Il pleure en silence, caché entre deux camions, à l’abri des regards. Roland est incapable d’articuler un mot. Il tente en vain d’essuyer les larmes qui perlent sur ses joues, se mouche bruyamment et recommence à pleurer de plus belle, sans honte : « Je les ai vus avant, parvient-il enfin à dire. Deux minutes plus tard – non, quelques secondes plus tard – ils étaient ensevelis par la terre. Ils criaient “sauvez-moi, sauvez-moi”. » Roland, 29 ans, est manœuvre sur le site de réhabilitation du stade omnisports Ahmadou-Ahidjo de Yaoundé, du nom du premier président du Cameroun indépendant. « J’ai vu un de mes potes du chantier mourir sous mes yeux. »
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Jeudi matin 12 mai, vers 9 heures, un éboulement de terrain a surpris trois employés d’Arab Contractors, l’une des sociétés chargées de la réhabilitation du plus vieux stade du Cameroun. Ils étaient occupés à la construction d’un second tunnel souterrain donnant accès à la tribune présidentielle. « Il a plu hier [mercredi]. Ce matin, l’un des quatre employés qui devaient travailler au coffrage de ce tunnel a dit à l’Arabe [un contremaître égyptien] que le mur allait s’effondrer, jure un employé qui a souhaité garder l’anonymat. L’Arabe lui a dit qu’il devait travailler sinon il serait renvoyé. Il a refusé d’obéir. Les trois autres ont continué à travailler et c’est ainsi que la terre les a engloutis. J’étais à quelques mètres. Je me suis enfui. »
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Bouba Souaré a été complètement englouti. Ses deux collègues l’ont été jusqu’au niveau de la taille pour l’un et des épaules pour l’autre. Les ambulanciers et sapeurs-pompiers appelés au secours ont tardé à arriver. Quelques employés courageux ont bien tenté de les sauver. « Nous avons commencé par retirer de la terre à la pelle, raconte un plombier. Nous nous sommes rendu compte que c’était dangereux, qu’on pouvait les blesser. Nous avons continué avec les mains. Les secours sont arrivés après plus de trente minutes. Il était trop tard. [Bouba] Souaré était déjà mort. » Les deux autres, grièvement blessés, ont été conduits à l’hôpital de la Caisse nationale de prévoyance sociale, non loin du stade.
Chinois chassés au profit des Egyptiens
Approchés, les responsables d’Egis-Cameroun, la société maître d’œuvre des travaux du stade omnisports et des annexes 1 et 2, n’ont pas voulu s’exprimer. Ils ont tout d’abord programmé un point presse avant de se défiler au dernier moment, évoquant une réunion de crise avec le ministre des sports. Sur le stade construit en 1972 et choisi pour accueillir la Coupe d’Afrique des nations (CAN) de football féminin du 19 novembre au 3 décembre 2016, les employés se plaignent des conditions de travail. « Nous travaillons parfois plus de 10 heures par jour. Nous touchons moins de 2 000 francs CFA par jour (3 euros). Tous les employés n’ont pas d’équipement de protection individuelle, détaille Thierry, en nous montrant ses mains parsemées de blessures. Lorsque les Chinois sont partis, on pensait que notre situation allait changer. On s’est trompés. »
Le gouvernement camerounais avait d’abord confié les travaux de réhabilitation du stade, d’une durée prévue de huit mois et estimés à plus de 20 milliards de francs CFA (30,5 millions d’euros), à un consortium chinois emmené par Syno Hydro. Cependant, trois mois après le premier coup de pioche en novembre 2015, l’état d’avancement a été jugé très insuffisant. Le marché a été retiré aux Chinois et confié aux Égyptiens d’Arab Contractors. « On pense que les travaux seront terminés au 30 juin moyennant deux semaines de retard pour la peinture », confiait début mai Trabelsi Larbi, chef de mission d’Egis-Cameroun, dans les colonnes des journaux locaux.
Tombeau à ciel ouvert
Pour les employés, le drame du jeudi 12 mai pourrait conduire les patrons égyptiens à changer leurs méthodes. « C’est peut-être lui [Bouba Souaré] qui sera notre martyr, estime Thierry. Son décès va pousser le gouvernement à regarder nos conditions de travail au lieu de se fixer sur ce maudit délai. Cette CAN nous tue à petit feu. Que dira la FIFA ? Il y a eu un mort et deux blessés très graves. Ce n’est pas tout. Un employé chinois est tombé et s’est fendu le visage mercredi. Ce site est un tombeau à ciel ouvert. » L’éboulement n’a pourtant pas interrompu les travaux, qui se poursuivaient ailleurs sur le chantier pendant les opérations de secours.
Par Josiane Kouagheu (contributrice Le Monde Afrique, Yaoundé) – LE MONDE