Tant qu’il y aura des dictateurs, les mauvais réflexes d’antan survivront et contamineront les dirigeants des États démocratiques.
François Mazet : A quelles règles obéit donc la présence des chefs d’État africains aux cérémonies d’investiture de leurs homologues d’autres pays du continent ? Comment expliquer que des autocrates s’affichent, sans gêne, au premier rang des invités, là où l’on célèbre une élection démocratique?
Jean-Baptiste Placca : C’est un mélange des genres bien préoccupant pour l’encrage de l’État de droit et de la démocratie en Afrique. La règle devrait être l’émulation saine. Et, pour paraphraser l’adage populaire, qui ne se ressemblent pas ne devraient pas s’assembler. Sur ce continent, certaines nations s’efforcent, depuis un quart de siècle, et parfois bien plus longtemps, de cultiver les valeurs démocratiques, au premier desquelles les élections libres et transparentes. La présence de ces autocrates à la prestation de serment de chefs d’État élus ou réélus dans des conditions incontestables est d’autant plus incongrue que ceux-ci refusent toute démocratie sincère dans leur propre pays. Ce serait désobligeant de donner des noms. Mais ils se sauront se reconnaître.
Mais ils ne viendraient pas, s’ils n’étaient pas invités…
Et pourquoi donc les invite-t-on ? Il y a, à cette question, des réponses avouables, et d’autres, qui le sont moins. Et ceux qui invitent peuvent parfois juste craindre de vexer, en n’invitant pas quelqu’un qui leur a rendu service, un jour ou l’autre.
Il existe, sur ce continent, quelques démocraties irréversibles, qui se consolident depuis parfois trois, quatre décennies. C’est le cas du Botswana, ou même du Cap-Vert. L’on compte aussi des nations plus jeunes, comme la Namibie, constante sur la rampe de la démocratie, depuis son accession à la magistrature suprême. Puis il y a ceux qui, depuis un quart de siècle, ont rompu avec le monopartisme et s’efforcent de progresser, avec des hauts et des bas.
Face à eux survivent quelques despotes endurcis, qui se proclament démocrates, sous le seul prétexte qu’ils se sont ouverts au multipartisme…
…Et qu’ils organisent, tous les cinq ans, des élections…
Oui, mais des élections controversées, auxquelles sont conviées, certes, des opposants, mais des opposants programmés pour perdre, avec une régularité déconcertante. Leurs institutions ont l’apparence de ce que l’on trouve en démocratie, mais dans la pratique, elles ne jouent pas leurs rôles, parce qu’elles sont sous la coupe du tyran, ou carrément entre les mains de personnages soumis, qui obéissent et réagissent comme du temps de la dictature assumée. Certaines de ces régimes sont héréditaires, et ont tous pour particularité de refuser l’alternance, donc la limitation des mandats. Pour eux, la démocratie n’est qu’un théâtre, où chacun joue sa comédie, en faisant semblant, en rusant.
Comment font les démocrates pour marginaliser ceux qui font semblant, sans se les mettre à dos ?
Vous avez touché le point sensible. Il est d’autant moins facile d’affronter ces dinosaures, qu’ils sont, en général, très rancuniers. Au tout début des années 90, certains dirigeants de pays fraîchement touchés par le renouveau démocratique avaient les réflexes élitistes d’un club soucieux de sa pureté. Ils ne voulaient pas être confondus avec les autocrates, et ne se privaient pas d’émettre des réflexions vexantes sur tel ou tel dictateur impénitent. Le Béninois Nicéphore Soglo excellait tout particulièrement en la matière, et ne pouvait s’empêcher de rappeler aux autres qu’ils étaient une anomalie dans le paysage, donc, voués à une disparition certaine.
Mais les anciens, secrètement, s’employaient à tendre de petits pièges à ces démocrates, qui étaient leur mauvaise conscience. C’est d’ailleurs l’accumulation des motifs d’animosité qui a fini par avoir raison de Nicéphore Soglo, battu après seulement un mandat, alors qu’il avait plutôt bien travaillé pour son peuple. Certains dirigeants ont même mobilisé les financements nécessaires pour permettre à l’ancien dictateur Mathieu Kérékou de revenir, pour battre Soglo, en 1996.
Affronter ce qui reste de ces dictatures anciennes est donc toujours risqué…
Oui. Mais le rapport de force s’est inversé. Certes, ces despotes ont, presque tous, le privilège de gros moyens financiers, dont ils se servent pour influencer, déstabiliser ou… acheter. Mais le plus grave est que bien des démocrates, confrontés à une opposition irréductible dans leurs démocraties, sont parfois tentés de se rapprocher des autocrates, qui ont l’expérience et trouveront les mots pour les consoler, sinon les recettes pour vaincre l’adversité. C’est ainsi que renaît, sous nos yeux, ce que l’on appelait autrefois le « syndicat » des chefs d’État africains.
Par Jean-Baptiste Placca – RFI