Pas question, pour la France, de lâcher son emprise sur la Côte d’Ivoire, ancienne « colonie modèle » où elle conserve d’importants intérêts économiques et militaires. Le procès de l’ex-président Laurent Gbagbo devant la Cour pénale internationale révèle l’implication et les manœuvres de Paris. Premier volet de notre enquête sur ces troubles relations.
Le procès de l’ex-président Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé, jugés à La Haye pour crimes contre l’humanité depuis janvier 2016, reprend ce mardi 30 août après plusieurs semaines d’interruption. Le procureur et la Cour pénale internationale (CPI) sont de plus en plus critiqués sur la conduite des audiences et les impasses béantes de l’enquête. Dernier exemple en date : l’audition du treizième témoin à charge n’a pas porté chance au procureur. Lors de son audition, P.0321, de son numéro de matricule CPI, a contredit la thèse de l’accusation et révélé des éléments embarrassants sur l’action de la France en Côte d’Ivoire, comme l’avait fait avant lui Mohamed Sam Jichi, dit « Sam l’Africain » (lire notre précédent article). P.0321 partageait d’ailleurs avec ce dernier la particularité d’être un « insider », un témoin de l’intérieur : il était commandant de gendarmerie sous la présidence de Laurent Gbagbo.
Avant d’aller plus loin, rappelons brièvement que Gbagbo et Blé Goudé sont accusés d’avoir élaboré un « plan commun » pour permettre au président de rester au pouvoir. Et d’avoir, dans ce cadre, fait la chasse aux opposants sur des critères ethniques et religieux, en ciblant nordistes et musulmans, soutiens supposés naturels du challenger de Laurent Gbagbo lors de l’élection présidentielle de novembre 2010, Alassane Ouattara.
Le procureur affirme que Gbagbo est responsable de la mort d’au moins 167 personnes lors de quatre événements : la répression, le 16 décembre 2010, d’une marche de partisans de Ouattara qui visait officiellement à prendre le contrôle de la radio-télévision publique à Abidjan ; la répression d’une manifestation de femmes pro-Ouattara le 3 mars 2011 à Abidjan ; une attaque au mortier sur un marché à Abidjan le 17 mars 2011 ; une série de meurtres après l’arrestation de Gbagbo, le 11 avril 2011, dans la commune de Yopougon, à Abidjan.
Lors des premières auditions des témoins de l’accusation, les juges ont eu droit à des récits souvent incohérents ou à décharge pour les accusés. Le même scénario s’est répété avec le deuxième volet de ces audiences, qui s’est achevé mi-juillet sur l’audition de P.0321. Ce dernier était l’un des témoins les plus importants du procureur, en raison des hautes fonctions qu’il a occupées. Bien qu’il ait témoigné sous anonymat, il a été très vite identifié par de nombreux Ivoiriens comme étant le commandant Jean-Noël Abehi.
Très respecté au sein de la gendarmerie sous Gbagbo et par l’opinion publique en général, Abehi a été entendu par la CPI dans des conditions spéciales. Resté jusqu’au bout loyal à Gbagbo, il a été arrêté en 2013 au Ghana, où il s’était exilé après l’arrestation de l’ex-président, le 11 avril 2011. Il a été extradé en Côte d’Ivoire, où il est depuis en détention : l’officier a été condamné en 2015 à cinq ans de prison pour « désertion ».
Jean-Noël Abehi n’a pas fait le voyage jusqu’à La Haye, mais a été entendu par vidéoconférence par les juges de la CPI depuis un camp militaire à Abidjan, après avoir été extrait de son centre de détention. Que peut valoir le témoignage d’un homme privé de liberté depuis cinq ans dans un pays dirigé par les adversaires des accusés et où il y a régulièrement des violations des droits de l’homme ?, pouvait se demander avec raison le public (notre précédent article ici).
