crédit photo : Omar Bongo (au centre) et le président du Zaïre Mobutu Sese Seko (à gauche), le 30 septembre 1980 après une rencontre à l’Elysée avec Valéry Giscard d’Estaing. Photo Pierre Guillaud / AFP
Questions à… Samperode Mba Allogo : diplômé et passionné d’histoire, journaliste créateur des «Notes d’histoire du Gabon», une histoire citoyenne 2.0 du Gabon sur Facebook.
De Omar à Ali, (lire «Les Gabonais ont conscience que le pays amorce un tournant historique pour son avenir» la famille Bongoest aux rênes du Gabon depuis 1967 : quelle place occupent donc les forces et partis d’opposition depuis 1945 ?
Le parti unique instauré en 1968 et qui a duré jusqu’en 1990, pendant 22 ans est la seule parenthèse dont le Gabon aurait pu et voulu se passer. Car cette période a transformé les relations qui existaient entre les Gabonais et la politique en plus d’avoir permis la prise en otage de la démocratie par un groupe d’hommes et de femmes liés tantôt par un parti, le PDG (Parti démocratique gabonais), tantôt par le sang. De sorte qu’au lendemain de la fin de cette période sombre qui a donné lieu à toutes les dérives possibles, la pratique de la politique par les professionnels et aussi par les populations n’a plus jamais été la même qu’avant.
Avant le 12 mars 1968 qui consacre la naissance du PDG et l’établissement du parti unique, l’opposition avait une place prépondérante dont l’action a été mise à mal par Léon Mba qui a fait l’expérience d’une opposition forte pendant plusieurs années.
C’est en 1945 que le Gabon, à l’instar des autres colonies françaises, connaît une libéralisation de la vie politique. Emile Issembé fonde cette année-là le premier parti autochtone, le Parti Démocrate Gabonais (PDG). Et moins d’une année plus tard, en 1946, Jean-Hilaire Aubame fonde l’Union Démocrate et Sociale Gabonaise (UDSG). Les premières élections qui permettent de désigner les premiers conseillers (députés locaux) et les représentants du Gabon à Paris vont consacrer l’UDSG comme «Parti au pouvoir» puisque cette formation va occuper les trois sièges: Mathurin Anghiley au Sénat, Jean-Hilaire Aubame à l’Assemblée Nationale et René Paul Sousatte à l’Union Française (1).
L’UDSG va également dominer la représentation locale et fédérale. Et jusqu’en 1958, malgré l’alliance entre Léon Mba et Paul Gondjout autour du Bloc démocratique gabonais (BDG) de Léon Mba, l’UDSG restera le parti majoritaire. En 1958, les choses changent. C’est l’UDSG qui devient le parti d’opposition quand le BDG, grâce à des pratiques peu orthodoxes prend les rênes du pouvoir. Et jusqu’en 1967, année du décès à Paris de Léon Mba, l’UDSG sera dans son rôle de parti d’opposition. Elle le joue parfaitement lors de la crise institutionnelle de novembre 1960, puis lors du coup d’Etat de 1964 où nombre de ses membres participent au gouvernement provisoire puis lors des différentes élections législatives et présidentielles.
Léon Mba a été le premier à remettre en cause le rôle de l’opposition, acceptant mal cette donne politique. Le visage de l’opposition a changé sous cet effet. Certains opposants ont rapidement quitté le pays et fondé des mouvements de libération (le cas de Germain Mba, Marc Saturnin Nang Nguéma, Pierre-François Obiang Bilié et Gaubert Obiang), d’autres ont été contraints à l’exil ou aux travaux forcés.
Quand Léon Mba meurt, l’opposition existe dans la clandestinité. Et le pays est donc divisé. Au lieu de réhabiliter l’opposition et la démocratie, Albert-Bernard Bongo crée le parti unique. Et l’action de l’opposition est dès lors sanctionnée par la prison, l’élimination physique, l’exil, la suspension de salaire. Il faut être pédégiste (néologisme issu du PDG ndlr) et rien d’autre. C’est en cela que le Morena (Mouvement de Redressement National) est la plus belle page de l’histoire politique du Gabon. Car, en 1981, quand ce mouvement prend forme, ses membres fondateurs savent qu’ils risquent tout. Luc Bengone Nsi qui était directeur de la dépense au Trésor, par exemple, perd son poste et en est réduit à faire «le clando» (transport périurbain ou transurbain illégal, ndlr) pour nourrir ses enfants. Mais c’est grâce à la résistance des membres de ce Morena (Nzoghé Nguéma, Moubamba Nziengui, Abbé Noël Ngwa, Mbah Bekale, Oyon’Abaa et autres), arrêtés et condamnés à la prison et aux travaux forcés, que la démocratie revient. Elle revient parce que l’opposition a continué aussi d’exister à l’extérieur avec des prélats comme l’Abbé Joseph Mintsa et le père Paul Mba mais aussi d’autres comme Adrien Nguemah et Pierre Mamboundou.
