Il arrive souvent que dans le débat public le poids des grands corps de l’État ou l’influence des grandes directions de l’administration soient pointés du doigt, pour leurs effets pervers. Périodiquement, l’Inspection générale des finances ou la direction du Trésor, pour ne parler que du ministère des finances, sont ainsi périodiquement mises en cause, au motif qu’elles sont deux des principaux piliers du système oligarchique français. Ce qui est assurément exact, mais souvent assez peu documenté. Alors, au bout du compte, leur dénonciation est souvent sans grand effet, car les citoyens ne sont pas en mesure d’appréhender les ravages concrets que ces directions font peser au quotidien sur la vie démocratique de notre pays ; sur la diffusion de cette calamiteuse pensée unique néolibérale qui se propage dans tous les cercles du pouvoir, ne se souciant le plus souvent que des aspects comptables des problèmes, et jamais de leurs versants humains ou sociaux.
C’est l’une des raisons pour lesquelles il faut prendre le temps d’analyser en détail la réforme avortée de l’Agence française de développement (AFD), dont Mediapart a tenu la chronique ces derniers mois (lire La réforme de l’Agence française de développement est abandonnée, La réforme de l’Agence française de développement tourne à la pantalonnade et Aide au développement, climat : l’Élysée se prend les pieds dans le tapis). Car on peut y découvrir, de manière très concrète, l’influence aussi majeure que contre-productive dans un dossier économique pour le moins important, celui de l’aide au développement, de l’une de ces directions, en l’occurrence celle du Trésor. On peut même dire les choses avec beaucoup plus de brutalité, car il n’est pas difficile de l’étayer : la direction du Trésor constitue un véritable danger pour la démocratie.
Veut-on en établir la démonstration, il suffit de se replonger dans l’histoire de l’AFD au cours de ces dernières années, jusqu’à la réforme récente voulue par François Hollande, puis finalement torpillée par la direction du Trésor.
Tout au long des années 2000, l’AFD connaît une très rapide ascension. L’établissement public a pour mission depuis soixante-dix ans de « lutter contre la pauvreté et de favoriser le développement dans les pays du Sud », en même temps que de « favoriser le développement économique et social des Outre-mer » ; et il s’en acquitte à l’époque avec beaucoup de dynamisme, sous l’autorité d’un directeur général entreprenant, Jean-Michel Severino, au moyen « de subventions, de prêts, de fonds de garantie ou de contrats de désendettement et de développement, » qui permettent de financer les programmes convenus avec les pays concernés.
Pendant cette décennie, l’AFD prend donc de plus en plus d’ampleur : son flux de prêts passe d’environ 1 milliard d’euros à 6 milliards en 10 ans. Une formidable progression, qui ne relève en rien d’une fuite en avant. Au contraire, cette ascension est mûrement réfléchie, et repose tout à la fois sur une vision de long terme, et une stratégie clairement définie pour y parvenir. La vision de long terme, c’est celle qui est portée par ce que les experts appellent « les Biens publics mondiaux » : il s’agit, en résumé, de mettre en place à l’échelle mondiale des politiques susceptibles de pallier les défaillances du marché dans des domaines aussi décisifs que la qualité de l’air, la biodiversité ou encore la situation climatique mondiale. Et la stratégie, du même coup, consiste pour l’AFD à sortir de son ancien pré carré, celui de l’ex-empire colonial français, pour se hisser au niveau des nouveaux enjeux planétaires.
Pendant ces années 2000, la direction du Trésor est l’arme au pied. Comme son homologue, la direction du budget, elle est très hostile à cette expansion et préférerait voir l’AFD cantonnée dans le cercle restreint des anciennes colonies françaises. Mais la résistance bureaucratique est à l’époque battue en brèche par le dynamisme de l’agence et de son directeur général.
Mais une fois la page Severino tournée, la direction du Trésor finit par reprendre la main. Et c’est cette tyrannie reconquise qui fonctionne toujours aujourd’hui. Dans les coulisses, c’est plus que jamais la direction du Trésor qui décide de tout, au point, selon plusieurs témoignages, de transformer le conseil d’administration en théâtre d’ombres. Tous les dossiers qui sont présentés aux administrateurs de l’AFD sont visés en amont par le Trésor, qui les expurge, corrige, élimine, en fonction de son bon vouloir. Une fois parvenus en conseil d’administration, les dossiers sont quasiment tous adoptés, dès lors qu’ils sont soutenus par le Trésor.
