Le Professeur Achille Mbembe, philosophe, historien et politiste, l’un des principaux théoriciens du postcolonialisme, vit aujourd’hui entre les États-Unis et l’Afrique du Sud où il enseigne à l’Université de Witvatersrand (Johannesbourg), et dit notamment:
Le « gouvernement par la négligence » est la satrapie. Plus le satrape est rattrapé par le poids de l’âge et la loi de la mortalité, plus il s’agrippe au pouvoir et se recroqueville sur ses jouissances privées. C’est parce que les gérontocrates ont peur du trépas. Ils ne veulent pas passer la main. Ils veulent pouvoir régner outre-tombe. (…) Dans les conditions actuelles, je suis plus utile au Cameroun et à l’Afrique dehors et vivant plutôt qu’à l’intérieur, fou, en prison, ou dans une tombe envahie par la broussaille”.
Certains thuriféraires et réactionnaires acquis au régime dictatorial en place au Cameroun depuis 34 ans assimilent cette forme de lucidité à un manque de courage, occultant volontairement le fait que l’utilité sociale et citoyenne se mesure dans notre monde intégré à l’aune de notre contribution réelle et active à l’émancipation de masse.
C’est cela l’inestimable apport à la postérité d’un grand penseur comme Achille Mbembe. Qu’il en soit remercié de son vivant.
Joël Didier Engo,
Président du CL2P
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L’intégralité de l’interview parue dans le quotidien MUTATIONS ce matin… accordé aux journalistes Boris Bertolt et Georges Alain Boyomo)
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la société camerounaise ?
Ce ne peut être qu’un regard solidaire et compatissant. Comme beaucoup d’autres, je ne vis pas ici, mais je suis de ce pays. C’est ici que je suis né. Tous mes ancêtres sont d’ici.
Je dois ajouter qu’à mes yeux, l’ancestralité n’est pas d’abord une affaire de descendance biologique, d’ethnicité, encore moins de couleur de peau. Elle est une parenté que l’on choisit en référence à un certain nombre d’idéaux partagés avec d’autres – idéaux qui nous animent et nous redonnent constamment du souffle quelque soit le lieu où l’on se retrouve.
Mais mon regard sur le Cameroun est aussi le regard critique de quelqu’un dont l’horizon est, non pas son village d’origine, mais le monde en général. Or, vue à l’aune du monde, notre société présente toutes les caractéristiques d’une société bloquée. On a l’impression que quelque chose de très profond s’est cassé ici au cours des trente-quatre dernières années de gouvernement par la négligence et l’abandon, et que ce pays a fait l’objet d’un très grave déraillement.
Depuis 1982, nous ne tournons pas seulement en rond, englués dans la fange. Nous faisons du sur place, les jambes en l’air et la tête en bas. Des pays africains disposant de moins de ressources que nous, et qui, à la fin des années 1970, étaient derrière nous, sont passés devant nous. Les statistiques les plus fiables indiquent qu’il n’y a pratiquement aucun secteur ni de la vie économique, ni de la vie sociale et culturelle où des progrès véritablement significatifs aient été réalisés au cours des trente-quatre dernières années.
Le bilan est donc calamiteux, le gâchis énorme, et il faudra des décennies pour nettoyer les écuries. Tant d’années d’incurie et de brutalité ont fini par produire une classe politique sourde, aveugle et parasitaire. Aujourd’hui, elle domine sans concessions une société apparemment avachie et dépouillée de toute volonté de résistance. Pour ceux d’entre nous qui avons un tant soit peu circulé dans le reste du monde, tout cela est franchement hallucinant et tout à fait incompréhensible.
Des appels se multiplient en faveur d’une modification constitutionnelle en vue d’une élection anticipée, et par là une énième candidature de Monsieur Biya, au pouvoir depuis 34 ans. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Mathias Éric Owona Nguini appelle cela « le gouvernement perpétuel ». Le terme qui caractérise le mieux ce mode de « gouvernement par la négligence » est la satrapie. Plus le satrape est rattrapé par le poids de l’âge et la loi de la mortalité, plus il s’agrippe au pouvoir et se recroqueville sur ses jouissances privées. C’est parce que les gérontocrates ont peur du trépas. Ils ne veulent pas passer la main. Ils veulent pouvoir régner outre-tombe.
