Ils vivent depuis des années loin du pays de leurs parents. Ambitieux, pugnaces, décomplexés, ils se sont chacun fait un nom dans leurs domaines respectifs. Parfois même, ils se piquent de politique. Rencontre avec ces hommes et ces femmes qui ont osé et réussi.
Cette success-story n’est pas la sienne, mais Jean-Paul Djoumessi la raconte à l’envi : « C’était en 2007. Le groupe Pinault adoptait une démarche inattendue, contraire aux usages : aller chercher sur le continent un cadre noir à haut potentiel pour lui confier, à Paris, la direction générale de l’une de ses divisions. À 48 ans, le Camerounais Richard Nouni prenait ainsi les rênes de CFAO Technologies, un pôle composé de dix filiales et de 1 210 collaborateurs dans 22 pays. Depuis 2012, il est également membre du comité de direction générale du groupe et rayonne autant en Afrique qu’en France. »
La réussite, une priorité
Lui-même patron d’un groupe de quelque 400 salariés, Djoumessi voit en Nouni la quintessence de la diaspora camerounaise en France : elle est là où on ne l’attend pas. Dynamique, elle ose et réussit ce qu’elle entreprend. Grâce à des profils parfois très pointus, elle est présente dans presque tous les secteurs d’activité et tous les milieux – médias, finance, entrepreneuriat, médecine, sport, etc.
Offensive, elle franchit dans bien des cas le fameux plafond de verre sans avoir besoin de le crier sur les toits. Elle n’aspire qu’à s’insérer et à adopter tous les codes du pays d’accueil, revendiquant au passage une qualité de vie en adéquation avec son statut, loin de tout misérabilisme. La diaspora camerounaise n’est pas numériquement la plus importante, mais c’est l’une des plus actives et des plus visibles de l’Hexagone.
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Immigration d’études
Le secret de cette communauté atypique ? Le fait qu’elle soit le fruit d’une immigration d’études, contrairement aux diasporas malienne et sénégalaise, issues d’une immigration de travail, selon Pierre Kamdem, professeur à l’université de Poitiers et membre d’un laboratoire spécialisé dans les migrations internationales.
En 1945, la France crée l’Office national de l’immigration. Sa mission : acheminer sur son sol la main-d’œuvre étrangère dont elle a besoin pour se reconstruire après la Seconde Guerre mondiale. Des bureaux s’ouvrent dans les principaux pays pourvoyeurs d’ouvriers, favorisant une migration circulaire : des Maliens débarquent, travaillent sur une période déterminée et repartent avec un pécule, vite remplacés par de nouveaux arrivants.
Dès le début des années 1960, c’est le pays d’Afrique subsaharienne qui envoie le plus d’étudiants dans l’Hexagone
Le Cameroun n’est pas concerné par cette politique, qui se poursuit jusqu’au milieu des années 1970. En revanche, au lendemain de l’indépendance, Yaoundé offre à ses ressortissants la possibilité de se former à l’étranger.
Selon des données de l’ex-Direction de la prospective et de la planification de sécurité nationale en France, dès le début des années 1960, c’est le pays d’Afrique subsaharienne qui envoie le plus d’étudiants dans l’Hexagone, la parité étant, par ailleurs, déjà respectée.
Recul de la prise en charge étatique
« Jusqu’au milieu des années 1970, les Camerounais ne s’inscrivent pas dans un parcours d’immigration, explique Pierre Kamdem. Ils n’aspirent qu’à se former et à retourner au pays, en l’absence de leviers favorisant leur installation sur le territoire français, comme pour les Maliens et les Sénégalais. » D’ailleurs, une fois rentrés, ils sont systématiquement recrutés dans la fonction publique. Les rares qui restent sont pétris d’idéologie et plutôt très cultivés.
C’est donc sur ce vivier d’intellectuels que la diaspora s’est d’abord constituée. Elle s’est ensuite étoffée à la faveur de la crise économique au Cameroun, qui a conduit Yaoundé à stopper progressivement les recrutements de boursiers de retour de formation, puis à arrêter définitivement d’octroyer des bourses. Mais sur plus de trois décennies, l’État, seul ou en partenariat avec d’autres pays, a permis à des générations de Camerounais de suivre un cursus en France.
