Depuis 2001, le pays reçoit des fonds d’une organisation pour financer la vaccination d’enfants dans les pays pauvres. Mais au lieu de servir à la vaccination, l’argent a été massivement détourné par un système de fausses factures. Plus de 3,5 millions de dollars se sont évaporés.
C’est connu : dans les pays où l’État est faible, la corruption se développe et se traduit généralement par des détournements de fonds publics. Il est cependant souvent difficile de saisir la manière dont procèdent les auteurs de ces malversations. L’audit d’un programme développé au Cameroun, et dont Mediapart a pris connaissance, donne une idée du phénomène et des techniques utilisées.
Plantons d’abord le décor : le Cameroun est le 136e pays (sur 175) le plus corrompu du monde, ex æquo avec l’Iran, le Kirghizistan, le Liban, le Nigeria et la Russie, selon le classement 2014 de l’ONG Transparency International. Le niveau des détournements de deniers publics a explosé à partir du milieu des années 1980 pour des raisons politiques et économiques.
Depuis 2001, le pays reçoit des fonds de Gavi Alliance, une organisation créée en 2000 par Bill Gates qui finance la vaccination d’enfants dans les pays pauvres. Se présentant comme un « partenariat public-privé », Gavi, basée en Suisse, regroupe « l’OMS, l’Unicef, la Banque mondiale, la Fondation Bill & Melinda Gates, les gouvernements donateurs, les pays en développement, les agences de développement international et de financement, et l’industrie pharmaceutique », selon son site web.
C’est dans ce contexte que commence l’affaire qui nous intéresse : en 2011, Gavi suspecte une mauvaise gestion des financements donnés à un projet camerounais de « renforcement du système de santé » (RSS), censé soutenir « les performances de la vaccination ». Ce programme est géré par le secrétariat technique du Comité de pilotage de la stratégie sectorielle de la santé, dépendant du ministère camerounais de la santé publique. En jeu : 5 127 026 dollars (4 584 740 euros). L’organisation suisse décide de lancer une enquête : des auditeurs épluchent les comptes tenus de 2008 à 2011 par le secrétariat technique (ST) concerné. Leurs recherches achevées, ils concluent : « La mise en œuvre du programme Gavi RSS […] est totalement incompatible avec les règles élémentaires de bonne gestion quel que soit le référentiel de normes qui puisse être évoqué. » Et pour cause : le montant global des « fraudes, anomalies et irrégularités » est de 3 691 054 dollars (3 300 544 euros), soit 70 % de la somme totale. Ces « insuffisances » proviennent aussi bien du ST central que de ses démembrements installés sur l’ensemble du territoire.
Les enquêteurs ont d’abord identifié une série de dépenses fictives. Ils ont ainsi découvert que le ST déclarait avoir acquis, à plusieurs reprises et à quelques mois d’intervalle, des produits d’entretien en grande quantité : des centaines de flacons de Javel, de liquide vaisselle, de nettoyant pour vitres, d’alcool ménager, de nettoyant pour moquette, de désodorisant, de détartrant pour W.-C., des centaines de savons, de paquets de lessive, des milliers de rouleaux de papier hygiénique, des dizaines de flacons d’adoucissant lessive, etc. « Sauf à faire commerce, il est matériellement impossible de disposer tout ce stock démesuré […] dans les locaux exigus » du ST, soulignent les experts de Gavi dans leur rapport. Ils ajoutent : « Le volume des articles dits achetés […] est visiblement impossible à consommer » par les douze membres du ST, dont les locaux se composent de quatre bureaux et un W.-C. De plus, « l’achat de dizaines de boîtes de lessive en poudre pour machine, y compris de centaines de flacons de liquide vaisselle, ne s’explique pas dans des locaux n’ayant ni cuisine, ni lave-linge, ni lave-vaisselle ».