Exemple : au début de l’année 2016, le dossier de financement d’un projet sénégalais émeut les administrateurs (dont Cécile Duflot) car il implique la création d’une centrale à charbon. Après la COP21 et compte tenu de la communication récurrente de l’AFD sur les vertus « climat » de ses opérations, cela fait mauvais genre. Faut-il rappeler que les centrales à charbon sont responsables de 15 % des émissions de gaz à effet de serre, et sont le premier poste de pollution au monde ? Par comparaison, les avions, c’est 2 %…
Mais non ! Le Trésor et le Budget estiment que c’est un « bon » projet car, si on ne le vote pas, l’AFD perdra 30 millions d’euros. Et ainsi, le projet est adopté. La directrice générale proteste-t-elle ? Non. Elle acquiesce, habituée à obéir aux diktats du Trésor.
Or, cette perte de 30 millions d’euros aurait-elle été imputée au contribuable français ? Non, pour la bonne et simple raison que l’Agence ne travaille pas avec de l’argent public, mais avec les recettes de ses prêts. Autrement dit, si elle fait des pertes, c’est avec « son » argent, et non pas avec celui de l’État. De quel droit le Trésor peut-il donc imposer à l’AFD des décisions de gestion ? La tyrannie qu’il exerce va en tout cas jusque-là.
L’onde de choc du scandale des « Panama papers »
Autre exemple : pour satisfaire à la demande du président de la République d’augmenter de 4 milliards d’euros l’encours des prêts de l’AFD d’ici 2020 (ceux-ci sont aujourd’hui de 8,5 milliards d’euros, cela représente donc une hausse de + 50 %), la direction des opérations de l’AFD a estimé, selon les informations que j’ai pu recueillir, qu’il lui fallait embaucher 144 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires, dès 2016. Car pour faire 4 milliards de plus en 2020 – une gageure très difficile à tenir, sachant que les équipes sont déjà à l’os pour parvenir aux 8,5 milliards actuels –, il faut faire en moyenne + 1 milliard par an, et ce, dès 2016.
Seulement voilà ! Le plan d’embauche est visé par… le Trésor qui estime que, non, 144, c’est trop ! Combien veut-il ? 106 et pas un de plus. Pourquoi 106 ? Parce que c’est comme cela : ainsi en a décidé Bercy ! Et que fait la directrice générale de l’AFD, Anne Paugam ? Elle acquiesce. Sans doute son statut d’inspectrice générale des finances la rend-elle génétiquement bienveillante aux oukases du Trésor, à qui elle donne raison contre ses propres équipes.
Sur quoi le Trésor se fonde-t-il pour estimer que 106 ETP suffiront ? D’après tous les témoignages recueillis : sur rien ! L’AFD a fourni 20 pages de chiffres et d’explications détaillées pour expliquer pourquoi 144 étaient nécessaires. Le Trésor n’a rigoureusement aucune expérience du terrain de l’AFD. Il ignore à peu près tout des pays d’intervention de l’Agence. De même qu’il ignore tout de ce que vivent les équipes. Tout juste la direction du Trésor finit-elle par accepter un délai de grâce pour trancher définitivement sur les effectifs jusqu’en mai prochain, époque à laquelle on saura si le mandat d’Anne Paugam – vivement soutenue par la direction du Trésor – sera ou non reconduite.
Et des exemples de ce type, confinant à l’absurde et révélant les seules logiques comptables qui intéressent Bercy, ceux qui connaissent l’AFD en citent à foison. Une dernière illustration : voici à peine quelques jours, le conseil d’administration a validé le financement d’un nouvel abattoir à Addis-Abeba, alors que les projets similaires financés antérieurement dans la capitale éthiopienne avaient donné lieu à des problèmes de maltraitance animale. Avant le vote, des administrateurs s’en sont donc émus, mais ils n’ont pas été entendus par le comité exécutif qui, le petit doigt sur la couture du pantalon, a transformé le conseil d’administration en chambre d’enregistrement des moindres desiderata du Trésor.
À la lumière de tous ces faits, on comprend donc mieux le malaise perceptible au sein de l’AFD, que ressent l’immense majorité de ceux qui y travaillent. La crise sociale est d’ailleurs publique : la directrice des ressources humaines de l’Agence était, jeudi 7 avril, devant le tribunal de grande instance de Paris, à la suite d’un recours déposé par des syndicats de la maison pour délit d’entrave. L’affaire, qui a été mise en délibéré jusqu’au 12 mai, révèle le climat d’extrême défiance qui prévaut parmi les salariés de l’Agence à l’encontre du comité exécutif.