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Si aujourd’hui médecins, ingénieurs, comptables et informaticiens viennent de tous les pays d’Afrique subsaharienne, ils ont été longtemps surtout originaires du Cameroun. « En matière de compétences, Sénégalais, Ivoiriens et Camerounais se détachent nettement. Mais ces derniers présentent la particularité de couvrir la plupart des domaines, et notamment les sciences », affirme Didier Acouetey, président d’AfricSearch, cabinet de conseil en recrutement.
Un puissant ancrage
Ces dernières années, la communauté camerounaise s’impose comme celle qui retourne le moins s’installer dans son pays d’origine. Elle a aussi enregistré le plus grand nombre d’entrées en France entre 2000 et 2013 et le plus grand nombre de naturalisations en 2013 et 2014. « Depuis qu’ils peuvent à leur tour s’ancrer sur place, grâce notamment au regroupement familial, les Camerounais s’affirment et montent en puissance, se révélant plus aptes que d’autres à comprendre la société dans laquelle ils vivent et à en utiliser les différents leviers pour se positionner », poursuit Pierre Kamdem.
« Je n’ai jamais vu de Camerounais avoir froid aux yeux », plaisante Didier Acouetey. Un professeur de rang magistral qui a souhaité conserver l’anonymat confirme mettre un point d’honneur à frapper à toutes les portes, même celles dont on peut redouter qu’elles refusent de s’entrebâiller.
Il raconte avoir obtenu son poste en concourant contre sept collègues blancs. « Des âmes bienveillantes avaient tenté de m’en dissuader, m’expliquant que ça ne servait à rien. J’ai passé outre à leur conseil et grand bien m’en a pris. Je ne veux pas être ce bon immigré qui délaisserait l’entrepreneuriat pour le social parce qu’on le lui ordonne. »
Lutte contre l’exclusion
Responsable d’une entreprise de sécurité, Rémi Franklin les juge parfois arrogants : « Lors de recrutements, je me garde bien de dire à un Camerounais qu’il sera vigile. Ils préfèrent le terme de “physio” : détecteur de personnes louches dans un endroit donné. »
Didier Acouetey prend leur défense : « On ne peut pas leur reprocher de s’opposer à un mécanisme d’exclusion qui se met en place. Ils sont dans une société dont ils veulent explorer toutes les potentialités et ne veulent pas être classés dans une catégorie qui les stigmatise. C’est une attitude décomplexée qui peut agacer, mais ce n’est pas de l’arrogance. Et toute la force de ces Camerounais réside dans leur confiance en eux. »
Réussites individuelles
À voir les réussites de cette diaspora, on pourrait croire que ses membres se fréquentent et se soutiennent. Mais il s’agit avant tout de réussites individuelles. « Les deux tiers des membres de l’Association des pharmaciens africains de France sont camerounais. Mais, souvent propriétaires de leurs officines, ils ne se sont pas donné le mot pour constituer une espèce de ghetto et ne se cooptent pas », assure Élie Nkamgueu, dentiste et président du Club Efficience, à l’origine du Gotha noir – un Who’s Who.
Les Camerounais ne se mobilisent presque jamais pour l’un des leurs
De même, « les Camerounais ne se sont pas entendus pour truster les médias, car il n’y a pas de point commun entre Constant Nemale et Amobé Mévégué, ni entre Denise Epoté Durand et Marie Roger Biloa, assure Didier Acouetey. Pourtant, aucune autre communauté subsaharienne n’y est autant représentée. »
« Croire que la diaspora se serre les coudes serait un leurre : elle est la moins solidaire de toutes, soutient Pierre Kamdem. Bien qu’ils disposent de tous les outils pour se faire entendre, les Camerounais ne se mobilisent presque jamais pour l’un des leurs. » Il cite en contre-exemple la forte implication de la communauté malienne après le décès, en juillet en région parisienne, du jeune Adama Traoré, lors d’une interpellation policière.
Des difficultés à agir ensemble
De la même manière, il est quasi impossible d’identifier des projets conduits par la diaspora dans son ensemble. Contrairement aux Maliens, qui se réunissent autour de projets communs destinés à leur pays d’origine, la diaspora camerounaise n’a pas d’association capable de fédérer tous ses membres. Et c’est là tout le défi qui l’attend : apprendre à agir ensemble, afin que ses actions soient efficaces et durables.