Pour le reste, les techniques éculées que vous évoquez ont été mises en place à l’époque d’Ahmadou Ahidjo même si le régime actuel en a largement abusé – la vacuité des motions de soutien, les interminables marches vagabondes dans les rues, les scrutins inutiles aux résultats connus à l’avance, le bourrage des urnes, l’embrigadement des corps, la dérégulation des instincts et le viol des esprits, la caporalisation de pans entiers de la société et le larbinisme généralisé.
Plus d’un demi-siècle après notre indépendance, nous en sommes toujours là et presque rien n’a bougé. Ce mode de gouvernement par les instincts a fini par produire un spécimen d’homme tout à fait corrompu, veule, peureux et servile.
Cette sorte d’homme sans foi ni loi est désormais en chacun de nous, et c’est cela qui fait à la fois notre tragédie et la force de ce régime. Il a face à lui une masse apparemment malléable de figurines créées à son image, qu’il peut sans aucun risque compromettre moralement, souiller à volonté et soumettre périodiquement à toute forme de gymnastique, à n’importe quel moment et sous n’importe quelles conditions.
Tant que nous resterons prostrés dans cette sorte de vie parasitaire, incapables de nous mettre debout et de lui faire payer à un prix très élevé ce genre d’abus, rien ne changera.
Comment un pays avec autant de potentialités a-t-il fait pour se retrouver à ce stade?
On en est là pour une raison historique. Entre 1948 et la fin des années 1950, le Cameroun avait le choix entre deux trajectoires pour son développement historique.
Il y avait, d’un coté, une trajectoire nationaliste incarnée par le mouvement upéciste, et de l’autre une trajectoire de la compromission représentée par le bloc aujoulatiste. Face au pouvoir colonial, ce bloc aujoulatiste avait choisi une stratégie tout à fait collaborationniste. Il considérait la colonisation comme un bienfait, se pâmait devant la supériorité affichée des blancs, et ne voyait aucune honte à adhérer à l’idéologie de l’infériorité raciale ou à adopter, face aux dominants, une éthique de la servilité.
Avec la liquidation des grandes figures du nationalisme camerounais (Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Castor Osendé Afana, Ernest Ouandié), l’aujoulatisme a triomphé et exerce, depuis les années 1970, une hégémonie sans partage sur la culture politique, les institutions publiques et la vie sociale de ce pays.
On en est donc là parce que l’esprit de défiance des Camerounais a finalement été dompté. Les deux régimes d’Ahmadou Ahidjo et de Paul Biya constituent les deux faces de cette même matrice aujoulatiste.
Que devrait-on faire pour s’en sortir?
Nous ne passerons pas à une autre phase de notre histoire si nous ne construisons pas, sciemment et méthodiquement, la rupture d’avec l’aujoulatisme. Ceci requiert un énorme travail culturel, intellectuel, politique et artistique qui lui-même passe par une reprise critique de notre mémoire. C’est donc le « disque dur » de ce pays et sa matrice qu’il faut changer.
Ceci dit, il serait facile, voire irresponsable de parler dans l’abstrait d’action directe, de contre-violence, de soulèvement radical, voire d’insurrection armée.
D’un coté, rien de tout cela n’est facile, à supposer qu’il existe des forces sociales prêtes à se sacrifier pour une telle option. De l’autre, un scénario à la Boko Haram (c’est-à-dire une violence fanatique, aveugle et sectaire, nihiliste et sans but politique émancipateur) est tout à fait possible, surtout après des décennies d’une dictature vermoulue.
Sinon, la sortie sera préparée, faute de quoi elle sera ratée. Deux types de sorties sont envisageables. La première est une sortie de l’intérieur. Avec la mort inéluctable du satrape, elle aura de toutes les façons lieu, et il vaudrait mieux que l’on s’y prépare dès aujourd’hui. Elle conduira sans doute à la reconduction pure et simple, sinon à la radicalisation de l’aujoulatisme. Car au sein de l’establishment actuel, il n’y a en effet personne qui soit porteur d’une vision alternative de l’avenir de ce pays. À l’heure où je parle, il n’y a pas l’ombre d’une réflexion conséquente à propos des nécessaires transformations à opérer une fois que la page aura été tournée. Absolument rien de tout cela.
Le deuxième type de sortie, à savoir la rupture avec l’aujoulatisme, est une affaire de long terme et nécessite la mise en place d’un véritable mouvement social et historique.