Le militaire a cependant résisté à la pression du contexte, ruinant les espoirs du procureur. Les éléments qu’il a apportés pendant son audition ont été favorables aux deux accusés. L’officier de gendarmerie a notamment expliqué que la marche du 16 décembre 2010 – l’un des événements retenus par le procureur contre Gbagbo – n’était pas pacifique, contrairement aux affirmations du procureur. Il y avait des combattants pro-Ouattara armés mêlés aux manifestants, a-t-il dit. La défense a profité de son témoignage pour diffuser une vidéo, visible sur Internet, montrant Jeannot Ahoussou Kouadio, actuel ministre sans portefeuille de Ouattara, qui fait des confidences à des interlocuteurs non identifiés : il leur révèle qu’il y avait « 300 jeunes gens bien conditionnés, bien formés » dans cette manifestation du 16 décembre. « C’était avec eux qu’on devait aller libérer la télé, donc c’étaient pas des femmelettes », précise-t-il en riant.
La défense a aussi projeté un reportage vidéo datant du 13 décembre 2010 : on y voit cette fois Guillaume Soro, ex-chef de la rébellion des Forces nouvelles pro-Ouattara et actuel président de l’Assemblée nationale, demandant à ses forces armées de se préparer pour la marche.
Comment les militaires français ont aidé Ouattara
P.0321/Jean-Noël Abehi a par ailleurs raconté les embuscades tendues par des combattants pro-Ouattara et dans lesquelles de nombreux gendarmes et policiers ont été tués à Abidjan, très vite après le second tour de l’élection présidentielle de novembre 2010. Il a fourni des indications sur les armes lourdes utilisées par le camp Ouattara. En 2011, la « communauté internationale » avait parlé de celles de l’armée régulière dépendant alors de Gbagbo, mais jamais de celles de l’armée créée par Ouattara.
Abehi a en plus balayé l’assertion du procureur selon laquelle Gbagbo avait tout organisé autour de lui sur des critères ethniques. La défense de l’ex-président lui a demandé l’origine ethnique et géographique de toute une série de hauts responsables militaires sous Gbagbo. Résultat de ce petit jeu à la fois anachronique et navrant : les chefs de l’armée venaient de toute la Côte d’Ivoire, y compris du nord.
Alors que « Sam l’Africain » avait évoqué les morts de l’hôtel Ivoire causés par l’armée française en 2004, le commandant de gendarmerie a fourni des détails précis sur l’implication de Paris et de l’ONU dans la guerre de 2011. Il a affirmé que les militaires français et les casques bleus de l’Opération de maintien de la paix de l’ONU en Côte d’Ivoire (ONUCI) avaient activement aidé, fin mars 2011, les troupes de Ouattara à s’emparer de plusieurs villes, dont celle de Duékoué (Ouest).
Les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) de Ouattara, alors essentiellement composées des rebelles des Forces nouvelles, ont d’abord essayé de prendre seules la ville, a raconté Abehi. Mais les Forces de sécurité et de défense (FDS, armée régulière) les ont repoussées. C’est à ce moment-là que la France et l’Onuci ont « pilonné les premières positions FDS, fait sauter le verrou et permis » aux FRCI « d’évoluer jusqu’à Duékoué ». Or, dans les heures qui ont suivi leur entrée dans la ville, les FRCI ont tué deux jours durant au moins 800 civils, dont de nombreux enfants et personnes âgées (notre article précédent ici).
Cette partie du témoignage de P.0321 pèse évidemment très lourd : s’il est fidèle à la réalité (il existe des récits similaires), il signifie que l’armée française et l’ONU sont complices de crime contre l’humanité. Jusqu’ici, les tueurs de Duékoué, facilement identifiables, n’ont d’ailleurs pas été poursuivis par la CPI.
Ceci explique-t-il cela?
Le militaire ivoirien a également révélé qu’il y avait eu, le 8 avril 2011, après trois jours de combats à Abidjan, un cessez-le-feu négocié entre un chef FRCI, Koné Zakaria, et le patron de la gendarmerie, le général Edouard Kassaraté. Mais la France n’a pas tenu compte de cet accord et a bombardé, le 10 avril, à Abidjan, le camp de gendarmerie d’Agban, où vivaient des familles de gendarmes. Au moins une adolescente a été tuée, selon le témoin qui a indiqué aux juges son nom et son âge.