Dans la rubrique « dépenses » du ST figurent aussi 155 633 euros de cartouches d’encre, dont la majorité (66 %) sont « des encres non compatibles avec les caractéristiques des imprimantes utilisées par le ST ». Là aussi, les auditeurs ont calculé qu’une « telle consommation est impossible et aurait généré, dans le cas contraire, des millions de pages imprimées, ce qui est totalement invraisemblable ». Le ST a d’ailleurs déclaré avoir acheté 2 070 000 feuilles de papier (38 185 euros), alors que le « compteur du seul gros photocopieur du ST affiche 40 000 feuilles consommées » au cours de la période couverte, soit un peu plus de trois ans.
Les enquêteurs se sont en outre intéressés à l’achat de 116 pneus, dont les marques ne correspondaient pas à celles utilisées par les véhicules du ST. « Le volume de pneus commandés […] pour une flotte de 7 véhicules est d’après les concessionnaires automobiles […] rencontrés pour discuter de cette anomalie, difficilement concevable, sauf d’après leurs dires, à détruire immédiatement chaque série de pneus après achat », selon les auteurs de l’audit. Quant aux « véhicules achetés neufs sur fonds Gavi, et encore sous garantie du constructeur », ils ont fait « l’objet de réparations pour des dizaines de millions de FCFA qui n’ont pas pu être justifiées, soi-disant par des garages totalement misérables et non équipés pour ce faire, et pour des montants largement surfacturés si ces prestations avaient été réelles et réalisées auprès des concessionnaires ».
Pour établir toutes ces fausses factures (avec des taux de surfacturation pouvant dépasser 1 600 %), le ST a créé un « réseau de fournisseurs appartenant à un même promoteur », à qui il passe toutes ses commandes, quels que soient les produits ou prestations. Ces fournisseurs n’ont « d’existence que sur du papier administratif » et sont introuvables sur le terrain : le plan de localisation de l’un conduit « tout droit à un cimetière », le numéro de téléphone d’un autre est « un numéro officiel du ministère du tourisme », le plan de localisation d’un troisième « débouche sur un carrefour ». De faux dossiers fiscaux ont été constitués pour ces entreprises fantômes. Des responsables de l’administration fiscale « ont été formels sur le fait qu’il s’agissait d’une vaste entreprise de faux ». Les auditeurs ont par ailleurs retrouvé dans les ordinateurs du ST des preuves de « conception » de la facturation d’activités, « dont on retrouvera finalement dans les justificatifs produits des factures réelles correspondant à l’identique aux facturations conçues dans les ordinateurs ». Il arrive aussi qu’il y ait des dépenses sans justificatif, soit en tout 434 784 euros non justifiés, selon l’audit qui évoque aussi le « caractère erratique du système de suivi comptable et administratif » du ST.
Les auteurs des détournements ont eu recours à une autre astuce consistant à réintroduire « en l’espace de quelques jours, la même facture » mais en inversant « la liste des articles livrés, de l’ordre croissant comme cela a été le cas pour la première facture, vers un ordre décroissant pour la deuxième facture ». Le ST a également utilisé « le fractionnement des commandes », qui lui a permis d’éviter la procédure d’appel à concurrence prévue par le code des marchés à partir de 5 millions de FCFA. De 2008 à 2011, il n’y a ainsi eu aucun appel à concurrence.
De l’argent a servi à « préfinancer » des activités qui devaient en réalité « être prises en charge par le ministère de la santé ». Il n’y a jamais eu de remboursement. Des retraits en espèces ont été en plus effectués pour des activités non répertoriées dans les rapports annuels du ST. Des frais de mission et des per diem ont été versés pour des missions fictives : « Le cas le plus significatif est celui de l’expert financier qui a perçu des frais de mission de 2 480 000 FCFA pour des durées variant parfois entre 10 et 20 jours au cours d’un mois […] alors qu’il n’a jamais été en déplacement pour les motifs évoqués. » Le chef du ST a, lui, reçu plusieurs millions de francs CFA « pour des prestations telles que “Conception d’atelier”, “Supervision d’atelier” […], difficilement justifiables du point de vue matérialité », alors qu’il percevait déjà un salaire non négligeable.
