévus par la Constitution ivoirienne pour permettre à M. Alassane Ouattara de participer à l’élection présidentielle de la République de Côte d’Ivoire.
C’est en raison de cette contribution décisive faite par M. Gbagbo qu’il est devenu possible pour les parties ivoiriennes, de signer de nouveau en 2005, un accord qui, entre autres :
20.1. officiellement, mettait un terme à la guerre sur toute l’étendue du territoire ivoirien ;
20.2. établissait les processus relatifs à la mise en œuvre du programme national de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR) des forces armées;
20.3. ramenait les Forces nouvelles dans le Gouvernement de transition ;
20.4. expliquait clairement les dispositions relatives à la structure et au fonctionnement de la Commission électorale indépendante;
20.5. Mettait en place un calendrier pour la tenue des élections présidentielles et législatives.
Afin de permettre à ces élections d’avoir lieu, les parties ont convenu qu’il était nécessaire entre autres de :
21.1. Réunifier le pays sous une seule autorité; et
21.2. D’intégrer les groupes armés dans une armée nationale (républicaine).
En 2005, les parties ivoiriennes ont demandé à l’Organisation des Nations Unies, par l’intermédiaire de son Secrétaire général, d’organiser l’élection présidentielle. L’ONU a rejeté cette demande aux motifs que la Côte d’Ivoire n’était pas un État en déliquescence et disposait d’institutions prévues par la Constitution pour organiser des élections. Cette situation était différente de celle du Timor oriental où l’ONU a organisé les premières élections parce qu’il n’y existait pas à cette époque d’institutions étatiques similaires dans ce qui était un pays tout neuf. Répondant à la demande des parties ivoiriennes, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé la nomination d’un Haut-Représentant des Nations Unies pour les élections qui aiderait les institutions électorales ivoiriennes.
Malheureusement, en raison des pressions extérieures, l’élection présidentielle s’est tenue avant la réalisation des deux objectifs convenus de la réunification du pays et la création d’une armée nationale. MM. Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara étaient les eux candidats en lice.
Le résultat de ce combat fut que les résultats des élections annoncés par la Commission électorale indépendante (CEI), qui déclaraient que M. Ouattara avait gagné, confirmaient simplement la division du pays, parce que les zones contrôlées par les rebelles avaient largement voté pour M. Ouattara et celles contrôlées par le Gouvernement largement voté pour M. Gbagbo. Le chef de l’ONUCI qui a agi en tant que Haut- Représentant des Nations Unies pour les élections annonça également que M. Ouattara avait remporté les élections.
La Constitution ivoirienne disposait que l’arbitre final de toute élection nationale, y compris les élections présidentielles, est le Conseil constitutionnel (CC) et non la CEI. La CEI soumit son rapport au CC qui a le pouvoir de changer la décision de la CEI sur la base de sa propre évaluation de tout élément des élections.
Exerçant son propre mandat, le CC annula les élections dans différentes parties du territoire contrôlées par les Forces Nouvelles parce qu’il disposait de preuves concrètes que des fraudes massives, etc., avaient eu lieu dans ces zones. Il déclara donc que M. Gbagbo avait remporté les élections.
Bien que le Conseil de sécurité des Nations Unies aituniquement chargé le Haut-Représentant des Nations Unies pour les élections de soutenir les institutions électorales ivoiriennes, ce représentant élu décida d’entériner les résultats de la CEI selon lesquels M. Ouattara avait été élu et ouvertement rejeta la décision de la CC qui faisait de M. Gbagbo le vainqueur.
Dans cette situation, M. Gbagbo appela à un recomptage des voix du scrutin et suggéra l’implication des diverses institutions internationales dans ce processus, y compris l’Organisation des Nations Unies, l’Union africaine et l’Union européenne. Cet appel fut rejeté par l’Onu et toutes les autres institutions contactées.
En fin de compte, M. Gbagbo contacta l’Union africaine et informa l’organisation qu’il était prêt et disposé à quitter le siège du Président afin de mettre fin au conflit dans le pays. Il demanda que l’UA envoie une délégation en Côte d’Ivoire afin de faciliter le processus de sa remise du pouvoir à M. Ouattara afin que le conflit de l’époque pris fin et éviter ainsi au pays des conflits futurs. L’UA accepta sa proposition.