Malgré son importance, on aurait pu ne rien savoir de la déposition de ce témoin, écouté toujours attentivement par les juges. Car plus le procès avance, plus le procureur multiplie les demandes de huis clos. Celui qui a précédé P.0321 à la barre, et qui était le chef des renseignements sous Laurent Gbagbo, a ainsi été entendu quasi intégralement sans public, à la demande du procureur. Les Ivoiriens ignorent donc ce qu’il a déclaré aux trois juges de la Chambre de première instance.
Ces derniers ont d’ailleurs fait un incroyable cadeau au procureur, mi-juin. Ils ont pris une décision sans précédent à la CPI, qui a mis fin au principe de publicité des débats pour les témoins dits « protégés », c’est-à-dire les témoins dont l’identité doit rester confidentielle pour des raisons de sécurité. Concrètement, cela signifie, selon la CPI, que désormais : « 1- La diffusion publique de la procédure et la publication des transcriptions seront retardées jusqu’à la fin de la déposition du témoin et jusqu’à ce que l’ensemble du témoignage ait été revu et expurgé si nécessaire. Ensuite, les enregistrements et les transcriptions vidéo expurgées seront mis à la disposition du public. (…) 2- Le Greffe reçoit l’ordre de recueillir pour chaque visiteur dans la galerie publique le nom complet et la nationalité. Toute personne refusant de fournir cette information ne sera pas admise dans la galerie du public. De cette façon, toute violation de la confidentialité doit être contenue et suivie. »
Officiellement, ces mesures inédites ont été prises à cause… d’utilisateurs des réseaux sociaux. Les juges accusent des bloggeurs de chercher à savoir qui sont les témoins qui défilent à la cour, en lançant des débats sur le sujet. Il faut préciser que sur les treize témoins à charge entendus entre janvier et juillet, seuls quatre, dont Sam l’Africain, deux Occidentaux et un cadre du parti au pouvoir en Côte d’Ivoire, ont témoigné à visage découvert.
Tous les autres ont été entendus sous le statut de « témoins protégés » : leur nom n’a pas été donné, leur visage a été flouté et leur voix transformée. Tout cela à la demande du procureur, et parfois contre la volonté des témoins eux-mêmes : quand l’un d’eux a demandé, en pleine audience, à apparaître à visage découvert, le procureur s’y est opposé. Dans un procès similaire qui se tient à Abidjan contre Simone Gbagbo, l’épouse de Laurent Gbagbo, les témoins à charge sont pourtant entendus sans que leur identité ne soit protégée et ils n’ont pas eu de problèmes. C’est plutôt un témoin à décharge qui a des difficultés : Antoinette Meho, 60 ans, militante du parti de Gbagbo, a été emprisonnée en août, accusée entre autres « d’atteinte à la sûreté de l’État ».
Les bloggeurs « ont perturbé la procédure de manière significative », ont affirmé les juges, sans donner plus de précisions. Une chose est sûre : les mesures de protection de la CPI sont tellement peu performantes ou inadaptées au contexte que le public ivoirien a toujours réussi à trouver l’identité des témoins entendus, et ce dès les premières heures de leurs auditions. En début de procès, la CPI avait d’ailleurs elle-même livré – par inadvertance, selon la version officielle – le nom de plusieurs des 138 témoins de l’accusation. Aucun des concernés n’a cependant été victime d’acte de représailles depuis.
Les défaites successives du procureur
Les équipes de défense de Gbagbo et Blé Goudé ont bien sûr contesté la décision des juges, qui bafoue le droit des deux accusés, garanti par le Statut de Rome, d’avoir leur cause « entendue publiquement ». « Les juges n’expliquent jamais en quoi les spéculations sur Internet sur l’identité des témoins protégés constitueraient un risque réel et concret pour la sécurité de ces témoins. Ces spéculations sont normales en raison de l’importance du procès et de l’opacité qui l’entoure aujourd’hui, et l’existence de telles spéculations ne saurait remplacer une véritable évaluation du risque concret qu’encourrait un témoin », a argué l’équipe d’avocats de Gbagbo. Elle a aussi rappelé : « Toutes les chambres de la CPI ont estimé que les mesures de protection des témoins devaient être exceptionnelles, justifiées au cas par cas, et ne pas porter aux droits de la défense. » Les juges ont cependant maintenu leur décision. Les protestations des avocats se sont arrêtées aux portes de la CPI.