Pendant la période du parti unique, une élection présidentielle était pliée d’avance puisqu’il n’y avait qu’un candidat. Et quiconque émettait l’idée de lui faire de l’ombre pouvait craindre pour sa vie. Germain Mba en a fait la douloureuse expérience en 1971, puisqu’il en est mort.
En1990, c’est le retour du multipartisme et de la démocratie. L’opposition se reconstitue. Et elle est faite essentiellement d’anciens opposants qui ont connu le temps de la «véritable démocratie» au Gabon. Il y a donc au sein de cette opposition une haute idée de la démocratie. Et c’est cela qui va permettre d’avoir une conférence nationale libre qui va donner naissance à une nouvelle république dans laquelle le rôle de l’opposition est reconnu. Il est vrai que les apparatchiks du parti unique n’ont pas vite jeté l’éponge, il n’était pas question de renoncer aussi facilement à des avantages acquis et au pouvoir. Les menaces et des «éliminations physiques», des fraudes lors des différentes échéances qui ont suivi se sont multipliés. Finalement une forte corruption du «personnel» politique s’est installée, car, malheureusement, un trop grand nombre de leaders était pauvre, démuni, affamé et même en fin de vie. Il y avait bien sûr des idéalistes. Mais ils n’ont pas tenu longtemps face aux appels du régime, notamment après la victoire in extremis ou «usurpé» d’Omar Bongo en décembre 1993.
Jusqu’à la fin de sa vie, Omar Bongo a «tenu» l’opposition qui avait alors droit à des privilèges, notamment des postes de ministres et à des mallettes. Peu n’ont pas succombé. Luc Bengono Nsi est une exception notable. Mais un nombre très important a cédé, sachant qu’il était peut-être condamné à ne pas accéder au pouvoir véritable.
Depuis 2008, la configuration de l’opposition est autre. Elle est faite de personnes qui n’ont pas nécessairement faim et qui sont capables de supporter la fin de privilèges qui étaient les leurs. Et il y a, semble-t-il, une volonté d’alternance chez ceux-là qui ont fait le régime actuel et qui estiment peut-être que la volonté du peuple est plus forte que leurs intérêts personnels. Il y a donc une renaissance, depuis 2009, de l’opposition politique au Gabon.
En regardant l’histoire de l’échiquier politique gabonais sur le temps, on pourrait penser que la cloison entre pouvoir et opposition est moins manichéenne que ce que ne laissent deviner les apparences. Qu’en est-il vraiment ?
Si nous revenons sur les trois périodes que nous avons évoquées précédemment, à savoir l’avant, le pendant et l’après du parti unique, les relations entre le pouvoir et l’opposition changent considérablement. Avant le parti unique, le pouvoir incarné par Léon Mba (issu du Bloc Démocratique Gabonais) s’est radicalisé très vite. Après le coup d’Etat Institutionnel de novembre 1960, Léon Mba a tenté de réunir autour de sa seule personne les forces vives de la vie politique. L’objectif était d’éliminer politiquement ses adversaires politiques les uns après les autres. Le premier était Paul Gondjout (d’ailleurs le patron du BDG). Le gouvernement de l’Union Nationale avait permis à Léon Mba de «catalyser» Jean-Hilaire Aubame, René Paul Sousatte (ancien lieutenant d’Aubame et fondateur du PUNGA) et d’autres ténors comme François Meye ou Eugène Amogho. Après les avoir «usés», il les sort du gouvernement et décide de ne plus discuter ni négocier, ayant en tête d’éliminer Aubame comme il l’avait déjà fait avec Gondjout. Il faut rappeler que Léon Mba et Jean-Hilaire Aubame avaient des liens forts. Le second avait été élevé par l’abbé Jean-Urbain Obame (premier prêtre fang, mort en 1934 pendant l’exil en Oubangui Chari de Léon Mba), frère aîné du président. Léon Mba estimait donc que Jean-Hilaire Aubame lui devait le respect dû à un père, et dans la tradition fang, c’est le père qui commande. Après le coup d’Etat de 1964, Léon Mba réussit à se débarrasser de Jean-Hilaire Aubame grâce à un procès des «putschistes» devant une cour dirigée par Léon Augé et qui comprenait entre autres André Mintsa, Polycarpe Joumas et Aristide Issembé. Léon Mba avait déjà évoqué l’idée d’un parti unique. Il estimait que le Gabon «naissant» n’avait pas besoin de plusieurs têtes sinon il ne progresserait pas. L’idée a été mise à nue et rejetée par Aubame et Sousatte en 1963. C’est donc ce rêve qu’Albert Bernard Bongo a réalisé en 1968.