« Chacun conduit son projet de son côté, on fait mille choses et, du coup, on n’atteint pas le seuil d’efficacité nécessaire pour peser. On est inexistant, regrette Élie Nkamgueu. Pour que l’action ait un réel impact, il faut réunir 500 à 1 000 personnes. Cela exige un travail de longue haleine. Et suppose un lien entre la diaspora intellectuelle et celle dite de base, arrivée après les années 1990 pour « se chercher » – concrètement, pour travailler.
Hélas, pour les Camerounais, rompre avec la communauté est un signe extérieur de réussite. L’autre défi est de maintenir en vie les rares structures qui se créent. Ce n’est qu’à ce prix qu’on transmettra aux générations à venir des projets qui tiennent. »
En faveur d’un changement politique
Individualistes, les Camerounais ? Une chose est sûre, ils restent toujours fortement attachés à leur pays. Pour preuve, la seule évocation de son nom suscite des débats enflammés. On la dit majoritairement du côté de l’opposition, mais, curieusement, elle n’hésite pas à faire le pied de grue pendant des heures pour rencontrer le président Paul Biya lors de ses visites.
Comme ce jour de février 2013, où le chef de l’État leur avait posé un lapin au pavillon d’Armenonville, à Paris. Il est vrai qu’ils l’attendaient sur un sujet majeur : la double nationalité, interdite au Cameroun. À l’inverse, elle ne se prive pas de manifester pour protester contre sa politique, comme en décembre 2013 à l’hôtel Le Meurice.
Déjouant la vigilance des services de sécurité, les membres du Collectif des organisations démocratiques et patriotiques des Camerounais de la diaspora (Code) avaient manifesté leur hostilité à leur président, exigeant la libération de prisonniers politiques et l’alternance.
Des occasions sans doute trop rares pour cette diaspora. Alors elle se passionne pour des changements politiques qui sont des miroirs inversés de son impuissance vis-à-vis du palais d’Etoudi. Elle s’est fortement impliquée dans le débat ivoirien, prenant fait et cause pour Gbagbo.
Puis pour le Libyen Kadhafi. Comme si les Camerounais, qui disent vouloir s’exprimer en France par leurs seules compétences, ne parvenaient pas à taire leur ressentiment contre la Françafrique et à vaincre leur phobie de l’intrusion de l’ex-puissance coloniale dans les affaires africaines. Exaspérée par l’immobilisme du régime Biya mais très soucieuse d’une sorte d’indépendance politique du continent, tel est le paradoxe de cette diaspora.
L’Allemagne, du protectorat à la terre d’accueil
Ingénieur formé en Allemagne, David Mola, 45 ans, se lance en 2003 avec 30 000 euros de capital. Au bout de deux ans, MSI Mola Solaire International GmbH, son entreprise basée à Duisbourg et spécialisée dans la fabrication de cellules photovoltaïques, réalise 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. Et dès 2008, elle atteint 50 millions. Il faut dire qu’entre-temps le jeune entrepreneur s’est diversifié dans la thermie solaire, l’énergie éolienne, la bioénergie, l’énergie hydraulique…
Comme lui, ils sont près de 12 000 ingénieurs d’origine camerounaise à travailler et vivre en Allemagne, qui se retrouvent au sein d’une association, Verein Kamerunischer Ingenieure und Informatiker. Et comme lui, beaucoup sont arrivés en tant que boursiers de l’État. Ils se sont adaptés facilement car, dans l’ancien protectorat germanique qu’est le Cameroun, l’allemand est enseigné comme troisième langue dès le collège.
Diplômes en poche, certains sont rentrés au pays mais n’ont pas trouvé de travail à la hauteur de leurs qualifications et sont revenus. Les générations récentes ont bénéficié d’une réforme initiée à la fin des années 1990 par l’ex-chancelier Gerhard Schröder, qui permet aux étudiants étrangers de disposer d’un délai de 18 mois à la fin de leurs études pour trouver du travail s’ils souhaitent s’établir dans le pays.
C’est aussi grâce à cette politique que l’on compte de nombreux médecins camerounais en Allemagne, à l’image d’Ivo Azeh, oncologue à Essen et président de l’association Camfomedics, qui regroupe 300 d’entre eux.