Ce malaise n’est d’ailleurs pas le seul, car depuis qu’a été révélé le scandale des « Panama papers », tout le monde se demande au sein de ce comité exécutif si des clients de l’AFD, ou de sa filiale, Proparco, n’y sont pas impliqués. Déjà, un article du Monde en 2013 (il est ici) avait intrigué, car il signalait, sans s’y arrêter, qu’une « large part de l’aide publique vers l’Amérique latine » transitait par le Panama.
Mais on comprend aussi, pour les mêmes raisons, la guerre de position qui commence en août 2015, après que François Hollande eut annoncé son souhait d’adosser l’AFD à la Caisse des dépôts et consignations (CDC).
Si le projet a été très mal préparé, annoncé sans la moindre concertation par le chef de l’État, il n’en recueille pas moins, pour des raisons de bon sens, l’assentiment de la CDC et d’une grande majorité des salariés de l’AFD, hormis le comité exécutif de l’Agence. Tout le monde comprend que si l’AFD est intégrée au sein de la CDC et devient sa troisième section, au côté de la section générale, et de la section des fonds d’épargne, cela peut présenter d’immenses avantages, pour les deux établissements. Centrée depuis toujours quasi exclusivement sur la France, la Caisse se doterait ainsi pour la première fois de son histoire d’une section s’occupant des problématiques internationales. Et surtout, ce serait une formidable solution pour l’AFD, pour de nombreuses raisons.
Cela permettrait d’abord de résoudre durablement le problème des fonds propres de l’AFD. En effet, avec environ 3 milliards d’euros de fonds propres (pour un total de bilan de 34 milliards d’euros), l’Agence sature la plupart des contraintes prudentielles qui lui sont imposées par Bâle 3. Par conséquent, il lui est impossible d’augmenter les encours de ses prêts. Or, indépendamment de l’injonction présidentielle des 4 milliards d’euros, c’est très problématique dans un contexte où le paysage des bailleurs internationaux est en pleine recomposition : la Banque mondiale pèse au moins trois fois plus que l’AFD ; la BNDES (brésilienne) est encore plus grosse que la Banque mondiale ; le DIFID britannique et la KFW allemande sont, eux aussi, beaucoup plus gros que l’AFD ; la Banque africaine du développement est en train de se renforcer ; la Chine vient de créer une seconde banque de développement…
Si l’AFD ne grandit pas davantage, elle est condamnée à disparaître à brève échéance. Depuis 10 ans, l’AFD demande donc au Trésor d’augmenter ses fonds propres ; et cela fait 10 ans que Bercy répond invariablement qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses de l’État.
Face à ce blocage, le déclin de l’AFD est programmé, en même temps que l’influence financière de la France à l’international. Et ce déclin semble d’autant plus irréversible que le Trésor est complètement imperméable aux questions de stratégie de moyen terme. Terrible démission d’une direction qui ne croit plus du tout à la fonction régalienne de l’État ; qui ne croit pas à la démocratie représentative ; et qui ne croit pas plus au long terme. À quoi croit-elle ? À sa propre puissance, sorte d’hydre bureaucratique qui vise uniquement la reproduction de son être.
Deuxième avantage de l’intégration de l’AFD au sein de la CDC, sous la forme d’une troisième section, cela permettait d’en revenir à une gouvernance potentiellement plus saine de l’AFD en réduisant le pouvoir de nuisance du Trésor. Et puis, troisième avantage, cela permettait à l’AFD de s’affranchir du carcan de Bâle 3, qui n’est qu’indicatif pour la Caisse. Bâle 3 – et la supervision de la BCE – est aujourd’hui un carcan qui bride toutes les banques, et se montre particulièrement inefficace.
Mais tous ces arguments de bon sens se sont donc heurtés à la résistance farouche de la direction du Trésor. Pour plusieurs raisons. Primo, la CDC n’est pas, de par la loi, sous la tutelle de Bercy, mais elle est placée depuis sa création, en 1816, sous la protection du Parlement. Le scénario de la « troisième section » (où l’AFD serait devenue la section internationale de la Caisse) aurait donc impliqué que le Trésor perde le pouvoir absolu, ou presque, qu’il exerce aujourd’hui sur l’AFD. Or le fait que l’AFD puisse être contrôlée par les parlementaires a beaucoup de sens, puisque ce sont eux (et non pas le Trésor) qui votent chaque année la subvention d’État que l’AFD aura à gérer en plus de ses prêts et qui lui permettent soit de bonifier ses prêts auprès des pays pauvres, soit de faire des dons.