Pendant le règne du parti unique, l’opposition ne devait pas exister. Et il n’y a rien d’autre à dire que ce que nous avons dit, c’est-à-dire que l’opposition aurait totalement sombré sans ses antennes extérieures et sans la détermination, sur le territoire, des leaders du Morena ou des personnes comme Agondjo, Djohou-Boma et Rendjambé.
Après la fin du parti unique, les relations entre le pouvoir et l’opposition ont été plus chaleureuses. Après la Conférence nationale de 1990, Omar Bongo a compris qu’il était préférable pour lui de collaborer avec cette opposition pour l’intégrer dans son système de gestion des affaires et de créer «ses» opposants, le tout étant rythmé par des promotions et des dons susceptibles de changer les vies des bénéficiaires. En cela Paul Mba Abessole, Mapangou Mucani Muetsa, Divungui di Ndingue, Serge Mba BEkale, Simon Oyon’Abaa et bien d’autres sont considérés comme des «collabos». Avec eux, c’était le temps de «la convivialité politique».
La mort d’Omar Bongo en 2009 a mis fin à cette forme de collaboration entre le pouvoir et l’opposition. Il y a eu avec sa disparition comme un affranchissement. Les anciens opposants comme André Mba Obame sont revenus à leurs premiers amours. Le pouvoir actuel clame que c’est la perte des privilèges qui fait partir les anciens barons du PDG pour former une opposition nouvelle. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a de profonds désaccords. Presque tous assument l’héritage (combien désastreux) d’Omar Bongo Ondimba et beaucoup d’entre eux auraient pu continuer à jouir des biens du pays. Mais il y a effectivement que tous considèrent que les fondements de la démocratie établis en 1990 sont tous en péril. Et puis il y a une forme de prise de conscience et une volonté de corriger aussi les erreurs du passé sur lesquelles surfent les tenants du pouvoir actuel.
Les relations sont donc très tumultueuses. Il faut relever à toutes fins utiles que les longues années de pouvoir d’Omar Bongo ont permis de créer des liens indestructibles entre les familles «dirigeantes». Il y a eu des mariages entre les Bongo et les Myboto, entre les Gondjout et les Chambrier, par exemple. Jean Ping, rappelons-le, a eu des enfants avec Pascaline Bongo. Ali Bongo a eu un enfant dans la famille de Jean-François Ondo Ndong. Et il y a beaucoup d’autres exemples. Les familles se tiennent entre elles, les clans aussi et finalement les tenants du pouvoir ont des intérêts dans l’opposition et des opposants «radicaux» ont des intérêts dans le régime en place. Il est difficile de faire la part des choses. Cela n’est pas si mal en situation de crise car les leaders politiques des deux camps auront souvent tendance à rechercher le consensus.
Que représentent Jean Ping et les forces d’opposition aux élections présidentielles de 2016 ?