En conséquence, l’UA a informé l’ONUCI qu’une délégation de Chefs d’État africains se rendrait à Abidjan pour exécuter leur mission comme proposé par M. Gbagbo. L’ONUCI s’est engagée à prendre les mesures de sécurité nécessaires pour cette délégation et les communiquer à l’UA. Cela n’a jamais été fait. Par conséquent, l’UA n’a jamais réussi à accomplir sa mission qui aurait permis de mettre fin pacifiquement au conflit d’alors.
Au lieu de cela, en 2011, tant l’ONU, par le biais de l’ONUCI que la France, dans le cadre de l’opération Licorne, déployée en Côte d’Ivoire en tant que forces neutres de maintien de la paix, ont demandé à ces forces de lancer des attaques militaires contre M. Gbagbo. Elles l’ont alors capturé et remis en fait aux mêmes forces nouvelles qui s’étaient rebellés contre le gouvernement élu de M. Gbagbo en 2002.
En 2011, à la suite du transfert de M. Gbagbo à la CPI, des élections législatives ont eu lieu en Côte d’Ivoire. Le FPI, le parti politique de M. Gbagbo a appelé au boycott des élections et n’y a pas participé. Plus de soixante pour cent (60 %) des électeurs inscrits n’ont pas participé aux élections.
Madame le Procureur, aux yeux de nombreux Ivoiriens, ce qui précède est l’expression d’un cortège d’injustices. C’est l’un des principaux facteurs qui alimentent la dangereuse division et l’animosité qui concernent une grande partie de la population ivoirienne – du fait que, entre autres :
33.1. en 2002, une rébellion armée a éclaté en Côte d’Ivoire cherchant à renverser par la violence et de manière inconstitutionnelle le Président Gbagbo et son gouvernement d’alors. Personne n’a jamais été poursuivi pour cet acte de trahison.
33.2. Plutôt, les putschistes ont été soutenus pendant de nombreuses années, des armes à la main, jusqu’à ce qu’ils réalisent leur objectif de prendre le contrôle d’Abidjan en 2011.
33.3. Comme nous l’avons indiqué, la pression extérieure a été actionnée afin d’obliger alors le Président Gbagbo à consentir à la tenue d’élections présidentielles dans des conditions qui étaient contraires aux accords négociés entre les parties ivoiriennes, conditions qui manifestement ne pouvaient garantir des élections libres et justes.
33.4. Encore une fois, comme nous l’ont fait remarquer, le Haut-Représentant des Nations Unies pour les élections en Côte d’Ivoire a outrepassé ses pouvoirs et violé la Constitution de la Côte d’Ivoire en annonçant que M. Ouattara avait été élu président pendant les élections de 2010, en se fondant sur la décision de la CEI plutôt que sur celle du Conseil constitutionnel, constitutionnellement compétente pour valider les élections.
33.5. Cela a servi de prétexte à l’ONU et aux forces françaises pour abandonner leurs mandats de forces neutres de maintien de la paix, pour ainsi permettre aux Forces Nouvelles rebelles d’entrer à Abidjan pour déposer par la force le président Gbagbo. L’ONU et les Français ont rejoint les Forces nouvelles pour lancer l’attaque contre M. Gbagbo pour ensuite l’arrêter et le remettre aux Forces nouvelles.
33.6. Le Haut-Représentant des Nations Unies pour les élections n’a notamment rien fait pour donner une suite favorable à la demande tout à fait régulière de M. Gbagbo d’organiser un recomptage des voix du scrutin sous la supervision de la communauté internationale afin de mettre fin à la controverse de savoir qui avait remporté l’élection présidentielle, même après que M. Gbagbo ait également déclaré que lui et M. Ouattara devraient accepter le résultat du recomptage comme définitif et irrévocable.
33.7. L’ONU notamment et d’autres acteurs, n’ont rien fait pour reconnaître le rôle vital joué par M. Gbagbo pour ramener la paix en Côte d’Ivoire quand il a utilisé les pouvoirs présidentiels exceptionnels prévus par la Constitution pour permettre à M. Ouattara de se présenter à l’élection présidentielle et devenir le Président de la République s’il remportait les élections. M. Gbagbo avait ainsi audacieusement résolu l’une des questions centrales qui avaient conduit à la rébellion de 2002 et à la tentative de coup d’État, et a donc commencé le processus de répudiation de la politique de division de l’ivoirité que ses prédécesseurs avaient instituée.