Il suppose un énorme travail d’invention de nouvelles organisations de masse, d’éducation politique des gens, d’expérimentation avec une culture politique alternative, de nouveaux arts et langages de la dissidence, d’autres formes de leadership. Ce type de travail à long terme requiert de monter les solidarités trans-ethniques sans lesquelles rien ne peut être accompli sur le plan national ; de soutenir à fonds ceux et celles qui auront pris des risques ; de rechercher patiemment les appuis internationaux nécessaires pour le combat ; de se faire une idée suffisamment précise de ce par quoi on va remplacer ce qui doit être détruit. Tout cela exige travail, organisation, discipline, et des forces sociales prêtes à s’y investir.
Aujourd’hui, le pays fait face à la menace islamiste Boko Haram. A-t-il les capacités de mener une guerre sur le long terme?
Tout dépend de la sorte de guerre qu’il entend mener et de la sorte d’adversaire qu’il a en face de lui. Puisqu’il s’agit d’une espèce d’hydre aux mille tètes, on ne peut couper celles-ci qu’en tissant des alliances sur le plan sous-régional.
Mais plus cette guerre dure, plus elle saignera les finances publiques. Pour minimiser les risques d’expansion de ce type de terrorisme à l’avenir, il faut mettre en place une véritable politique d’aménagement du territoire. Les terres touchées par Boko Haram sont parmi les plus déshéritées du pays. Elles font face à une triple crise démographique, alimentaire et écologique dont l’impact est transfrontalier. Tant que cette crise n’est pas résolue, on peut se débarrasser de Boko Haram aujourd’hui, mais demain surgiront, sur les mêmes lieux, d’autres formations de la violence.
Pensez-vous que le pouvoir politique en place cherchera à obtenir des gains politiques de cette guerre?
Si gains politiques partisans il y a, ils seront marginaux, du moins sur le long terme. La priorité est de débarrasser la sous-région d’une structure nihiliste de la violence sans but émancipateur. Mais comme dans toutes les impasses de ce genre, le plus difficile, c’est dans les esprits. On ne peut pas vaincre cette sorte d’idéologie nécropolitique avec des bombardements à haute altitude.
Il faut s’attaquer aux conditions structurelles qui agissent comme un terreau d’accueil à ce genre d’idéologie. Or, le gouvernement par l’abandon, la négligence et l’indifférence est un des facteurs à l’origine de ce genre de mouvement. La corruption aussi, sans compter le sectarisme et l’ethnicisation forcenée de l’État et de la bureaucratie.
L’Extrême-Nord du Cameroun présente aujourd’hui l’image d’une région coupée du reste du Cameroun. Pensez-vous que les plaies provoquées par cette crise pourront être pansées ? Et quelles sont d’après-vous les dispositions à prendre?
Ce dont on a besoin, c’est d’une véritable politique septentrionale qui tiendrait en compte les spécificités des trois bassins du Tchad, de la Bénoué et de l’Adamaoua et leur caractère transfrontalier.
L’avenir de ces trois bassins exposés au terrorisme dépend d’une transition méthodique vers une économie fondée sur de nouveaux facteurs écologiques. Je pense en particulier à l’eau, l’énergie solaire, le reboisement, mais aussi au tourisme et, de manière générale, à une réforme agricole et foncière de grande ampleur.
Des rumeurs font de plus en plus état d’une relance de l’Opération Epervier. Quel regard portez-vous sur ces arrestations présentées comme s’inscrivant dans le sillage de la lutte contre la corruption?
Le problème est que dans cette affaire, l’actuel régime est à la fois juge et partie, et il n’est pas certain que la justice soit indépendante. En fait, si elle l’était véritablement, toute la classe politique actuelle serait en prison, à commencer par le Chef de l’État.
Dans ce cas comme dans celui d’autres pays africains, il faut mettre en place l’équivalent, pour les affaires de corruption, du Tribunal International de la Haye.
Parmi les personnalités interpellées dans le cadre de cette opération figurent des anciens caciques du parti au pouvoir. Pensez-vous qu’ils constituent des alternatives sérieuses pour le changement?
Avant de songer à diriger le pays, que ces personnalités se défendent d’abord devant des tribunaux indépendants.
Que pensez-vous de l’opposition camerounaise et que doit-elle faire pour se régénérer?
