A aucun moment il n’aura esquissé le moindre geste. Statuaire. Muet. Drapé dans un boubou blanc, chaussures vernies de la même couleur, la tête dissimulée par un turban tout aussi immaculé, ne laissant presque rien apparaître de son visage mangé par ses lunettes noires. Pas un mouvement, ou presque. A peine un croisement de jambes. Même lorsque les avocats des parties civiles l’accusent de viol, Hissène Habré, l’ancien président tchadien jugé depuis le mois de juillet à Dakar par les Chambres Africaines Extraordinaires (CAE) taillées sur mesure pour son dossier, reste de marbre.
« A quoi peut-il bien penser ? On se dit parfois qu’en nous entendant égrener ses crimes, il pense à ceux que nous avons ratés, que, sur un point, nous sommes à côté de la plaque », s’interroge Reed Brody, chercheur à l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch (HRW), et l’un des principaux artisans de ce procès historique, le premier d’un président africain déchu devant une cour africaine.
Ces accusations de violences sexuelles, de mises en esclavage de femmes, de prostitution forcée sont pourtant l’une des nouveautés de ce procès où l’accusé doit déjà répondre de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et tortures. Un procès qui est entré dans sa dernière ligne droite. Lundi 8 et mardi 9 janvier, ce furent les plaidoiries du collectif d’avocats représentant les milliers de victimes du régime Habré (1982-1990). Suivront, mercredi, les réquisitoires du parquet. Puis la parole reviendra à la défense, incarnée par des avocats commis d’office par le président du tribunal depuis que l’accusé a refusé de reconnaître la légitimité des CAE, créées sous l’égide de l’Union africaine. Hissène Habré ne participe à son procès que par sa présence silencieuse. Présence d’ailleurs imposée par la force par le président de la cour. Sinon, il ne serait sans doute jamais sorti de sa cellule. Le verdict ne devrait pas être délivré avant la fin du mois de mai.
Exécutions sommaires
Des années de sang du régime Habré, donc, on connaissait son implacable répression des guérillas, certaines soutenues par la Libye de Mouammar Kadhafi, qui menaçaient militairement le pouvoir de celui qui avait conquis lui-même N’Djamena les armes à la main en 1982. Le dossier d’instruction puis les témoignages ont rappelé les épisodes de Faya Largeau, au nord, où, à l’issue d’une bataille gagnée, les troupes d’Hissène Habré ont torturé et exécuté sommairement 150 « prisonniers de guerre » constituant autant de crimes du même nom.
Pour ne pas parler de la répression d’un autre mouvement, les Codos, dans le sud du Tchad, réprimé sans pitié, faisant aussi des victimes civiles et dont l’une des phases les plus sanglantes, en 1984, est gravée dans la mémoire tchadienne sous le nom de Septembre noir. « Au prétexte de reconquérir le sud, il a fait exécuter des milliers de civils. Au prétexte de rééquilibrer les pouvoirs entre les communautés du nord [d’où est originaire Hissène Habré] et celles du sud, il a tué les uns pour faire de la place aux autres », a argumenté maître Delphine K. Djiraibé, avocate au barreau de N’Djamena.
On connaissait aussi la sinistre Direction de la Documentation et de la Sécurité (DDS), créée par Hissène Habré quelques mois seulement après son arrivée au pouvoir, ainsi que son bras armé, en uniforme : la Brigade spéciale d’intervention rapide (BSIR). Les témoins durant les quatre mois d’audience, et maintenant les avocats des parties civiles dans leurs plaidoiries finales, se sont attachés à démontrer que le chef de l’État, chef suprême des armées et ministre de la défense, est responsable des crimes commis par sa police politique. « C’était l’œil et l’oreille du président. Son bien le plus précieux pour neutraliser ses ennemis et se maintenir au pouvoir », a plaidé Alain Werner, avocat au barreau de Genève. « Une machine à avaler les hommes », a résumé l’avocate tchadienne Jacqueline Moudeïna, la « Mère courage » de ce dossier, qu’elle porte à bout de bras depuis une dizaine d’années, parfois au risque de sa vie.
« Tout cela avait été extrêmement bien documenté », rappelle Reed Brody. Il y eut tout d’abord la commission d’enquête tchadienne de 1992. Certes, et ce n’est pas un détail, elle avait été créée par le nouveau maître du Tchad, Idriss Déby, une fois qu’il eut chassé son ancien allié du pouvoir. Quelle liberté l’ancien chef d’état-major d’Hissène Habré pendant Septembre noir a-t-il laissé aux enquêteurs de cette commission ? Mais il y eut aussi le travail colossal abattu par les associations de victimes qui s’acharnèrent à collecter les témoignages, un à un, patiemment, irrémédiablement. Nom après nom de centaines de victimes. Et combien sont morts sous la botte d’Hissène Habré ? On ne le saura sans doute jamais. Le chiffre de 40 000 souvent avancé n’est qu’une extrapolation. Mais il y en eut des milliers. La commission tchadienne en listait plus de 3 800.
Apparition de nouveaux crimes
Il y eut également le volumineux dossier constitué par la justice belge dès novembre 2000 au titre la compétence universelle contre les crimes les plus graves. Les archives de la DDS, trouvées en 1992 par une équipe de Human Rights Watch. Et le travail, en amont du procès, des Chambres africaines exceptionnelles.
Pourtant, le procès a fait apparaître de nouveaux crimes, sexuels ceux-ci. « Quatre femmes ont bravé la honte et brisé le tabou afin que plus aucune ne soit transformée en esclave sexuelle », a souligné Delphine K. Djiraibé. Les avocats des parties civiles ont décrit les violences sexuelles « systématiques » dont les femmes étaient victimes en détention. A tel point qu’ils ont demandé à la cour que les « faits de viols soient immanquablement requalifiés en tant que crimes de guerre et crimes contre l’humanité indépendamment des autres crimes ».
Mais un cas, plus que les autres, a retenu l’attention. Celui de Khadija Hassan Zidane, dite « Khadija la Rouge », qui a révélé, lors d’une audience de la mi-octobre, avoir été violée quatre fois par Hissène Habré en personne. Ce témoignage est quasiment le seul impliquant l’ancien dictateur directement, personnellement, au-delà de sa responsabilité hiérarchique sur les services de sécurité. « Il a planifié les massacres et la répression mais il n’y a pas de “smoking gun” incontestable montrant qu’Hissène Habré a directement tué ou torturé quelqu’un. Sauf Khadija la Rouge », concède un connaisseur du dossier. Les mots de cette Tchadienne montreraient, comme le dit l’avocat William Bourdon, que « ce grand prédateur de l’humanité, ce criminel hors norme (…) met la main à la pâte des tortures et des viols », qu’il est « un grand bourreau » et pas seulement « un criminel de bureau ». Des mots et des accusations qui, à aucun moment, et pas plus que les précédents, n’ont fait vaciller Hissène Habré, muré dans son silence.