33.8. Tout aussi, ces acteurs n’ont pas prêté attention à la position d’une importance vitale que le Président Gbagbo a ensuite prise lorsqu’il a accepté qu’un Gouvernement intérimaire multipartite gère la transition jusqu’à la tenue des élections présidentielles. Pour montrer sa détermination à cet égard, il a même accepté que le leader des Forces nouvelles exerce la fonction de Premier ministre, à la tête du Gouvernement de transition.
33.9. En outre, et qui est d’une importance cruciale, nous ne pensons pas qu’étant donné leur longue implication dans le conflit ivoirien, l’ONU et la France n’aient pas été au courant de la réalité que Wanda L. Nesbitt, l’Ambassadeur des Etats-Unis près la République de la Côte d’Ivoire, a communiquée à son Gouvernement en juillet 2009 en disant :
«Il ressort à présent que l’accord de Ouaga IV, (le quatrième accord appelé Accord Politique de Ouagadougou qui prescrivait que le désarmement doit précéder les élections) est fondamentalement un accord entre Blaise Compaoré (Président du Burkina Faso) et Laurent Gbagbo en vue de partager le contrôle du nord jusqu’au lendemain de l’élection présidentielle en dépit du fait que le texte en appelle aux Forces Nouvelles de restituer le contrôle du nord du pays au gouvernement et d’achever le désarmement deux mois avant la tenue des élections…
« Mais en attendant la création d’une nouvelle armée nationale, les 5 000 soldats des Forces Nouvelles qui doivent être ‘’désarmés’’ et regroupés dans des casernes dans quatre villes clés du nord et de l’ouest du pays représentent une sérieuse force militaire que les Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN) ont l’intention de maintenir bien formée et en réserve jusqu’au lendemain de l’élection. La cession du pouvoir administratif des FAFN aux autorités du gouvernement civil est une condition sinequa non pour les élections, mais comme le confirment des voyageurs dans le nord (y compris le personnel de l’ambassade),les FAFN maintiennent un contrôle absolu de la région en particulier en ce qui concerne les finances.»
Une fois de plus, aux yeux de millions d’Ivoiriens, ce qui précède et d’autres éléments liés à l’histoire ivoirienne présentent un tableau très troublant. La réalité est que depuis l’époque du Président Félix Houphouët-Boigny, notamment lorsque M. Alassane Ouattara était son Premier ministre, il a existé un plan pour neutraliser M. Gbagbo et la formation politique à laquelle il appartenait, le Front populaire ivoirien(FPI). Au cours de cette période M. Gbagbo a été emprisonné deux fois pendant de longues périodes et était régulièrement persécuté par les organes de sécurité de l’État en raison de sa campagne politique soutenue de démocratiser la Côte d’Ivoire et de libérer le pays du contrôle néo-colonial.
34.1. Pour ces millions d’Ivoiriens qui ont partagé les vues de M. Gbagbo, il est logique de conclure que ce plan pour neutraliser M. Gbagbo et le mouvement démocratique qu’il a conduit a été appuyé par certains Ivoiriens et certaines forces extérieures.
34.2. Ces forces combinées sont intervenues en 2002 pour déposer par la force M. Gbagbo alors Président, mais elles échouèrent.
34.3. Toutefois elles ont veillé à ce que le groupe armé qui avait tenté le coup d’État reste en place, prêt à essayer un autre coup d’état une fois que les conditions sont de nouveau réunies – d’où l’occupation du Nord et de certaines parties de l’ouest de la Côte d’Ivoire par les Forces nouvelles.
34.4. Finalement, le moment vint lorsque huit ans après la tentative de coup d’État de 2002, la Côte d’Ivoire organisa des élections présidentielles en 2010.
34.5. Il est clair pour ses partisans ivoiriens que toutes les dispositions avaient été prises pour assurer la défaite de M. Gbagbo à ces élections. C’est pourquoi, aucune mesure n’a été prise pour le recomptage des voix comme suggéré par M. Gbagbo. Cela, en dépit du fait que c’est un processus très courant dans les cas où il y a d’importantes différences au sujet du vainqueur et du perdant des élections.
34.6. Il est également clair qu’ils avaient pris toutes les dispositions pour chasser M. Gbagbo par la force s’il contestait sa perte des élections, même si cette contestation était justifiée.