La direction du Trésor, un danger pour la démocratie
Mais aux yeux du Trésor, le contrôle parlementaire, au lieu de constituer une force de rappel démocratique par rapport aux logiques bureaucratiques et technocratiques, est un « risque ». Ce sont des constats qu’aucun haut fonctionnaire de cette direction ne dira publiquement, mais quiconque les a approchés sait que cela se dit beaucoup en cercle privé : pour nombre d’entre eux, le pouvoir politique et les élus sont essentiellement incompétents (la « compétence » étant évidemment le monopole de Bercy), préoccupés exclusivement de faire des cadeaux électoralistes à une population citoyenne pour laquelle Bercy a le plus profond mépris. Aux yeux de Bercy et d’une bonne partie de l’Inspection générale des finances, la démocratie est par nature populiste. Et c’est leur devoir de s’y opposer, dans l’intérêt même du « peuple ». Les fonctionnaires de Bercy, pour la plupart, sont donc sincèrement persuadés que, pour l’intérêt général, il vaut mieux que la forteresse de Bercy garde le contrôle absolu de l’AFD.
Ce fonctionnement oligarchique, fait d’arrogance et de mépris de la démocratie, s’est très fortement renforcé au fil de ces dernières décennies. Jusqu’à la fin des années 1970, certaines grandes directions du ministère des finances avaient encore des règles de fonctionnement respectueuses des principes républicains. Au sein de la direction de la prévision, on trouvait par exemple des fonctionnaires de toutes les sensibilités, des gaullistes jusqu’aux communistes en passant par le PSU. Et il était fréquent que des notes contradictoires sur un même sujet soient adressées à tel ou tel ministre, pour qu’il exerce ses prérogatives d’arbitrage, en étant le mieux éclairé possible.
Mais ce pluralisme-là n’existe plus depuis belle lurette. L’oligarchie de Bercy est maintenant monochrome : plus néolibérale que moi, tu meurs. Et c’est donc de cette évolution que la direction du Trésor est l’emblème ; c’est dans cette direction que l’évolution a été la plus caricaturale. Elle révèle les travers très antidémocratiques qui minent le fonctionnement de l’État. Le poids du Trésor dans toutes les décisions publiques est d’autant plus considérable qu’il a ses agents, même pas secrets, au sommet de l’État, dans tous les lieux du pouvoir qui comptent, jusqu’à l’Élysée. Dans le cas du dossier de l’AFD, un conseiller présidentiel, Jean-Jacques Barbéris, en partance bientôt vers une banque privée (lire Vive Bercy ! Servons la cause ! Servons-nous…), a ainsi très lourdement pesé en faveur de la solution défendue par la direction du Trésor, dont… il est issu !
La direction du Trésor a donc mis toutes ses forces dans cette bataille, tout à la fois pour que la CDC – qu’elle a plusieurs fois cherché à démanteler – ne renforce pas ses prérogatives, et pour que l’AFD n’échappe pas à sa tutelle. Et elle a donc reçu le renfort militant du comité exécutif de l’AFD. Selon mes informations, ce comité exécutif de l’Agence a en effet pris plusieurs mesures pour minimiser les risques que la solution de la « troisième section » ne l’emporte. Il a par exemple interdit à tous les salariés de communiquer avec la CDC en l’absence de deux cerbères mandatés par lui pour faire cette besogne. De ce fait, aucune synergie entre les deux institutions ne peut être explorée pendant de longs mois. Il va jusqu’à encourager les syndicats de l’Agence à faire grève si le scénario de la section l’emportait. Surtout, le comité exécutif sollicite dans le plus grand secret les services d’un cabinet de conseil juridique, Bredin Prat, pour peaufiner les arguments juridiques qui permettront au Trésor de faire obstacle au rapprochement AFD-CDC. Ce qui est tout de même stupéfiant : dans quel univers la haute fonction publique française évolue-t-elle pour qu’un établissement public enrôle des avocats afin de se défendre secrètement des projets… de l’État ?
Dans le même temps, le comité exécutif de l’Agence construit un plan alternatif, celui qui a finalement prévalu dans l’ébauche de la loi Sapin II. Primo, l’AFD entre dans le groupe CDC mais sans le moindre lien capitalistique entre les deux institutions. On donne le siège de président du conseil d’administration de l’AFD au directeur général de la CDC, Pierre-René Lemas mais, compte tenu de ce qu’est le conseil, il ne s’agit que d’un strapontin. Deuxio, le Trésor transforme 2,7 milliards de RCS (ressource à condition spéciale) en fonds propres pour permettre à l’AFD d’accomplir la hausse des 4 milliards de prêts supplémentaires exigée par l’Élysée. Tertio, il est prévu la mise en place d’un fonds de 500 millions gérés en commun par la Caisse et l’AFD.