C’est justement Abehi, alias P.0321, qui a inauguré, début juillet, les nouvelles règles. Pendant son audition, qui a duré plusieurs jours, le site Internet de la CPI indiquait : « Retransmission indisponible. Images disponibles ultérieurement ». Cela n’a pas empêché les Ivoiriens de deviner, par recoupement, que c’était lui qui témoignait, et ce dès la première heure… La CPI a attendu fin juillet pour mettre à la disposition du public une partie des vidéos de son audition: elles sont à voir ici.
Depuis, Abehi n’a toujours pas réintégré la prison militaire. On peut se demander comment la CPI va désormais assurer sa sécurité, quand on sait que l’ONU elle-même n’a pas été capable d’assurer celle de Gbagbo, après son arrestation en avril 2011 : le représentant spécial de l’ONU en Côte d’Ivoire n’avait pas réussi à faire respecter un accord passé avec Ouattara, qui prévoyait que Gbagbo serait protégé par des casques bleus pendant sa détention dans le nord de la Côte d’Ivoire. Pendant près de huit mois, un ex-chef de guerre sous sanctions de l’ONU depuis 2006 pour crimes graves a pris avec ses hommes la place des casques bleus.
Avec un témoignage comme celui d’Abehi, on comprend sans peine pourquoi le procureur fait tout pour que le procès se déroule sans public et sans publicité. Jusqu’ici, aucun de ses témoins ne l’a aidé dans son entreprise. Ceux qui se voulaient vraiment à charge ont été facilement déstabilisés ou pris à défaut par les équipes de défense. Il est ainsi apparu que l’un d’eux, Joël N’Guessan, actuel porte-parole du parti politique de Ouattara, avait produit plusieurs versions différentes d’un même événement d’avril 2011 dont il se dit victime – et qui n’a aucun rapport avec les charges pesant contre Gbagbo ou Blé Goudé.
N’Guessan s’est en outre montré peu coopératif avec la défense : il a refusé de répondre à plusieurs de ses questions. Il n’a pas voulu, par exemple, s’exprimer sur les liens entre la France sous Jacques Chirac et le Burkina Faso sous Blaise Compaoré, qui a été tout au long des années 2000 le principal soutien des Forces nouvelles et de Ouattara en Afrique de l’Ouest.
Un autre témoin à charge, ex-chercheur de Human Rights Watch (HRW), Matt Wells, s’est lui aussi abstenu de répondre à de nombreuses interrogations de la défense, et dans d’autres cas a fourni des réponses embarrassantes. Il a notamment affirmé ignorer des aspects pourtant essentiels de la crise postélectorale, qui a été au centre de plusieurs de ses rapports.
– Vous ne saviez pas que Youssouf Bakayoko (président de la commission électorale indépendante qui a joué un rôle clé lors de la présidentielle) était un proche allié de Ouattara ?, lui a par exemple demandé Emmanuel Altit, avocat principal de Gbagbo.
– Non, a répondu le chercheur.
Avant son audition, les avocats de Blé Goudé avaient obtenu qu’il ne soit interrogé que sur des faits auxquels il a assisté en 2010-2011 (Wells n’a fait que de brefs séjours en Côte d’Ivoire, où il s’est rendu pour la première fois à la mi-2010, d’après ses déclarations). L’équipe de défense de Blé Goudé, dirigée par Geert-Jan Knoops, reproche à HRW d’avoir fait preuve de partialité depuis l’accession de Gbagbo à la présidence, en 2000, et d’avoir publié des rapports qui lui étaient systématiquement défavorables. C’est sur ces rapports que le procureur s’est en grande partie appuyé pour construire son récit des événements en Côte d’Ivoire.
Wells a d’ailleurs lui-même reconnu, pendant son audition, avoir rencontré, après 2011, le bureau du procureur à douze reprises, ainsi que les avocats de Ouattara, mais jamais ceux de Gbagbo, malgré les demandes exprimées par ces derniers. Il est utile de préciser que l’on sait que HRW est en grande partie financée par le milliardaire américain Georges Soros, qui est un ami de Ouattara et un soutien très actif de la CPI.
À suivre: l’aveuglement des médias français sur la Côte d’Ivoire
Médiapart Afrique – Par Fanny Pigeaud