34.7. C’est pour cette raison que les Forces nouvelles ont été autorisées à se comporter comme elles l’ont fait, comme indiqué par M. Nesbitt, l’Ambassadeur des États-Unis. [Cf. : Paragraphe 33.9.1. ci-dessus]
34.8. C’est également pour cette raison que l’Union africaine (UA) n’a pas été autorisée à intervenir pour assurer le règlement pacifique du conflit post-électoral qui débuta en décembre 2010. Nous devrions aussi noter que l’UA aurait également dû chercher à négocier un accord notamment entre MM. Laurent Gbagbo et Ouattara afin de résoudre certaines des anomalies structurelles en Côte d’Ivoire qui ont eu une incidence négative sur son indépendance et sa stabilité.
34.9. Enfin pour neutraliser M. Gbagbo et le mouvement démocratique et anti- néo-colonialiste qu’il dirigeait, il a été décidé que la meilleure chose à faire serait de l’inculper devant une cour de justice, de le déclarer coupable pour divers chefs d’accusation et l’emprisonner pour une longue période.
34.10. Plusieurs leaders et militants du FPI ont connu le même sort.
34.11. De nombreux Ivoiriens pensent qu’une partie de cette tâche serait confiée à la Cour pénale internationale (CPI), qui servirait ainsi d’instrument utile dans la réalisation de la tâche stratégique de détruire le mouvement au service du renouveau de la Côte d’Ivoire.
Pertinentes questions adressées à la CPI
35.1. Par conséquent, la question se pose de savoir comment la CPI devrait répondre à cette situation où l’absence de Laurent Gbagbo de Côte d’Ivoire compromet les perspectives de stabilité dans ce pays, et la Cour est perçue par une grande partie d’Ivoiriens et de la société africaine comme ayant été cooptée par une faction politique pour neutraliser Laurent Gbagbo et son parti!
35.2. Cette question doit à coup sûr, interpeller lourdement la conscience des juges de la CPI, notamment au regard des effets négatifs de son action sur la nécessité cruciale et urgente d’empêcher une reprise de la guerre et de réaliser la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire, qui ne peut être atteinte sans la participation de M. Gbagbo, du FPI, et de leurs partisans.
35.3. Bien que nos contacts avec eux nous révèlent que le FPI souhaite profondément que la réconciliation nationale ait lieu et est déterminé à participer à ce processus, elle ne pourra le faire sans la participation de M. Gbagbo, qui est lui-même disposé à contribuer à cette réconciliation sans exiger la réélection des institutions de gouvernance.
35.4. Bien que nous reconnaissons que la CPI devrait poursuivre sa quête de preuves pour prononcer les inculpations et est en droit d’attendre la décision définitive de chaque cas par les juges, nous estimons qu’une réévaluation du cas de M. Gbagbo est justifiée en raison de la fragilité actuelle de la situation en Côte d’Ivoire, et par sa situation particulière, notamment la nécessité pour son implication positive dans le processus de réconciliation, d’unité et de stabilisation nationales. À cet égard, il est manifeste que :
(i) M. Gbagbo n’était pas l’auteur mais plutôt la cible du recours aux armes par les autres en 2002 pour régler les divergences politiques ;
(ii) M. Gbagbo n’était pas l’initiateur mais un adversaire de la politique d’ » ivoirité » qui est à l’origine du conflit ;
(iii) M. Gbagbo, contre la volonté d’un grand nombre d’Ivoiriens, a agi afin de permettre à M. Ouattara d’accéder démocratiquement à la présidence de la Côte d’Ivoire, et a donc transmis le message aux millions de migrants économiques résidents qu’ils ne seront pas considérés comme des citoyens de seconde classe ;
(iv) M. Gbagbo était tellement déterminé que la Côte d’Ivoire redevienne une démocratie qu’il a même permis à ceux qui avaient cherché à le chasser du pouvoir par un coup d’État à diriger le gouvernement qui serait chargé de conduire la transition vers la démocratie, en la personne du chef des Forces nouvelles;
(v) M. Gbagbo était déterminé à se retirer en tant que Président de la République en faveur de M. Ouattara malgré sa conviction qu’il avait remporté les élections, évitant ainsi au pays plus de morts, de souffrances et de destructions de biens; et,
(vi) Même certains juges au sein de la CPI ont soulevé des questions au sujet de l’existence de preuves suffisantes pour condamner M. Gbagbo.