Comme Mediapart l’a déjà chroniqué, ce plan constitue donc un faux rapprochement qui permet de donner l’illusion que la demande élyséenne a été satisfaite tout en la court-circuitant. Surtout, il permet au Trésor de garder la mainmise sur l’AFD. Enfin, il ne résout en rien le problème de fonds propres de l’AFD. L’ajout de 2,7 milliards permet juste de franchir la marche des 4 milliards, rien de plus. Ce qui veut dire qu’en 2020, l’AFD sera revenue au point de départ qui était le sien aujourd’hui : elle ne pourra plus grandir. Enfin, ce scénario maintient l’AFD dans le cadre de Bâle 3, ce qui lui occasionnera tous les deux ans plusieurs millions d’euros de frais pour répondre aux questionnaires de la BCE, des milliers d’heures de travail inutile, etc.
On s’étonnera peut-être que le Trésor se permette de passer outre les injonctions de l’Élysée. En réalité, c’est monnaie courante : le Trésor s’estime au-dessus du calendrier politique de l’Élysée. La démocratie est une apparence qu’il s’agit de conserver, tout en poursuivant l’agenda propre du Trésor. Plusieurs députés se plaignent d’ailleurs des mensonges du Trésor, qui transmet parfois des chiffres erronés aux parlementaires, leur fait des promesses qu’il ne tient pas. Exemple : le Trésor a promis aux députés qui siègent au conseil d’administration de l’AFD que les recettes de la taxe sur les transactions financières seraient affectées à l’Aide publique au développement, c’est-à-dire qu’elles abonderaient la part de don budgétaire que gère l’AFD. Aujourd’hui, les députés se doutent que ce ne sera pas le cas, et que cette promesse était juste destinée à les amadouer.
À l’issue de l’arbitrage élyséen de janvier, deux questions restaient en suspens : par quel processus législatif le faux rapprochement serait-il finalisé ? Qui succéderait à Anne Paugam, à la fin de son mandat ? Le processus législatif suscitait une grande crainte au Trésor et à la direction de l’AFD : les députés seraient capables de remettre le plan de la section en débat. Six mois de pièges, de mensonges et de coups tordus dans les couloirs de la bureaucratie française, destinés à empêcher le triomphe de la CDC, risquaient d’être anéantis par l’incompétence des députés. Il fallait donc tout faire pour les en empêcher. Aux yeux du Trésor et du comité exécutif de l’agence, la démocratie, c’est avant tout un risque législatif qu’il convient de circonscrire au plus près. Et puis, les députés auraient sans doute eu tendance à privilégier la Caisse, sur laquelle ils ont un droit de regard. Là encore, Bercy est parvenu à ses fins en persuadant l’Élysée de renoncer à la procédure législative. Le non-rapprochement sera donc entériné, sans même avoir été discuté par la représentation nationale.
Quant à la succession d’Anne Paugam, elle constitue l’ultime bataille dans cette histoire. Pierre-René Lemas a tenté de faire valoir qu’il souhaitait pouvoir exercer un veto sur la nomination de la direction générale de l’AFD. Ce point aurait pu figurer dans la loi ou, au moins, être débattu par les députés. Nouveau danger ! Heureusement pour le Trésor, il n’y aura pas de débat parlementaire : le mode de désignation du directeur général de l’AFD restera à la discrétion de l’Élysée, sans que la Caisse n’ait son mot à dire. À moins que cela ne soit précisé autrement dans la convention entre l’AFD et la CDC, qui se substituera à la loi. Gageons que la convention, rédigée par les soins de la direction de l’Agence et sous l’œil attentif du Trésor, ne mentionnera aucun droit de la Caisse sur la nomination du directeur général de l’AFD.
Bref, tout se combine et s’emboîte. Au pays de la monarchie républicaine, le chef de l’État peut annoncer une réforme importante, sans la moindre concertation préalable, sans que ses enjeux et ses modalités ne soient au préalable soupesés. Au pays de l’oligarchie, la haute administration de Bercy peut ensuite tout faire selon son bon plaisir, en ne se souciant que des aspects comptables des choses, dans le plus souverain mépris des prérogatives des élus de la Nation. C’est de cela d’abord que témoigne tristement le dossier de l’AFD : de l’extrême anémie de notre démocratie.
Source : mediapart.fr