Jean Ping est entré dans l’opposition à un moment où celle-ci commençait à manquer cruellement de figure de proue. Il y avait certes les Eyeghe Ndong, Myboto, Oyé Mba et Moukagni Iwangou mais l’absence, pour cause de maladie, de Mba Obame André et la mort prématurée de Pierre Mamboundou privaient cette opposition «nouvelle» d’un leader capable de porter son étendard. Jean Ping, fidèle parmi les fidèles d’Omar Bongo, beau-fils de ce dernier, ancien président de la commission de l’Union Africaine et dont on imagine le portefeuille plein, a rapidement rassemblé autour de lui, détruisant au passage la base de l’UN dont il a tiré un groupe nommé «Les Souverainistes». En deux ans, celui qui a rappelé à juste titre qu’il est le frère de Pierre Agondjo (Premier avocat et leader politique qui a subi les affres du parti unique et codirigé l’opposition à partir de 1990) et de Joseph Rendjambé (Universitaire et membre influent de l’opposition, pièce maîtresse de la conférence nationale de 1990 assassiné au lendemain de cette même conférence) a démontré que lui non plus n’a pas peur.
Ces derniers mois Jean Ping, porté par des stratèges politiques, a réussi deux paris : conquérir l’électorat fang présenté comme rebelle et qui a souvent donné au régime ses détracteurs les plus virulents et rallié à lui, il y a deux semaines, en pleine campagne, les autres mentors de la présidentielle, c’est-à-dire Casimir Oyé Mba, candidat de l’Union nationale (parti fondé par André Mba Obame et Zacharie Myboto) et Guy Nzouba Ndama, président de l’Assemblée Nationale pendant 20 ans. Dans cette «Galaxie Ping» se retrouvent ceux et celles qui ont «conçu» et mis en place le système politique actuel gabonais. Les anciens comme Eloi Chambrier et Jean-Marc Ekoh mais aussi des personnalités comme Léon Paul Ngoulakia, René Ndémézoo, Louis-Gaston Mayila, Michel Menga, Divungui di Ndingue et Paulette Missambo qui connaissent le Gabon pour l’avoir dirigé pendant des décennies.
C’est donc une coalition qui donne à l’opposition une autre image et une autre force. La preuve en est que la présidentielle de samedi dernier est certainement la plus indécise depuis 1993. Pour la première fois, le parti au pouvoir se plaint de fraude. Les chiffres rendus publics jusqu’à dimanche donnaient très peu de chances à Ali Bongo Ondimba de l’emporter. En d’autres termes, c’était la première fois depuis 1993 et le «Hold-up» électoral d’Omar Bongo, que l’alternance politique avait un sens pour les Gabonais.
Du point de vue historique, cette élection est la première où un candidat de l’opposition prétend avoir largement battu le candidat du parti au pouvoir. Souvent les écarts annoncés n’ont jamais dépassé les dix points. L’équipe de Jean Ping annonçait avoir obtenu plus de 60% des voix contre un peu plus de 30% pour Ali Bongo. Ce sont des chiffres absolument hallucinants qui ont eu le mérite de mettre le PDG dans un état assez inhabituel. Autre élément à souligner, les observateurs ont indiqué que le scrutin avait eu lieu dans le calme. Mais les Gabonais ont toujours voté dans le calme. En 1966, malgré les intimidations faites aux membres de l’opposition, le vote s’est déroulé dans le calme. En 1993, 1998, 2005 et 2009, toujours dans le calme. Les troubles sont souvent intervenus après la proclamation des résultats qui n’ont pas souvent correspondu à la vérité, selon l’opposition. Dernier élément, le taux de participation. Depuis le retour au multipartisme, le taux d’abstention n’a cessé de croître.
1993 a vu un taux de participation important parce que les Gabonais croyaient en l’alternance après avoir vu comment au Bénin et au Centrafrique ça avait bougé. Mais la déception fut grande. En 1998 et 2005, les citoyens ne sont pas allés au vote. Mais en 2009, il y a eu un retour aux urnes. Les conditions de préparation du scrutin de cette année et la difficulté de l’opposition à choisir rapidement un candidat et à définir un projet de société commun plus tôt ont impacté sur les inscriptions sur les listes électorales. Mais au finish, ce sont 628 000 personnes qui étaient appelées aux urnes. Le taux de participation a finalement été plus élevé que ce que l’on aurait imaginé.
Quoi qu’il en soit, la vie politique au Gabon sera toute autre au lendemain de cette élection présidentielle.
(1) L’Union française est l’organisation politique de la France et de son empire colonial créée par la Constitution de la Quatrième République. Elle regroupe la métropole, les départements et territoires d’outre-mer, des territoires associés (sous mandat) et des États associés (sous protectorat).
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