36. Le contexte ivoirien et les perceptions populaires
36.1. Madame le Procureur, comme vous l’avez vu dans nos commentaires précédents, l’arrestation du Président Gbagbo en Côte d’Ivoire et son procès à La Haye ont eu lieu dans le contexte d’une situation politique extrêmement polarisée qui a abouti à la longue guerre civile en Côte d’Ivoire et la division du pays.
36.2. Il était inévitable dans ces circonstances que les mandats d’arrêt pour Laurent et Simone Gbagbo et Charles Blé Goudé alimentent la perception qu’une justice des vainqueurs est en place à la CPI : une perception aggravée par le contraste saisissant qu’aucune accusation n’a été portée contre les opposants politiques du Président Gbagbo.
36.3. Par conséquent, pour d’importantes franges de la population de Côte d’Ivoire, l’insistance de la Cour que Simone Gbagbo soit aussi remise à la CPI pour subir un procès, a accentué cette perception d’une justice partiale, qui a été renforcée par l’arrestation et le transfert de M. Blé Goudé à la CPI.
36.4. Les expériences très médiatisées de M. Gbagbo à la CPI, auxquelles nous faisons allusion ci-dessous, ont ajouté au mécontentement d’importantes franges de la population ivoirienne et mettent en péril tout projet de cohésion nationale et toute perspective de redressement.
36.5. Comme vous le savez bien, et comme nous avons cherché à le démontrer, Laurent Gbagbo reste un acteur clé dans la politique ivoirienne, avec de nombreux partisans, dont l’absence persistante dans ce que devrait être une recherche collective de la réconciliation nationale et de la stabilité en Côte d’Ivoire, expose la paix et la stabilité du pays à un risque extrême.
36.6. En outre, jusqu’à présent, certaines caractéristiques des procédures de la CPI aggravent également l’effet de polarisation de l’arrestation, de la détention et des poursuites de M. Gbagbo.
37. Les problèmes soulevés par le processus de confirmation
37.1. Madame le Procureur, comme vous le savez, le déroulement du procès de M. Gbagbo est suivi de très près en Côte d’Ivoire, et le processus de confirmation des charges retenues contre Laurent Gbagbo a suscité un intérêt particulier. Force est de reconnaître que ce processus ne s’est pas déroulé sans heurts. Qu’il vous souvienne qu’en juin 2013, par une décision majoritaire, la Chambre préliminaire (I) a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves à ce stade pour confirmer les accusations portées contre M. Gbagbo.
37.2. Le fait que la Chambre ait néanmoins alloué au procureur un temps additionnel pour fournir des preuves supplémentaires pour renforcer son cas et, qu’un an plus tard, en juin 2014, la Chambre ait pu confirmer ces charges uniquement par la décision de la majorité n’a pas échappé aux observateurs. Ni le fait que l’un des éminents juges ait donné un avis complètement dissident, expliquant pourquoi elle n’était pas convaincue de la qualité des preuves qui pourraient attester de la participation de M. Gbagbo aux crimes présumés.
37.3. Pour les observateurs intéressés, notamment en Côte d’ivoire mais également en dehors de ce pays, ce fut donc une approbation mitigée des accusations contre Laurent Gbagbo. Par ailleurs, cette division dans l’opinion judiciaire a accentué la perception de l’insuffisance juridique des preuves contre M. Gbagbo.
37.4. Pire encore, vous comprendrez, Madame le Procureur, que tout cela a fermement confirmé la conviction des partisans de M. Gbagbo qu’il ne devait répondre d’aucun chef d’accusation en première instance et que la CPI s’employait à s’assurer que l’objectif prédéterminé de l’inculper était atteint.
38. Les retards dans l’affaire
38.1. Il y a d’autres éléments de l’affaire qu’il faut garder à l’esprit. Près de quatre ans après son transfert à La Haye, le procès de M. Gbagbo n’a toujours pas commencé. Bien que ce retard soit imputable à plusieurs raisons, y compris la complexité même des procédures, et la nécessité de veiller à ce que toutes les parties soient bien préparées pour tout procès; et bien que les retards dans le contexte des procès à la CPI peuvent ne pas être inhabituels, il est indéniable que plus cette affaire traine plus il y a des risques que cela attise les tensions politiques en Côte d’Ivoire auxquelles nous avons déjà fait allusion.
