À 85 ans, l’archevêque honoraire de Douala reste l’une des personnalités les plus écoutées du pays. Et il ne mâche pas ses mots pour dire ce qu’il pense de la situation sociale et politique.
Il a le pas lourd et la silhouette voûtée lorsqu’il nous reçoit sur la terrasse de sa maison, à Douala. À 85 ans, bien qu’à la retraite, le cardinal Christian Wiyghan Tumi, archevêque honoraire de Douala, reste au contact de ses concitoyens. Lesquels se pressent par dizaines à sa porte dès le lever du jour pour recevoir conseils et bénédictions.
Dans son bureau, sa table de travail croule sous une pile de journaux, signe que l’information tient toujours une place importante dans l’agenda quotidien de l’ancien directeur de l’hebdomadaire L’Effort camerounais, fondateur, en 2003, de Radio Veritas.
Celui qui fut le premier cardinal camerounais n’a rien perdu de la verve qui a construit son autorité morale. Sa voix caverneuse reste puissante. Et ses opinions sur la situation sociale, les mœurs politiques et la gestion du pays toujours aussi tranchées.
Jeune Afrique : Malgré la retraite, vous semblez toujours très actif…
Cardinal Christian Tumi : Un prêtre reste toujours prêtre. Je me porte assez bien, je continue donc à aider l’archevêque de Douala en faisant quelques visites pastorales.
Que constatez-vous lors de ces visites ?
Une augmentation de la pauvreté. À Douala, nombreux sont ceux qui ne font pas trois repas par jour ; une partie de la famille s’abstient de petit déjeuner, l’autre de dîner… Et beaucoup d’enfants ne vont pas à l’école parce que leurs parents ne peuvent pas payer les frais de scolarité. Or un enfant qui ne va pas à l’école n’a pas d’avenir. L’État doit tout faire pour veiller à ce que chacun d’entre eux aille au moins à l’école primaire.
Les églises camerounaises sont pleines de chrétiens en prière. Comment expliquez-vous qu’il y ait autant de corruption ?
Les gens ne sont pas aussi loin de Dieu que vous le croyez. Même chez ceux qui nous dirigent, le langage commence à changer. Aujourd’hui, beaucoup parlent de la morale, de l’éthique.
Ils en parlent mais ne l’appliquent pas…
Oui, la corruption a atteint des proportions alarmantes dans notre pays. Cependant, nous, pasteurs, ne devons pas nous décourager, car on trouve des personnes qui écoutent leur conscience. Les autres ne savent pas ce qu’est l’éthique. C’est pourquoi j’ai décidé d’écrire un livre sur l’éthique humaine d’ici à la fin de cette année. Je ne parle pas d’éthique chrétienne ou catholique, mais humaine. La conscience est un maître qui ne se trompe jamais. C’est elle qui dit à chacun de nous d’éviter les mauvaises pratiques.
Pensez-vous que ceux qui représentent le pouvoir politique et administratif soient dans le même état d’esprit ?
Pas tous, je ne suis pas naïf. À ceux-là, en tant que pasteur, je dis : « Si un jour je vais au ciel, ce ne sera pas parce que j’ai eu une vie de prêtre mais parce que j’ai bien fait mon travail de prêtre. » Si chacun fait son travail avec honnêteté et dans le respect des règles, Dieu le bénira.
Quand on est vieux (…) on ne peut plus diriger un pays si jeune et si complexe
Alors que la présidentielle est prévue en 2018, certains cadres du parti au pouvoir demandent au chef de l’État d’annoncer sa candidature et d’anticiper l’élection. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?
Je n’apprécie pas du tout cette façon d’agir. La question est de savoir si ceux qui font ces appels sont sincères ou s’ils ne pensent pas d’abord à eux-mêmes, s’ils ne sont pas tenaillés par l’angoisse de partir, eux aussi, après la retraite du président… Si j’étais à la place de Paul Biya, je surprendrais tout ce beau monde en disant : « C’est fini, je me retire, je ne suis plus candidat ! » Je demanderais que mon parti désigne quelqu’un d’autre pour prendre la relève. Puisque les statuts du parti en question prévoient que son président national en soit le candidat naturel, pourquoi ses partisans le pressent-ils de se présenter ? Je trouve tout ceci étrange. Le bon sens nous fait-il défaut à ce point ? Pourquoi cette peur du changement ?