Elle n’a pas encore épuisé toutes les possibilités de mettre ce régime en difficulté. Pour y parvenir, elle doit travailler ensemble autour de quelques objectifs minimum et d’intérêt commun et le faire en amont. Pour le moment, elle est réactive. Elle n’est pas offensive.
Évidemment, son espace de respiration est restreint. Elle doit, à titre d’exemple, lutter pour pouvoir tenir librement ses meetings sans être harcelée par un service national de police malheureusement transformé en police politique.
Mais la répression n’explique pas tout. Avec beaucoup d’imagination et une organisation systématique, elle pourrait par exemple transformer chaque arrestation et détention arbitraire en véritable champ de mine pour le gouvernement.
Il y a maintes actions d’envergure qui peuvent être initiées, et que la machine répressive, aussi brutale soit-elle, ne serait guère en mesure d’endiguer. Je ne dis pas que ce régime tombera du jour au lendemain comme un château de cartes. Mais il n’est pas invincible.
On assiste aujourd’hui à l’émergence d’une nouvelle dynamique portée par des jeunes partis politiques. Y-a-t-il un espoir?
Pour que cette nouvelle dynamique prenne corps, il faut absolument que l’opposition apprenne à travailler ensemble. Il est clair, par exemple, qu’avec une élection présidentielle à un tour de scrutin, lancer plusieurs candidats dans l’arène est le moyen le plus sur de perdre. Le plus rationnel est de se mettre d’accord sur une candidature unique et sur un programme transitoire de gouvernement. Celui-ci inclurait les réformes constitutionnelles essentielles.
Sur le plan théorique, il est relativement facile de prendre le pouvoir. La question est de savoir ce que l’on entend faire avec le pouvoir une fois qu’on l’a pris. Il ne sera guère facile de réanimer ce pays une fois ce régime mis en terre.
De véritables travaux d’Hercule seront nécessaires et dans tous les domaines : la réforme de la Constitution, la réforme de l’État et de la dés-ethnicisation de la bureaucratie, une nouvelle politique économique d’envergure sous-régionale, la décentralisation et la régionalisation, une nouvelle politique anglophone et septentrionale, une nouvelle politique des infrastructures, la réforme de l’enseignement, une nouvelle carte sanitaire, la réforme de l’armée, une autre politique de la culture, des arts et des sports, une autre forme de la présence camerounaise dans les instances internationales. Tout, ou presque tout, est à reprendre.
On entend de plus en plus au Cameroun : « Nous sommes fatigués des intellectuels, il faut de l’action ». Que pensez-vous de ces affirmations?
Les situations bloquées – comme la notre – sont propices à l’émergence de toutes sortes d’imposteurs, zélotes et autres vendeurs d’illusions. Ils ne sont ni des experts, ni des techniciens, mais des idéologues. Du reste, la plupart ne savent généralement pas de quoi ils parlent.
La vérité est que dans des situations comme la notre, les actions irréfléchies mènent inévitablement à la catastrophe. Nous avons affaire à quelque chose de très profond et de systémique, qui requiert non seulement intelligence et savoir-faire, mais aussi une bonne dose de sagesse et de sens commun. Pour dénouer les impasses dont nous héritons et remettre ce pays sur les rails, nous aurons besoin d’une énorme masse d’expertise technique.
Que vous inspire le fait que sous le régime de Paul Biya, la plupart des créateurs de valeurs soient systématiquement contraints à l’exil et présentés à l’opinion publique comme de vulgaires personnages?
Cela ne date pas d’aujourd’hui. Voyez ce qu’ils ont fait de Ruben Um Nyobè, Félix Moumié, Ernest Ouandié, Osendé Afana, Mongo Beti, Engelberg Mveng, Jean-Marc Ela et plusieurs autres. Voyez comment, aujourd’hui, ils traitent Richard Bona, Célestin Monga et tant d’autres. Tout ceci témoigne du niveau d’hébétude dans lequel la brutalité ambiante a plongé cette malheureuse nation.
Enfin, comptez-vous un de ces jours revenir vous installer au Cameroun?
Dans les conditions actuelles, je suis plus utile au Cameroun et à l’Afrique dehors et vivant plutôt qu’à l’intérieur, fou, en prison, ou dans une tombe envahie par la broussaille.
Entretien réalisé par George Alain Boyomo et Boris Bertolt