38.2. Comme vous le savez, les retards seraient perçus par les partisans de M. Gbagbo comme une expression délibérée et hostile du principe selon lequel – justice différée équivaut à déni de justice.
39. Détention prolongée
39.1. Le retard accusé dans cette affaire affecte énormément M. Gbagbo en raison de son maintien en détention à La Haye. En dépit des efforts incontestables de son équipe de défense, elle n’a pu obtenir la liberté provisoire de son client, bien que, selon les décisions de la Cour, un État tiers avait, à ce qu’il parait, accepté d’accueillir M. Gbagbo et qu’il assurerait sa présence à la Cour chaque fois que nécessaire. Un aspect particulièrement triste de sa détention est que l’an dernier, M. Gbagbo n’a même pas pu être libéré pour quelques jours pour assister à l’inhumation sa mère.
Bien que diverses décisions judiciaires puissent avoir été prises pour confirmer les accusations et maintenir M. Gbagbo en détention, il est impossible d’ignorer la réalité que cette affaire continue de polariser la Côte d’Ivoire et compliquer la transformation cruciale de son paysage historique général.
40.1. C’est une préoccupation importante, et c’est elle qui justifie notre Appel, et qui crée, à notre avis, l’impératif de réévaluer l’affaire Gbagbo, et en particulier d’interroger la nécessité d’une poursuite qui a déjà montré des insuffisances manifestes qui sont suffisamment graves pour avoir entrainé une forte dissidence judiciaire contre la confirmation des charges.
41. Contexte général
41.1. En 1998, lorsqu’il a été signé, les États ont reconnu que le Statut de Rome pourrait fonctionner au sein du système des relations internationales et entraînerait inévitablement un empiétement sur la souveraineté des États. Toutefois, les négociateurs du traité ont à juste titre rejeté l’idée de tout mécanisme de filtrage ou de contrôle externe des travaux de la CPI parce que cela aurait constitué une interférence inacceptable à l’exercice de la discrétion et la prise de décisions du Procureur et des juges.
41.2. Toutefois, dans le but de protéger l’indépendance de la Cour, les États n’avaient pas abandonné l’idée que la nouvelle cour devait fonctionner d’une manière qui reconnaisse la complexité du système international ou dans les contextes nationaux et se sont fondés sur l’option de prendre dûment en considération, le cas échéant, la nécessité de favoriser les processus nationaux.
41.3. Plutôt, et au lieu de cela, les signataires du Statut ont confié au Procureur et aux juges, par une utilisation judicieuse de de leur pouvoir discrétionnaire, le droit et le devoir de procéder aux appréciations nécessaires pour que lorsque, les procédures de la CPI sont inappropriées ou contraire aux intérêts de la justice, prennent en compte toutes les considérations pertinentes, y compris l’impact de ses interventions sur la paix durable et la stabilité dans les sociétés.
41.4. Nous considérons donc que le Statut de Rome devrait rester entre les mains de la CPI comme un instrument vivant, capable d’une part, de poursuivre les responsabilités individuelles pour les crimes les plus graves, tout en préservant dans le même temps la capacité de répondre avec souplesse aux spécificités de chaque cas, en évitant de causer des préjudices. Cette approche, de notre point de vue, est compatible avec l’objet et le texte du Statut comme nous le comprenons.
41.5. Madame le Procureur, à notre avis, l’indépendance même de votre bureau, et celle des juges, sert à protéger les décideurs de la Cour de toute interférence, leur permettant ainsi de mettre en œuvre la sagesse qui est nécessaire à la Cour afin de contribuer à la recherche de solutions aux crises majeures au sein desquelles la Cour fonctionne inévitablement. Partant, la solidité et la valeur du Statut de Rome seront jugées non pas par l’inflexibilité de la CPI dans l’exercice de la justice, mais par sa capacité de réaction face à la complexité et à la nuance des diverses situations dont la CPI sera saisie.