Le même responsable a décidé de tout, en dehors de tout contrôle : le ST a fonctionné « en quasi totale autonomie, sans un contrôle effectif des structures centrales du ministère de la santé publique, et en marge des règles administratives en matière de dépense publique ». Des « erreurs volontaires » ont d’ailleurs été commises dans les totaux des budgets estimatifs transmis par le ST à la Caisse autonome d’amortissement (CAA), l’organisme payeur, sans que personne y voit rien à redire : quand le budget réel était par exemple de 8, celui demandé à la CAA s’élevait à 12… et la CAA décaissait 12.
Les enquêteurs de Gavi n’ont pas toujours eu la tâche facile : le « personnel clé » du ST, dont son chef, s’est montré indisponible de manière « quasi permanente » et a refusé de « répondre à certaines demandes d’éclaircissement ». Des bénéficiaires de paiements du ST « dans le cadre de prestations et marchés dont la matérialité est à l’évidence douteuse » n’ont pas été plus coopératifs. Les auditeurs ont eu l’impression que des pressions avaient été exercées sur certains d’entre eux « pour les empêcher de contribuer » à l’enquête.
À qui les détournements ont-ils bénéficié ? Selon toute vraisemblance, au personnel du ST. Mais pas seulement. Au Cameroun, où il y a un fort clientélisme, le mécanisme de fraude profite en général à tous les échelons de l’administration, remontant jusqu’au plus haut responsable concerné, celui qui a, en l’occurrence, nommé les membres du ST. Les poursuites contre les auteurs des délits sont donc rares. Et lorsqu’il y en a, leur déclenchement et leur conduite reposent sur des critères obscurs, souvent liés au rapport de force dans le système. Malgré les abus avérés et l’engagement des autorités camerounaises auprès de Gavi, ces dernières ne semblent pour l’instant pas avoir initié de procédure judiciaire, selon les informations obtenues par Mediapart.
Personne ne sera étonné d’apprendre que le secteur de la santé est dans un triste état au Cameroun : en 2013, la Banque mondiale a constaté que l’espérance de vie des Camerounais avait baissé d’environ deux ans depuis 1990, alors qu’elle avait augmenté de cinq ans en moyenne dans les autres pays d’Afrique subsaharienne. Entre 1998 et 2011, la mortalité maternelle a presque doublé tandis que des épidémies de choléra ont fait plusieurs centaines de morts ces cinq dernières années.
L’exemple camerounais illustre un autre phénomène : la perversité de l’aide extérieure. Contrairement aux autorités camerounaises, Gavi a pris deux mesures pour éviter que la situation constatée ne se reproduise. D’abord, l’organisation a cessé de verser des fonds directement au Cameroun. C’est désormais l’OMS qui gère l’argent destiné au pays, en attendant que ce dernier ait mis en place des « mécanismes financiers adéquats », explique Gavi à Mediapart, en précisant avoir eu d’autres expériences de mauvaise utilisation de ses financements dans certains des 73 pays bénéficiaires, mais que le cas du Cameroun « reste le plus important en termes de montants ».
L’État camerounais a ensuite dû rembourser à Gavi « la somme contestée », et c’est ici qu’apparaît la folie du système : non seulement cet argent venu de l’extérieur n’a pas servi à améliorer la santé comme il était censé le faire, mais le Cameroun a dû, pour le rendre à Gavi, prélever dans ses caisses des fonds qui, par conséquent, ne serviront pas non plus… à soigner les Camerounais. Ces derniers sont donc doublement punis (voire triplement, puisque l’État camerounais a dû en amont apporter un cofinancement pour pouvoir bénéficier de fonds Gavi). Les citoyens camerounais ne sont cependant au courant de rien : la grande majorité d’entre eux ignore les malversations du ST et le remboursement qui a suivi.
Par Fanny Pigeaud, Médiapart