Tôt ou tard, un nouveau président prendra la tête du pays et appliquera sa politique en fonction de ce qu’il voudra faire du Cameroun. Donc, je n’aime pas ces appels à candidature. D’ailleurs, ils sont en train de diviser leur parti, car d’autres ne sont pas d’accord avec cela.
On parle aussi d’une éventuelle révision constitutionnelle…
Je crois qu’il faut que nous respections rigoureusement la loi fondamentale de notre pays. On ne devrait pas la changer ainsi, au gré d’intérêts politiciens. Par ailleurs, comme le font certaines vieilles démocraties, il faut consulter le peuple par référendum.
Que dites-vous à ceux qui proposent d’organiser une rotation régionale du pouvoir ?
Je ne comprends pas l’intérêt d’une telle idée. J’ai toujours été pour l’objectivité. Quelle que soit sa région d’origine, si un dirigeant gouverne le pays en bon père de famille avec pour unique objectif l’intérêt général, alors il travaille dans l’intérêt de toutes les régions… Je crois en un État fédéral, comportant plusieurs États fédérés avec des gouverneurs élus, et j’ai pensé un temps que la décentralisation irait dans ce sens. Ce n’est pas le cas.
Pourquoi êtes vous contre la candidature de Paul Biya ?
Je ne suis pas contre la candidature du chef de l’État. Mais, voyez-vous, nous avons presque le même âge et, à cet âge-là, quelle que soit son endurance ou sa force physique, on est affaibli. Je ne peux pas faire aujourd’hui ce que je faisais il y a vingt ans. Il m’arrivait de voyager du Cameroun au Nigeria à pied, sans chaussures… Je ne le peux plus ! Quand on est vieux, on peut être de bon conseil, mais on ne peut plus diriger un pays si jeune et si complexe.
Il doit écouter (…) la jeunesse. Sinon, ça finira par exploser
Cela semble être devenu la norme aussi dans l’Église…
Quand nous étions à Rome pour visiter le pape François [en 2014 ; tous les cinq ans, les évêques d’une conférence épiscopale vont à Rome pour rendre compte de la gestion de leurs diocèses], nous avons eu une discussion intéressante sur la démission de Benoît XVI. Le pape nous a dit qu’à un certain âge on ne pouvait pas continuer à gouverner une Église comme l’Église catholique. Il a ajouté qu’il n’aimerait pas que quelqu’un d’autre signât à sa place s’il en devenait incapable, qu’il souhaitait être responsable de tout ce qui portait le sceau pontifical. Nous en avons tiré la conclusion que François, lui aussi, déciderait du moment de se retirer et ne gouvernerait pas jusqu’à sa mort. Il en va de l’Église comme d’un pays : c’est le président qui est élu, pas les ministres, qui pourraient pourtant agir à sa place si le chef de l’État était affaibli.
Dans l’administration aussi, il n’est pas rare de refuser de céder sa place…
Oui, certains ont même falsifié leur état civil, au point d’être plus jeunes que leurs enfants ! Pourtant, c’est bien de se reposer. Je suis très heureux de me reposer.
Je voudrais revenir sur la question de l’emploi : je pense qu’il faut mettre l’accent sur l’apprentissage et la formation professionnelle pour que les jeunes soient capables de créer leur emploi en quittant l’école, car l’État ne peut pas embaucher tout le monde.
Avez-vous confiance dans l’avenir du pays ?
Je ne suis pas du tout inquiet. On avait craint le pire après la démission d’Ahmadou Ahidjo [en 1982]. Mais tout a fini par rentrer dans l’ordre. La tentative de coup d’État en 1984 a échoué. L’armée était là et elle le sera encore pour éviter les dérapages après Biya.
Je souhaite que, sans attendre cette période délicate qui finira par advenir, les Camerounais s’inscrivent dans le dialogue et l’écoute des autres. Il faut travailler dès maintenant à cette question pour éviter que le pays ne sombre dans la violence. Et il faut que le parti au pouvoir ne gouverne pas en pensant qu’il sera là éternellement. Il doit écouter les voix de l’opposition. Écouter la jeunesse. Sinon, ça finira par exploser.