41.5.1. À cet égard, nous devons souligner que notre Appeln’a nullement pour intention de mettre en doute ou compromettre la nécessité de tenir pour responsables tous ceux qui commettent des infractions graves énoncées dans le Statut de Rome, et les obligations de la CPI à cet égard. Nous voudrions croire que comme ils traitent de la question extrêmement importante de la réconciliation nationale, les Ivoiriens se pencheront également sur la question de la justice, pleinement conscients de l’interconnexion entre les deux.
42. Retraits des chefs d’accusation contre Gbagbo
42.1. Madame le Procureur, nous reconnaissons que les défis auxquels la Côte d’Ivoire est confrontée ne sont pas propres à ce pays, et que dans d’autres contextes également, votre bureau sera familiarisé avec les tensions entre les travaux de la CPI et les impératifs pour garantir la stabilité dans ces pays. Mais comme nous avons cherché à le démontrer, l’arrestation de Laurent Gbagbo a manifestement échoué à contribuer à la réconciliation politique et au redressement de ce pays, mais a plutôt freiné ce processus, polarisé les opinions et exacerbé les divisions de la société ivoirienne à tel point que nous sommes maintenant gravement préoccupés par la perspective de la reprise du conflit dans ce pays.
42.2. Nous sommes convaincus que l’effet cumulatif de la situation politique fragile en Côte d’Ivoire qui nécessite des efforts concertés pour parvenir à la réconciliation; les impacts négatifs actuels du procès de Gbagbo sur cette situation; l’occasion pour M. Gbagbo de faire une immense contribution à la recherche d’un règlement pacifique et de solutions humaines pour la Côte d’Ivoire; les incertitudes entourant les preuves contre lui; ainsi que les divers autres éléments personnelle à M. Gbagbo, justifient largement l’interruption du procès.
42.3. Madame le Procureur, vous nous pardonnerez pour le fait que nous ne soyons pas des spécialistes du Règlement de la Cour, et laisserons à votre appréciation la question des procédures nécessaires pour atteindre un résultat qui soit juste et équitable pour la Côte d’Ivoire, tout en reconnaissant que toute décision peut faire l’objet de confirmation judiciaire. Toutefois, nous espérons que vous comprendrez que nous avons une solide connaissance de la situation en Côte d’Ivoire et que vous nous rejoindrez dans la parfaite connaissance des défis de la construction de sociétés unies en Afrique, par dialogue.
42.4. Madame le Procureur, nous devons souligner que rien de ce que nous disons ici ne vise à minimiser les crimes qui ont été commis dans le cadre de la contestation politique en Côte d’Ivoire. Nous adhérons à l’idée que les crimes les plus graves qui touchent la communauté internationale dans son ensemble ne devraient pas rester impunis mais devraient principalement être traités par des mesures prises au niveau national. À notre humble avis, en vertu du Statut de Rome, la Cour devrait, dans les circonstances qui prévalent en Côte d’Ivoire, s’en remettre à l’actuel processus national et aux mécanismes que les Ivoiriens, collectivement adopteront pour assurer la responsabilisation et la réconciliation relativement aux exactions commises lors de la crise dans ce pays.
42.5. Bien que nous reconnaissions que toute décision d’abandonner des charges pénales puisse être assujettie à l’autorisation des juges, nous sommes convaincus qu’à la lumière des nombreuses informations et analyses à votre disposition, ainsi que des problèmes que nous avons pu identifier dans la présente lettre, votre bureau, Madame le Procureur, est bien placé et équipé pour traiter cette question d’une manière qui va à la fois faire avancer la cause de la Cour et du peuple de Côte d’Ivoire, mais aussi de l’ensemble de l’Afrique.
43. Nous voudrions donc vous demander, Madame le Procureur, de réexaminer l’affaire Laurent Gbagbo et entamer le processus de son retrait ou de son interruption. Nous sommes convaincus que cette option est la meilleure façon pour la Cour de contribuer à la réalisation de la réconciliation nationale et de l’unité, de la stabilité, du redressement et de la responsabilisation de la Côte d’Ivoire, en donnant la possibilité à tous les Ivoiriens de se réunir pour régler leurs différends sans recourir à l’usage des armes.
Veuillez agréer Madame le Procureur, l’expression de nos sentiments distingués.
TRADUCTION:
Olivier K. Bassa
MA Translation Studies (University of the Witwatersrand, JHB, South Africa)
Senior Freelance translator English/French)
Member of the South African Translators’ Institute (SATI)
SATI Membership No: 1003043
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Johannesburg
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